Chapitre 2

C’était un beau mois de juillet : il faisait doux pour la saison, et les arbres avaient gardé une belle couleur ; sous leurs ombres, on pouvait s’arrêter afin de s’y rafraîchir, mais les conversations sous les frondaisons étaient moins qu’heureuses : la guerre. La guerre grondait, se préparait ; les troupes allemandes viendraient aider l’Empire d’Autriche à mettre la Serbie au pas ; l’ignoble attentat de Sarajevo ne resterait pas impuni, entendez-vous ? Oui, mais l’Empire de Russie allait-il rester sans rien faire, les Serbes étant des Slaves ? Tout cela a été fomenté, c’est sûr… L’annexion de 1908 avait été très mal gérée…
Sophie entendait les rumeurs, lisait les journaux, parlait avec le vicomte Matthias et la vicomtesse Gabriella, réfléchissait, priait. Le domaine von Laudon, dans la région de Gratz, serait-il épargné ? Qu’allait-il arriver au domaine des Vengels, du côté de Salzbourg ? Les combats se déploieraient-ils jusque-là ? Au fur et à mesure que les jours passaient, les nouvelles paraissaient plus sombres encore : le président français, Poincaré, s’était rendu en Russie ; l’ultimatum rédigé par les Autrichiens et revu par les Allemands avait été refusé par la Serbie.
Et le 28 juillet, ce fut le bombardement de Belgrade, suivi par la mobilisation générale en Autriche-Hongrie. Sophie était bouleversée. Elle apprit aussi qu’un homme politique français, Jean Jaurès, favorable à la paix, était assassiné le 31 du même mois. Quelques pays avaient déclaré leur neutralité, mais les autres avaient choisi leur camp. Le conflit s’étendait.

Un soir du début du mois d’août, elle regardait les portraits et photographies de ses parents, qu’elle avait pris en retournant à Vienne, avec l’autorisation du notaire. Joséfa et Pieter avaient aussi retrouvé un peu de leur correspondance, qu’ils lui avaient fait parvenir, et, souvent, elle lisait, mettait en ordre les différentes lettres, apprenant la francophilie de son père, découvrant avec joie qu’ils commençaient leurs missives par : “Ma Louise chérie” et “Mon Franz adoré” ; ces démonstrations d’affection la ravissaient, sans qu’elle sût pourquoi. Elle avait fait encadrer deux photographies : une de ses parents, côte à côte, sans doute après leur mariage, et une autre, où ils tenaient cette fois un nourrisson ; c’était la seule photo trouvée où ils étaient représentés tous trois.
Elle continuait de donner ses leçons à Walter et Liese, et discutait souvent avec le couple Vengels de la suite probable des événements :
“Ils ont mis le feu à la sainte-barbe et s’étonnent que le bateau coule, s’emporta le vicomte Matthias.”
Lui-même réformé pour inaptitude physique - un mauvais coup de sabot, il y a quelques années, avait failli lui perforer les poumons et il portait un corset depuis -, on l’avait pour l’instant placé dans l’armée de réserve ; il n’en était pas heureux, mais savait sa femme et ses enfants rassurés, aussi en prenait-il son parti. Il se rendait à différents Ministères pour effectuer de menues tâches, et revenait passablement irrité des conversations entendues, belliqueuses et bornées.
Durant le mois d’août, le Saint Père, le pape Pie X, mourut ; le couple et la jeune fille en furent abattus : ils avaient espéré que le Saint Siège soit assez stable pour ramener à la raison tous les décisionnaires va-t-en-guerre, mais hélas, il fallait maintenant attendre une nouvelle élection pour envisager quelle aide pourrait venir de ce côté-là. Les journaux annonçaient des avancées spectaculaires des troupes allemandes en France, et Sophie était désolée que ses compatriotes français eussent tant de pertes. La lecture des échanges épistolaires entre ses parents la faisait se sentir de plus en plus francophile, et le rôle de l’Allemagne dans ce conflit lui paraissait abominable, au fur et à mesure de ce mois d’août.
La première semaine de septembre, elle reçut un télégramme du notaire, Maître Rebsen :
“Aucun autre héritier - stop - êtes pleine propriétaire - stop - Dieu vous garde - stop -” Elle montra le message aux Vengels, leur demandant conseil ; ils lui enjoignirent de rester avec eux, pour être à l’abri, mais Sophie ne pouvait se résoudre à abandonner le domaine, et plaida plutôt pour qu’ils l’aident à le gérer intelligemment. La rente touchée par la tante, qui lui échouait, était assez coquette, aussi le vicomte Matthias lui présenta ce qu’il pensait :
“Embauchez un intendant, payé par une partie de cette somme ; cela couvrira aussi les frais de vos deux domestiques. Le régisseur pourra vous conseiller pour gérer et exploiter ces terres, et vous pourrez vous former plus méthodiquement avec un expert.”
Ils l’aidèrent à chercher, publiant une annonce dans les journaux, et se présenta un tout jeune homme, claudiquant, au front haut et déjà quelque peu dégarni ; il n’avait pas de références à proprement parler, mais son propre père l’avait formé et il proposa qu’on le prît à l’essai, sans gage, pendant deux mois. Markus Klammer - tel était son nom - leur plut : il était un peu contrefait, mais avait l’esprit vif et sagace ; il comprenait avant qu’on ait fini d’expliquer, mais laissait aller son interlocuteur au bout du raisonnement. Quand Sophie lui montra les titres de propriété - des copies envoyées par le notaire -, il expliqua quel était, selon lui, le potentiel des terres :
“Une forêt est un excellent point de départ pour une exploitation : bois de chauffe, bien sûr, mais on peut aussi en faire de la charpenterie ; il y a des pâtures en friche, il faut les louer et les faire fructifier par des paysans locaux en échange d’un intéressement sur les récoltes, ou sur les bêtes qu’on peut y faire paître. La rivière n’est pas à négliger non plus : un drainage intelligent permettrait une irrigation plus simple et régulière des terres agraires. Les bénéfices ne seront pas visibles dans l’immédiat, mais, en deux ans, on peut transformer tout cela et avoir une certaine rentabilité.”
Ils reçurent deux autres candidats, mais qui ne leur plurent pas autant que le jeune Klammer ; à l’unanimité, ils le choisirent, malgré son manque d’expérience, mais le vicomte Matthias s’étant renseigné sur la famille, ils étaient très rassurés : la probité de la famille Klammer était quasi-proverbiale, et ils connaissaient bien leur métier. Markus était le plus jeune fils, et avait été réformé, du fait d’un pied bot handicapant.
Les Vengels la prièrent de rester avec eux quelques temps encore, le temps de retrouver une préceptrice ; elle accepta, et partit simplement une semaine au domaine, avec le jeune Markus, accompagnée d’Hannah, afin de le familiariser avec le domaine. Pieter et Joséfa, prévenus, et sur ordre de Sophie, avaient ouvert l’une des chambres d’amis pour le jeune homme ; elle-même avait réclamé sa propre chambre, incapable de s’installer dans celle où avait demeuré sa tante.
Elle lui montra tout ce qu’elle pensait lui être utile, et il opinait, disant qu’elle avait effectivement deviné juste. Il était délicat dans ses questions, sans vanité ni impatience dans ses réponses ; Pieter et Joséfa louaient ses manières courtoises et acceptèrent bien vite l’arrangement : Markus resterait ici, le temps que Sophie revienne, la tenant régulièrement au courant des avancées effectuées ; elle lui donna toute latence pour la gestion, ayant vu avec lui les grandes lignes des projets.
Elle revint à Vienne avec Hannah, et le mois de septembre s’écoula, avec son lot de nouvelles, plus ou moins angoissantes. L’élection de Benoit XV fut pour Sophie et les Vengels une bouffée d’espoir, hélas vite retombé, car le Saint Père semblait tiède dans ses appels à la paix. Chaque jour, on attendait des nouvelles du front, et chaque jour, une moisson de morts remplaçait celles qui auraient dû être faites dans les champs.
Les Vengels et Sophie s’inquiétaient de la suite des événements, mais s’attachaient à n’en rien montrer à Walter et Liese ; ils commencèrent les recherches pour trouver une préceptrice, et ne trouvèrent la bonne candidate qu’à la fin octobre. La jeune fille profitait des dernières heures avec les enfants, car ils lui manqueraient beaucoup, ainsi que le couple Vengels. Elle s’était attachée à eux, et le sentiment était réciproque. Ils savaient que leurs relations étaient maintenant amicales et demeureraient fidèles, quoi qu'il arrive par la suite.
Le jour de son départ, elle eut du mal à retenir ses larmes, ainsi que les petits et la Vicomtesse Gabriella. Le Vicomte Matthias lui enjoignait de leur demander tout ce dont elle aurait besoin dans cette nouvelle vie, et ils se promirent une correspondance régulière et des visites aussitôt que possible. Elle partit cette fois sans domestique, mais dans un compartiment qui lui était entièrement réservé ; les contrôleurs reçurent ordre de veiller sur la Baronne von Laudon, et ce titre tinta étrangement aux oreilles de la jeune fille.
Installée dans le train, elle était très émue : un chapitre s’achevait, un autre commençait, et elle savait qu’elle allait devoir travailler dur, mais la tâche ne lui faisait pas peur. Une certaine hâte emplissait son cœur, se disant qu’elle pourrait ainsi faire le bien autour d’elle : il y aurait de nouveaux emplois, et elle se réjouissait des bonnes œuvres qu’elle pourrait accomplir une fois les bénéfices réguliers.
À son arrivée, Pieter était là, toujours fidèle au poste. Quand elle arriva au domaine, elle constata avec plaisir que Markus avait bien travaillé : trop humble dans ses lettres, elle ne se rendait pas compte de tout ce qu’il avait réellement accompli. Il avait fait entretenir les allées, et les réparations les plus urgentes avaient été effectuées. Elle lui demanda comment il s’y était pris : avait-il emprunté ?
“Surtout pas, Madame, - bien qu’ils aient à peu près le même âge, il l’appelait ainsi -, l’emprunt est globalement une mauvaise chose, selon moi. J’ai simplement laissé les ouvriers se servir en bois ; j’avais choisi les emplacements adéquats où les arbres étaient trop resserrés, ou simplement tombés. Pour l’instant, je n’ai fait que louer les pâtures, car la friche y est bonne, aussi le bétail y est très bien. Les locataires moissonneront la paille bientôt et la feront sécher pour du fourrage, nous toucherons un dividende sur les ventes. Et quelques parcelles sont déjà prêtes pour des semailles tardives : de l’orge, de l’avoine et du seigle, notamment. Il faut penser à l’hiver qui se prépare ; le mieux est de viser l’autarcie d’abord, puis de songer à s’agrandir.
- S’agrandir ? s’étonna Sophie.
- Absolument, Madame, mais c’est là du plan à long terme… Pour l’instant, il faut surtout concentrer nos efforts pour les mois à venir, qui seront sombres, j’en ai peur.
- Hélas, oui. La mobilisation générale ne vous empêche-t-elle pas de trouver des saisonniers ?
- Leurs épouses et leurs filles se présentent à leur place, Madame. Sans compter qu’il y a des hommes encore, trop vieux pour le service, ou réformés - comme moi -, et il ne faut pas négliger les adolescents, évidemment ; pour l’instant, c’est suffisant : nous verrons dans un an.”

Au début de leur séjour, les domestiques dînaient avec M. Klammer, mais Sophie insista pour ne pas être laissée seule à table : c’était par trop déprimant. Elle supplia tant et si bien qu’ils prirent ensuite leurs repas tous ensemble, sans distinction de positions.
“Sans vous, mes bons amis, je serais incapable d’accomplir quoi que ce soit, avait dit la jeune baronne. Il est normal que ces repas soient un moment de partage et de paix.”
Grâce à la clarté d’esprit de M. Klammer, l’automne, puis l’hiver passèrent au domaine sans qu’ils souffrissent de pénuries. Quelques hommes revinrent pour des permissions, d’autres pour leurs convalescences. On n’osait poser trop de questions en les voyant, hâves et austères, et on priait pour ceux qui repartaient après leurs congés, espérant leurs retours. On priait aussi pour certaines familles, hélas, déjà endeuillées.
Sophie se forma près du médecin pour aider à donner les soins pendant tous ses temps libres ; elle avait demandé aux bonnes volontés de venir apprendre aussi les rudiments, et, quand un jour, un formateur de la Croix Rouge se présenta au village, il trouva des infirmières déjà prêtes ou presque. Il leur montra d’autres techniques, pour des plaies qu’elles n’avaient pas encore rencontrées, leur laissa de la littérature de vulgarisation médicale, et partit vers un autre hameau.
Un jour de la fin février 1915, alors qu’elle revenait après des soins donnés à un malade, elle coupa par les bois, qui, bien qu’exploités, restaient tels qu’elle les aimait. Le jour commençait à décliner et les derniers rayons de la journée illuminaient sa chère forêt. Elle remerciait intérieurement Dieu de toutes les grâces qui lui étaient accordées : la clairvoyance de Markus, la prévenance de Pieter et Joséfa, et la correspondance avec les Vengels, tous en bonne santé et en sécurité. Le plus dur doit être passé avec l’hiver, sans doute, se disait-elle ; la guerre prendra fin, cette année sûrement. Tout ira mieux, alors, et nous pourrons sérieusement songer à l’avenir.
Elle se sentait fatiguée de cette journée, aussi marchait-elle plus lentement qu’à l’accoutumée. Elle eut l’impression d’entendre des branches bouger, mais se dit que c’était un animal quelconque ; il n’y avait pas de sangliers, par ici, elle n’était de toute façon pas en danger. Au détour d’un sentier, dans la semi-pénombre, elle aperçut une flamme de briquet : une grande silhouette se tenait là, qui allumait une cigarette, assez maladroitement, d’ailleurs.
Elle fit semblant de tousser pour annoncer sa présence, quelque peu effrayée de croiser quelqu’un ici à cette heure. Et elle entendit alors cette voix suave et distinguée qu’elle avait cru ne plus jamais entendre :
“Ah, mais voilà une petite primevère annonciatrice du printemps, dit-il.”
En s’approchant, elle vit qu’il avait un bras en écharpe, ce qui expliquait sa maladresse plus tôt, et que toute sa main était entourée de bandages.
“Capitaine ! Vous, ici ? Et blessé !
- Il faudra vous habituer à m’appeler bientôt commandant, au train où vont les choses, je vais sûrement avoir une promotion pour mes exploits et blessures.
- Que s’est-il passé ?
- La France est moins avenante que ses boissons ne le laissent supposer ; nos positions - sur une crête - ont été bombardées, avant d’être attaquées, mais nous avons repoussé l’assaut, à force… Comme vous le voyez, je n’en suis pas sorti indemne, mais ils n’ont pas réussi à prendre tout ce qu’ils convoitaient.”
Il parlait d’un ton égal, presque mondain, comme s’il racontait ses impressions sur un livre ou un spectacle.

“Et donc je suis ici pour ma convalescence, mais j’attendais d’être plus remis avant de vous rendre visite.
- Et la… Je veux dire, Madame Olstrik se porte-t-elle bien ?
- Comment, Madame Olstrik ? Ma mère est décédée, j’en ai peur.
- Mais la Comtesse Eszter Pálffy… Votre fiancée…
- Eszter ? Vous avez réellement cru que j’allais l’épouser ? Je suis bien navré que vous ayez été dupe, notez que vous n’étiez pas la seule… Mais, voyez-vous, je ne l’ai laissé s’approcher que pour mieux atteindre son père…
- Expliquez-vous, dit-elle nettement.
- Lorsque le cavalier menace un pion, il vise en réalité le roi. Je ne vous cache pas mes intentions : je voulais avoir des entretiens sérieux avec le comte Pálffy, et le moyen le plus rapide, c’était sa fille. Le comte est un homme influent, notamment sur le reste de la noblesse hongroise. Il fallait qu’il m’écoute. Eszter a cru - comme vous, comme beaucoup - que j’allais l’épouser, mais cela n’a jamais été mon intention ; je le lui ai signifié plusieurs fois, j’ai voulu cesser de la voir, mais elle a fait des scènes…”
Il s’arrêta, l’air agacé : visiblement, les souvenirs étaient vivaces.

“Elle a menacé alors de me faire tomber en disgrâce auprès de son père. La pauvrette, dit-il, amusé. Elle croyait avoir une quelconque influence dans ce jeu… Toujours est-il qu’elle est partie dans une colère noire, mais son père a préféré m’écouter, moi. Voyez-vous… - il tira une longue bouffée de sa cigarette et parut réfléchir - j’avais des ordres. Il fallait que les hongrois nous suivent dans cette guerre. Pour les autrichiens, c’était facile, mais nous avions besoin des deux peuples.
- Si ce que vous me racontez là est vrai, vous tombez grandement dans mon estime, dit Sophie, livide.
- Vous pouvez penser ce qui vous plaît, répliqua-t-il, haussant les épaules mais gardant un visage impassible. Je ne peux tout vous révéler, mais… disons que notre but n’est pas celui auquel vous pensez.
- Comment cela ?
- Peut-être comprendrez-vous plus tard. Je me fie à votre jolie tête bien faite, astucieuse petite fleur, ajouta-t-il, son sourire ironique revenu. C’est une partie complexe, mais nous sommes décidés à faire échec et mat.
- Qui est ce “nous” dont vous parlez ? Quel est ce but ?
- Il n’est pas encore temps pour vous de le découvrir, mais j’ai idée que vous ferez ce cheminement intellectuel plus vite que d’autres.”
Il marqua une pause, et Sophie, sonnée des révélations faites, se tut. Elle réfléchissait, mais se sentait trop nerveuse pour aboutir à un quelconque début de piste.
“Alors, cela règle-t-il la question de mes prétendues épousailles avec cette petite pintade ? Je dois avouer qu’elle était fort divertissante, par certains côtés, mais je n’ai jamais aimé la coquetterie ; quant à son intellect… ne parlons pas du néant.
- Elle semblait si proche de vous… Si amoureuse, surtout.
- Elle a cru, je ne sais comment, que je lui montrais une inclination ; elle m’a dit plusieurs fois être esclave de l’amour qu’elle me portait…”
Il paraissait à nouveau très amusé au souvenir des paroles de la petite comtesse.
“Pourtant, toutes ces sorties, avec elle, à Vienne…commença Sophie.
- Eh oui, elle avait assez d’astuce pour réussir à m’inviter, me faisant miroiter l’arrivée d’un de ses amis haut placé, voire de son père. C’est ainsi que vous m’avez vu à l’opéra pour “Orphée” : elle n’avait invité que moi, tout en me disant le contraire. Elle faisait des confidences à des amis ayant des contacts journalistes, d’où les rubriques mondaines, tout affolées par ces ragots. Elle pensait me piéger, mais ce fut elle qui se retrouva ridicule, à la fin.
- Quel égoïsme… Quel cynisme… dit Sophie d’une voix blanche.
- Elle s’intéressait beaucoup à vous, savez-vous ? continua-t-il, semblant ne pas avoir entendu. Elle était follement curieuse d’en savoir plus sur vous ; elle enrageait de vous voir toujours si jolie, quelles que soient vos toilettes et votre mise. Elle avait peur de vous, bien sûr.
- Pourquoi donc aurait-elle eu peur ? s’étonna Sophie.
- Vous ne comprenez donc pas, que je vous aime ? Que je vous ai aimée depuis ce premier jour, depuis cette première valse ? Dans mon cœur où je croyais l’hiver installé pour toujours, vous avez fait entrer un printemps indestructible, inextinguible, malgré tous mes efforts pour l’annihiler. Votre innocence, votre bonté d’âme, votre charme sans coquetterie, m’ont ému et émerveillé, mais je ne pouvais pas encore comprendre ce que cela signifiait. Et puis, en vous connaissant mieux, votre esprit, votre courage, et votre résilience n’ont fait que renforcer ma fascination. Toutes les larmes que vous avez versées étaient autant d’épées qui me transperçaient. J’ai combattu ces sentiments au mieux, mais ne peux plus lutter, à présent. Je rêve de vous voir me sourire, de voir votre regard confiant posé sur moi. Vous m’avez envoûté, ensorcelé. Je vous aime comme jamais je n’ai pensé pouvoir aimer. Chaque instant passé près de vous s’est gravé dans ma mémoire, et jusque dans mon âme ; chaque jour loin de vous m’était une torture, un insupportable supplice, que seul apaisait mon espoir de vous revoir. Je vous aime, je n’ai aimé que vous, je n’aimerai jamais que vous. Vous régnez sur tout mon être.
- Je ne vous crois malheureusement pas capable d’amour, capitaine, après ce que vous m’avez raconté, répondit-elle, très calme au dehors. Cet engouement vous passera.
- Je sais que vous m’aimez aussi, chère petite fleur… commença-t-il.
- J’ai aimé un homme que je croyais généreux, loyal et franc, sous des dehors impassibles et parfois hautains. De toute évidence, il n’a jamais existé. Ou bien vous l’avez tué.”
À ces mots, Olstrik eut le souffle coupé, comme si elle l’eût giflé. Il frappa un tronc de son poing valide, la colère le submergeait. Il lui tournait le dos, et quand il parla, ses épaules s’affaissèrent, et il prit un ton très différent de celui qu’il avait jusqu’ici : faible, presque plaintif.
“Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Si seulement vous saviez… Mais je ne peux rien vous dire, et vous me traitez… comme vous me voyez, évidemment : un être abominable.”
Elle restait interdite, n’osait rien dire ni rien faire. Il se redressa soudain de toute sa hauteur, et se retourna, son visage à nouveau impassible :
“Une punition cruelle mais juste, j’imagine. En ce cas, je vous quitte, Mademoiselle la baronne. Puissiez-vous trouver le bonheur, quelle que soit l’issue de cette guerre.
- Quant à moi, je vous souhaite de trouver la paix. Adieu, capitaine.”

Il s’en alla d’un côté et elle de l’autre ; complètement désarçonnée par cette déclaration, ébahie par les quelques révélations qu’il lui avait faites, Sophie n’avait qu’une envie : monter dans sa chambre et réfléchir à son aise. Elle rentra et dit seulement à Joséfa qu’elle ne souperait pas, et qu’elle se retirait déjà pour dormir, car elle se sentait exténuée. Dans sa tête, deux idées s’entrechoquaient : l’une, extatique (“Il m’aime ! Il n’aime que moi ! Il l’a dit !”), l’autre, furieuse et passionnée (“Il a aidé à fomenter la guerre ! Il a joué avec la pauvre Eszter ! Il a joué avec moi, aussi ! Il ne peut aimer personne d’autre que lui !”).

Elle s’assit sur son lit, le visage dans les mains. Elle se décida à sortir tous les cadeaux qu’Olstrik lui avait offerts et qu’elle avait jusqu’ici remisés dans un carton, dans le fond de l’armoire. Elle n’avait pas pu se résoudre à s’en débarrasser, même en ayant cru Olstrik fiancé, et maintenant…
“Il dit m’aimer, songea-t-elle, mais il en est incapable ; il n’a pas hésité à se servir d’une autre femme, à la ridiculiser pour atteindre l’oreille d’un homme influent. “Notre but”… “Nous avions besoin des deux peuples”… “nous sommes décidés…” : de qui parle-t-il ? Combien sont-ils à tremper dans ce complot ? Quel est leur but ? Que faire ? Dois-je en parler aux Vengels ? Seraient-ils aussi dans cette machination ?
Ça y est, je deviens folle, je suspecte tout le monde, j’imagine le pire…”
Son regard se posa sur les différents présents d’Olstrik et son cœur bondissait de joie, malgré tout, elle ne parvenait pas à se raisonner :
“S’il ne m’aime pas, il a bien fait semblant. Moi-même, j’étais - je suis ? - amoureuse. Je ne m’en rendais pas compte. Mais il l’a vu… Il m’a dit n’aimer que moi…”
Elle rougit quand elle se rendit compte de ses réflexions :
“Il n’était pas sérieux, je n’ai été qu’une distraction pour lui. Et j’ai cru aimer un homme très différent de ce qu’il est réellement. Pourtant…”
Elle repensa au coup de poing, aux épaules affaissées du Capitaine.
“Il veut que je le comprenne…”
Soudain furieuse :
“Il veut que je le comprenne et ne m’explique rien ! Que veut-il que je découvre avec les quelques fragments d’indices qu’il m’a laissés ?!”
Puis, à nouveau joyeuse :
“Il a confiance en mon intelligence…”
Se morigénant :
“La flatterie est mauvaise conseillère, il n’a dit ça que pour se jouer de moi. Je dois être pour lui une petite marionnette fort amusante.”
Elle finit par s’endormir, oscillant toujours entre la félicité d’être aimée et la colère qu’il lui mente, cherchant la raison et le bon sens dans toute cette agitation. Le lendemain, elle s’éveilla, la lutte toujours présente, jusqu’à cette admonestation :
“C’est un renard : beau parleur et manipulateur. Sa bouche est emplie de poison, je dois oublier ses mots.”
Et elle y parvint plus ou moins, mais semblait moins gaie qu’auparavant ; les trois autres crurent que c’était du fait des nouvelles de la guerre, car de fait, les mois suivants semblaient tout aussi sombres : la Russie avait avancé, l’Italie s’était rangée du côté de la France et de l’Angleterre, et les hommes qui revenaient - quand ils pouvaient revenir - semblaient des fantômes aux yeux vides. Les blessés étaient nombreux, et Sophie ne pouvait qu’imaginer les soldats français atteints des mêmes plaies.
Elle priait, réfléchissait, et, vers la fin de mars, sa décision fut prise : elle en parla avec Markus, Pieter et Joséfa lors du dîner.
“Je compte m’engager comme infirmière pour la Croix Rouge, annonça-t-elle.
- Vous allez créer un hospice ici ? demanda Markus.
- Non, je vais aller en Belgique, ils ont besoin de volontaires ; on y soigne indifféremment les hommes de toutes nationalités.
- En Belgique ! hoqueta Joséfa. Mais…
- C’est une folie, Mademoiselle, déclara Pieter.
- Vous souhaitez rester neutre dans ce conflit, Madame, dit Markus avec sa perspicacité habituelle. J’ai peur qu’on vous force à terme à choisir un camp si vous vous rendez trop près des combats.
- Alors je choisirai en connaissance de cause, s’il le faut, répondit-elle. Mais je suis fermement résolue à me rendre là-bas pour aider. Je ne peux rester inactive ici.
- Vous n’êtes pas inactive du tout, protesta Joséfa.
- Je vous aime tous beaucoup, riposta Sophie en secouant la tête, mais je sens que ma place est là-bas. Je dois m’y rendre, je pourrai soulager plus de monde qu’ici.”
Elle partit à la mi-avril, laissant M. Klammer gestionnaire plénipotentiaire du domaine ; elle avait transmis un testament au notaire, où ses héritiers seraient les deux domestiques, M. Klammer et les Vengels. Elle leur avait écrit la nouvelle, espérant qu’ils comprendraient son choix, mais la réponse n’était pas arrivée encore. Elle prit le train pour Bruxelles, avec une valise et un panier de provisions. Elle avait cousu son argent dans son jupon et les trois jours de voyage lui parurent longs : elle était dans un compartiment où les voyageurs montaient et descendaient, et un jeune homme avait cherché à engager la conversation avec elle, de façon insistante, quand un couple âgé était intervenu :
“Vous importunez Mademoiselle, déclara le vieil homme.
- Vraiment, je vais appeler le contrôleur, abonda son épouse.”
Le jeune homme partit et Sophie remercia ses sauveurs, qui restèrent avec elle une partie du voyage. Elle arriva à la gare de Bruxelles, vers onze heures du matin, un peu fatiguée, anxieuse et prit un fiacre pour se rendre au bureau de la Croix Rouge belge, ne connaissant pas l’adresse. Le cocher l’y amena, et elle entra dans le bâtiment, cherchant où aller ; elle finit par trouver un bureau où on lui demanda en allemand ce qu’elle venait faire :
“Je viens aider pour soigner les blessés.
- Papiers d’identité, je vous prie, lui demanda le petit homme d’un air las.
- Les voilà, j’ai aussi un certificat de formation par la Croix Rouge, je peux être opérationnelle dès demain.”
Le visage de l’homme s’éclaira :
“Une excellente nouvelle, en effet ; quelles langues parlez-vous ?
- Allemand, français, anglais.
- Pour cela aussi, c’est une bonne chose, on manque de traducteurs ; on vous demandera souvent de servir d’interprète, mais aussi de rédiger les lettres des blessés qui n’en sont plus capables.
- En revanche, je ne sais pas où loger, je viens d’arriver par le train.
- Nous avons des foyers pour nos infirmières : ce n’est pas le grand confort, mais c’est gratuit et proche de l’hôpital central. Je vais vous y faire conduire après agrément de votre certificat, même si vous avez l’air honnête, je dois vérifier.
- Bien entendu.”
Et, plus tard, une fois tout en ordre, on lui présenta une infirmière, une dame d’une quarantaine d’années, un peu forte, au visage doux et placide, qui lui montra où se trouvait le foyer, lui montra la chambrette sous les combles où elle dormirait, lui indiqua tout ce dont elle avait besoin : les sanitaires, la cuisine commune, où prendre des draps et serviettes, fournis par l’armée, et lui dit de s’installer.
“Je loge ici aussi, lui dit Line Van Dael, nous irons ensemble, demain, je vous montrerai.
- Merci mille fois, lui répondit Sophie.
- Je dois vous prévenir dès maintenant que ce que vous allez voir est… atroce. Préparez-vous au pire.”

Le lendemain, Sophie et Line se rendirent ensemble à l’hôpital, et la jeune fille reçut l’uniforme des infirmières : une blouse, une cornette, une cape. Line étant là depuis le début de la guerre, quasiment, elle connaissait tous les médecins et se retrouvait sans difficulté dans les dédales de couloirs.
“Vous commencerez par changer les pansements avec moi dans la grande salle ; ensuite, nous écrirons pour les soldats qui souhaitent envoyer une lettre. Pour le début, pas de salle d’opération, c’est un choc trop grand. Peut-être dans un mois ou deux.”
Sophie suivait Line et d’autres infirmières qui s’étaient jointes à elles, jusqu’à une grande salle emplie de lits, brancards et matelas ; l’odeur était épouvantable : le sang, la sueur, le camphre, les excréments, tout se mélangeait et devenait pestilence.
Elle suivit vaillamment Line, qui lui expliqua :
“Nous allons faire ensemble une rangée de lits, vous me montrerez ce que vous savez faire. Je vais m’occuper du premier patient pour que vous voyiez comment on procède.”
Et Line s’approcha d’un blessé, regarda la fiche qu’il avait : c’était un français, les jambes réduites à deux moignons qui cicatrisaient mal, vu la couleur des bandages. Sophie observa cette dame énergique prendre une voix douce, expliquant ce qu’elle allait faire, au blessé, qui semblait jeune, malgré ses yeux éteints. Avec des gestes méticuleux et lents, presque tendres, Line changea les pansements, refit le lit, retapa les oreillers, mais le jeune homme ne réagissait pas : il semblait hébété et incapable de comprendre.
“Cela arrive souvent, expliqua Line à voix basse. Ils arrivent mutiques, et puis, après, ça dépend : certains retrouvent la parole, d’autres ont des crises. On ne sait plus quoi faire pour soulager, parfois.”
Elle avait un ton monocorde mais douloureux, de toute évidence, elle était malheureuse de ne pouvoir aider davantage ; Sophie comprit alors le cœur d’or que possédait cette femme, et se jura de l’imiter en tout.
Elles soignèrent plusieurs blessés, leur parlant français, allemand ou anglais, selon les cas ; certaines plaies étaient encore impressionnantes, d’autres moins. Au fur et à mesure de la rangée, Sophie ne pouvait qu’imaginer l’horreur vécue par ces hommes pour arriver dans ces états.
“Et encore, ceux-là ont survécu et ont été opérés, se dit-elle.”
Après avoir fini de panser, Line proposa à Sophie de sortir dans le jardin :
“Vous êtes toute verte, ma grande, mais je vous tire mon chapeau : vous n’avez pas vomi. Généralement, c’est ce qui arrive.
- Un peu d’air me fera du bien, car j’ai réellement la nausée, mais si je pense bien fort à autre chose, cela va passer…
- Vous êtes vaillante, sous vos airs de fleur-des-prés, si vous me passez l’expression. Cette volonté vous servira beaucoup ici.”
Elles sortirent quelques minutes, puis se rendirent à une autre salle, où elles allaient servir de secrétaire ou d’interprète selon les besoins. Plusieurs soldats des deux camps se trouvaient là, certains debout, d’autres dans des fauteuils, et elles se rendirent auprès de chacun. Sophie eut un coup au cœur en voyant le visage d’un des soldats : il lui manquait une partie de la moitié inférieure de la mâchoire, ce qui rendait son élocution à peine compréhensible. C’était un français, et Sophie faisait tous les efforts possibles pour deviner ce qu’il souhaitait écrire, et l’homme la remerciait en lui tapotant le dessus de la tête quand elle tombait juste, émettant un borborygme qui devait être son rire.
Elle avait passé près d’une dizaine d’heures à l’hôpital - avec un court déjeuner - quand elle sentit qu’elle ne pourrait plus rien faire, et le dit à Line :
“Madame, je ne tiens plus.
- Nous allons rentrer, vous vous en êtes bien tirée, ma grande.”
Une fois qu’elle eût dîné, Sophie tomba sur le lit et s’endormit en pleurant. Les jours suivants passèrent, elle prit le pli de cette nouvelle routine et son amitié avec Line se renforçait. Elle aussi était catholique, et avait voulu entrer dans les ordres, puis était devenue institutrice - “Dieu m’appelait ailleurs, apparemment, dit-elle avec philosophie” - et avait répondu aux premiers appels de la Croix Rouge belge, en octobre 1914.
Les semaines passaient, où Sophie s’habituait aux plaies béantes, à l’odeur méphitique, aux crises de hurlements, aux adieux que les soldats lui dictaient, à ceux qu’on ne parvenait pas à sauver… Elle envoyait régulièrement des nouvelles au domaine et recevait des réponses encourageantes : tous s’en sortaient bien ; elle correspondait toujours avec les Vengels : le vicomte Matthias était à Vienne, tandis que la vicomtesse et les enfants s’étaient rendus en Suisse quelque temps.

En revanche, elle ne s’habituait pas à l’omniprésence de l’armée allemande et à la toute puissance apparente qu’ils exerçaient : couvre-feu, fouilles de domicile, violences, quasi-pillage de tout ce que les habitants possédaient. Plusieurs fois, elle avait été arrêtée par des patrouilles, et son passeport autrichien l’avait sauvée ; elle était gênée de l’insistance des officiers qui l’abordaient sous couvert de vérifier son identité - elle avait même dû s’inventer un fiancé imaginaire pour se débarrasser d’un sous-lieutenant particulièrement collant - , entendait les soldats la siffler sur son passage, les voyait rudoyer ceux qui n’obéissaient pas assez vite. Vraiment, la Belgique était une martyre, elle aussi, de cet embrasement généralisé. Les journaux mentionnaient - ceux qui n’avaient pas été interdits, du moins, et d’autres que l’on se passait sous le manteau - les arrestations massives d’hommes, de femmes, d’adolescents, soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi ou même de sabotage, et les condamnations à mort qui s’enchaînaient.
Elle avait assisté à l’une des arrestations, un soir, en rentrant de l’hôpital un peu plus tard que d’habitude, et les soldats avaient exigé ses papiers d’identité ; l’un d’eux dit que c’était sûrement des faux.
“Qu’est-ce qu’une jolie petite autrichienne viendrait faire ici ? Vous croyez duper quelqu’un ?
- Ce sont mes vrais papiers, je suis infirmière, dit-elle en leur montrant sa tenue.
- Ah ouais ? Vous êtes venue jusqu’ici pour soigner nos compatriotes, alors ?
- Je viens aider quiconque en a besoin, c’est mon devoir de chrétienne.
- Ben tiens, une bigote, en plus. Allez, au poste, on va vérifier ça.”
Elle protesta énergiquement, mais ils l’emmenèrent ; deux heures plus tard, l’officier chargé de vérifier ses papiers blêmit quand il s’aperçut de l’erreur commise :
“Toutes nos excuses, Mademoiselle la Baronne. Vous comprenez, dans le feu de l’action… Et nous sommes entourés de traîtres, la méfiance est de mise.
- Celui qui lutte pour sa patrie n’est pas un traître, lieutenant, dit-elle fraîchement. Si vous traitiez mieux la Belgique, elle ne se révolterait pas.
- Écoutez, cette méprise est regrettable, mais l’Allemagne ne reçoit pas de leçons de morale quant aux territoires qu’elle occupe. La loi des vainqueurs est très claire.”
Elle ne répondit rien, garda un visage impassible, mais brûlait de lui jeter au visage “qui vit par le glaive périt par le glaive” ou toute autre maxime du même acabit ; or, elle savait qu’il n’était pas prudent de s’emporter ainsi. Prenant le silence de Sophie comme une victoire qu’il avait remportée, l’officier se montra plus aimable :
“Je vous ferai escorter jusqu’à chez vous, on ne sait jamais.
- Bien.
- Vous ne devriez pas rentrer si tard.
- En effet. Je dirai aux blessés d’attendre, en ce cas, ne put-elle s’empêcher de lancer.
- Votre dévouement est admirable, mais ne vous permet pas tout, dit l’officier d’un ton brusque. Bonsoir.
- Bonsoir, lieutenant.”
Elle ne remercia pas le lieutenant, ni les deux soldats qui l’escortèrent et qu’elle laissa fermement à la porte cochère du foyer : ils semblaient avoir pour idée qu’ils viendraient jusqu’à sa chambre. Arrivée enfin près de son lit, elle se rendit compte qu’elle était dans une colère noire : malgré ses efforts, malgré sa charité, dans son âme grandissait un ressentiment nouveau contre les allemands ; sa tante était allemande et elle avait rendu sa vie misérable ; cette guerre était lancée par le Kaiser, Olstrik le lui avait laissé entendre…
En repensant à Olstrik, elle eut un renouveau de colère, envers lui, cette fois, puis envers elle-même, car elle ne pouvait s’empêcher de repenser à sa déclaration, qui restait gravée dans sa mémoire : “Dans mon cœur où je croyais l’hiver installé pour toujours, vous avez fait entrer un printemps indestructible, inextinguible…”. Épuisée physiquement et nerveusement, elle fondit encore en larmes, son cœur empli de fureur et d’une hostilité toute nouvelle pour elle.

Un matin de septembre, de nouveaux blessés avaient été amenés, et toutes les équipes étaient débordées ; les premiers soins effectués sur les champs de bataille n’étaient généralement pas suffisants. Sophie avait été affectée en salles d’opération d’abord : on glissait sur le sang qui s’écoulait des blessures, malgré le sable et la sciure étalés par terre pour éponger, les médecins aboyaient : “Serrez plus fort ! Une compresse ! Bistouri !”, tandis que les patients hurlaient de douleur, de terreur, d’angoisse.
Plusieurs heures durant, on trancha, découpa, tailla, amputa. On manqua d’abord d’anesthésiants, puis de bandages propres, puis d’antiseptique… À la fin, médecins comme infirmières faisaient ce qu’ils pouvaient avec ce qu’ils avaient : on découpa des draps, on lava à l’eau bouillante, et on fit mordre aux soldats un bâton pendant qu’on les opérait. Le bruit était assourdissant, les soins étaient donnés à même le sol, dans les couloirs, un peu partout, le cavalier Chaos laissait les traces de son passage.
Depuis quelques mois, la Croix Rouge belge était administrée par l’Allemagne, et ils avaient ordonné qu’on s’occupât d’abord des soldats allemands et autrichiens, mais les médecins n’avaient pas cédé : ils avaient récité le Serment d’Hippocrate, puis décrété qu’ils continueraient de traiter les blessés par ordre d’urgence.
“L’administrateur en a été bien embêté, lui dit Line à qui l’on avait raconté la scène. Il a alors déclaré qu’ils étaient en territoire occupé et devaient obéir, mais tant qu’ils ne feront pas le tri eux-mêmes à l’arrivée, on fera sans distinction.”
Seulement, l’administrateur allemand tenait l’approvisionnement médical, et c’était là sa vengeance. On eût beau plaider, il n’accepta d’ouvrir les réserves que pour les troupes du Reich et des soldats furent chargés de surveiller que les ordres donnés étaient exécutés par le personnel soignant. Révoltée, Sophie en bouscula un qui lui barrait la route pour vérifier qu’elle obéissait, lui disant froidement en allemand :
“Donnez-moi votre nom, quand vos camarades seront morts, j’enverrai à leurs familles des lettres pour leur expliquer pourquoi je n’ai pas pu les soigner rapidement.”
Le soldat s’écarta, maussade, appréciant peu le ton, mais elle le planta, là, furieuse.


Sophie passa ensuite près des blessés dont on pensait qu’ils ne passeraient pas la nuit : beaucoup voulaient écrire à leurs familles. Plusieurs fois, épuisée, elle se rendit compte qu’elle dormait debout, mais se forçait à continuer. “Plus tard, se disait-elle, on verra plus tard…” Elle arriva près d’un officier français, et, lisant sa fiche : “Vidal…” se demanda pourquoi ce nom lui disait quelque chose. En le voyant, elle se souvint : elle l’avait rencontré avant la guerre, lors du concert de l’ambassadeur ! Mais comme il était changé…
“Commandant Vidal ? demanda-t-elle doucement.
- Oui, Mademoiselle, répondit-il.
- Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi… “
Et elle lui narra brièvement leur rencontre.
“Je me souviens parfaitement, mademoiselle. Vous êtes à moitié de chaque côté, il me semble.
- Oh non, commandant, dit-elle en baissant la voix, je soigne tous ces malheureux sans distinction, mais je prie pour la victoire de la France et ses alliés. Croyez-moi quand je vous dis que je me sens française depuis assez longtemps maintenant.
- Je vous crois, dit-il simplement.”

Et c’est ainsi que Sophie entra dans un réseau clandestin de renseignement, tout d’abord pour rendre service au commandant Vidal, qui survécut miraculeusement à son infection, puis par conviction grandissante, au fur et à mesure qu’elle était témoin des exactions allemandes. Vidal, percevant ses aptitudes en langues et comptant dessus pour aider l’armée française, lui fit d’abord déposer un message secret dans le banc d’une église bruxelloise.
Sophie, d’abord quelque peu hésitante, finit de se laisser convaincre par Line, qui faisait partie du réseau, sous le surnom d’“Héméra” - “C’est la sœur d’Éther, c’est amusant, non ?” lui avait-elle dit - . Elle-même prit pour nom de code “Athéna”, et rencontrant les autres membres du réseau au compte-gouttes, se mêla à un groupe uni et déterminé : par leurs efforts communs, ils firent passer différents messages puis des personnes par la frontière avec les Pays-Bas.
Elle en parla avec le commandant Vidal : 

“Nous sommes quelques-uns à connaître ces réseaux, mais je ralentirais les autres, dit-il à voix basse, désignant sa jambe tavelée par le shrapnel reçu. On avait dû, pour éviter la gangrène, lui enlever une bonne partie des muscles du mollet et de la cuisse, laissant sa jambe à peine plus épaisse que ses os. Mais avec vous, je pourrais traverser, rejoindre mes alliés.”
Ils discutaient à voix basse, et il lui proposa de contribuer à l’effort de guerre plus directement :
“Nous avons besoin de monde en traduction. Vous serez très utile pour l’armée.”

Sous le faux nom de Madeleine Bertillon, avec des papiers fournis par le réseau, elle voyagea donc avec le commandant, ayant envoyé des lettres à ses amis disant de ne pas s’inquiéter d’un silence plus long, car le temps et le papier se faisaient rares. Ils voyagèrent de nuit, aidés par les membres du réseau pour ne pas être repérés, puis par un passeur. Sa jambe douloureuse, Vidal essayait d’avancer au plus vite, soutenu par Sophie pendant une bonne partie du trajet à pied.
Arrivés aux Pays-Bas, ils prirent un paquebot pour l’Angleterre le vingt novembre 1915 et furent accueillis par les services de renseignement britanniques. Vidal demanda à rentrer en France au plus vite, accompagné de Sophie, mais l’Intelligence Service souhaitait former la jeune fille à leurs méthodes, afin qu’elle assurât une liaison supplémentaire :
“Ce sera plus facile pour nous, plus il y a d’agents formés, mieux nous serons informés.”
Pendant que Vidal prenait un peu de repos, elle passa une semaine à Folkestone à suivre différents cours et à passer différents tests, ce qui était assez divertissant, trouva-t-elle. La vie en Angleterre était plus douce qu’à Bruxelles, et elle démontra ses aptitudes haut la main aux agents surpris : langues et codes lui étaient faciles à mémoriser et maîtriser, elle résolut rapidement les énigmes qu’ils lui donnèrent, et, quand ils la formèrent aux rudiments du tir, les formateurs s’aperçurent qu’elle visait étonnamment bien.
“Vous serez un atout non-négligeable, l’informa l’instructeur. L’État-major français gagnera beaucoup à vous avoir.”
Sophie avait hâte de prouver tout ce qu’elle savait faire, et, début décembre, arriva en France avec Vidal. Elle foula le sol de son pays pour la première fois avec émotion, sentant qu’enfin, elle rentrait chez elle. Elle fut recommandée par Vidal, et intégra ce qu’on appelait “le cabinet noir”, à savoir les services d’espionnage et de décryptage des messages. L’officier qui la reçut lui expliqua brièvement ce qu’ils attendaient d’elle :
“Vous serez infirmière au front et irez côté allemand pour soutirer le maximum d’informations et nous les transmettre par code ; on va pouvoir copier vos papiers autrichiens en les modifiant, votre nom est trop reconnaissable, et nous cacherons votre titre. En intégrant le service, je ne vous cache pas que vous prenez de grands risques. On vous refera passer les lignes ensuite, car on aura sans doute besoin de vous ensuite aux services radio du front.”
Il marqua une pause… la considéra quelques instants, et reprit, moins assuré :
“Si vous êtes capturée, nous ne pourrons pas vous sortir de là.
- J’en suis consciente. Je ferai tout pour y échapper, mais ne pourrai vendre personne si je ne connais personne.
- Bien raisonné. Tous ceux que vous rencontrerez donneront leurs noms de code seulement et vous devez faire de même. Les mots de passe changeront souvent, il faudra y prendre garde.
- J’ai compris.”
Elle se sentait implacable, inarrêtable ; d’où lui venait cet aplomb si nouveau ? Toujours est-il qu’elle partit quelques jours plus tard pour le Nord de la France, et on lui fit traverser une forêt qui la mènerait à un hôpital de campagne allemand. Là, elle n’aurait qu’à se présenter avec les certificats de la Croix Rouge belge, dire qu’elle voulait soigner les troupes de son camp, et elle serait admise après quelques temps directement sur les champs de bataille. Elle devrait alors laisser ses oreilles traîner de-ci de-là, et écrirait ses découvertes en code, puis toutes les semaines, déposerait un message, à un endroit nouveau convenu d’un rendez-vous sur l’autre, dans la forêt.
Le passeur lui montra où mettre le premier message, et lui souhaita bonne chance. Elle attendit le matin, puis se dirigea vers la route, dans son uniforme d’infirmière et trouva le campement. La bouche sèche malgré tout et appréhendant tout ce qui pourrait mal tourner, elle se présenta humblement à l’infirmière en chef, lui disant qu’elle revenait de Bruxelles où elle s’était formée, mais qu’elle voulait mieux rendre service à la patrie. La femme, grande nourrice sèche, lui jeta un regard soupçonneux :
“Vous pouvez me dire que vous voulez trouver un mari, vous savez. La moitié des autres sont là pour ça.
- Oh, je serais si contente de trouver un brave pour époux, minauda-t-elle, comme elle avait observé tant de jeunes filles le faire lorsqu’elle se rendait à des réceptions. Mais je viens surtout pour soulager ces malheureux, vous savez, ajouta-t-elle plus sérieusement, l’air ingénu.
- Bon, on va voir ça. On a des baraquements réservés pour nous, je vais vous montrer. Ensuite, vous me montrerez vos compétences.
- Oui, Madame.”
Et elle commença ainsi au bas de l’échelle, mais un chirurgien ayant un jour observé sa dextérité lors de soins à un malade, la prit avec elle :
“On a besoin d’opérer parfois directement dans les tranchées, au prochain combat, je vous emmènerai. Vous n’allez pas vous évanouir comme une gamine, hein ?
- J’aurai peur, mais j’ai l’habitude d’assister pour les chirurgies. Est-on souvent visés lorsqu’on porte secours ?
- Pas vraiment, mais le risque existe qu’un obus se perde. Mais vous resterez avec moi.”
Il avait un air bourru sous sa barbe mal taillée, mais semblait tout de même soucieux du confort des équipes qu’il emmenait avec lui. Quelques jours après leur entretien, ce fut la première expérience de soins directs au combat pour Sophie. Les explosions retentissantes, la boue, l’odeur de sang et de pourriture, elle en eut d’abord le tournis. Ils se rendirent à l’un des abris pour prendre soin des premiers blessés déjà arrivés.
Dans un état second, elle passa plusieurs heures à découper des vêtements pour atteindre les plaies, à bander et panser le plus gros, et des brancardiers évacuaient l’homme juste après. Elle essayait de réconforter ces soldats, leur disant gentiment que tout irait mieux, qu’il fallait rester calme, ne pas s’inquiéter, mais ses mots lui semblaient vides. Après les assauts, une fois le dernier patient évacué, elle s’assit dans l’abri, à même le sol humide et boueux, la tête entre les mains.
“Ah oui, c’est toujours comme ça la première journée. Ensuite on s’habitue... enfin, un peu..., lui dit le chirurgien.
- Je voudrais voir si on a besoin de moi d’une façon ou d’une autre, peut-être que discuter remontera le moral de certains, réussit-elle à dire enfin.
- Bonne idée, je vais vous présenter un peu. Rappelez-moi...
- Sophie Braun.
- Facile à retenir, ça c’est bien.”
Les soldats la dévisageaient sur son passage, mais elle ne se démonta pas, et leur souhaita à tous du courage et bonne chance, ce qu’elle pensait sincèrement. Elle repéra différents abris, mémorisa le plan des tranchées et profitait de ses passages aux toilettes, qui étaient des cabines individuelles pour les infirmières, pour coder les messages qu’elle cachait dans ses dessous et déposait régulièrement comme convenu ; un message déjà déposé lui indiquait où serait la prochaine cachette. Un soir, elle eut une petite frayeur quand une de ses compagnes, lui demanda, espiègle :
“Mais où vas-tu comme ça, parfois, le soir ?”
Prise d’une idée soudaine, Sophie minauda, gloussa un peu, fit la coquette.
“Ooooh, je vois ! Un rendez-vous galant ? Avec qui ?
- On s’est promis de garder ça secret, sinon, ça pourrait le desservir.
- Ooooh, un officier, alors ?
- Peut-être... Je ne sais pas grand chose sur lui, on ne parle pas tellement, on s’embrasse trop, pouffa-t-elle.
- Eh ben, sous tes airs de pas y toucher, tu sais vivre, toi.”
Sophie était assez fière de s’en être sortie comme ça. Elle ne se connaissait pas ce talent pour l’improvisation. Maintenant, on s’était fait à ses petites habitudes de visites dans les tranchées, et plusieurs officiers se plurent à lui montrer leurs abris ; elle jouait la godiche et, peu méfiants, ils la laissaient regarder ; elle s’exclamait à voix haute : “Oh, le ravissant stylo-plume que vous avez là, lieutenant !” et pendant ce temps, ses yeux tombaient sur des documents (cartes et quelques rapports), laissés là imprudemment, qu’elle mémorisait et rapportait dans ses messages.
Quelques semaines passèrent ainsi. Le commandement allemand ne comprenait pas comment les français étaient si bien préparés à leurs assauts ; d’autant qu’ils semblaient maintenant savoir où viser pour atteindre des réserves indispensables. Le mois de janvier 1916 était bien entamé quand ils eurent ce soupçon : une taupe ? Sophie entendit les rumeurs par les soldats, et, ayant peur d’être découverte, envoya un message pour dire que la hiérarchie se méfiait.
Elle voulait rester encore quelques temps, pour qu’on ne fît pas le lien entre son départ et le manque de renseignements des français, et elle reçut un ordre d’exfiltration à la mi-février, après que les troupes aient semblé moins au courant de ce qui se passait dans le camp allemand. Quelques jours avant sa fuite, elle alla trouver l’infirmière en chef, et, en larmes, lui dit que sa pauvre mère était malade, et qu’elle devait rentrer au plus vite chez elle. Elle quitta donc le campement un matin, se retrouva au lieu du rendez-vous et repassa du côté des lignes françaises.
Les officiers français s’inclinèrent quand elle vint dans leur baraquement, afin de leur transmettre de plus amples informations, et leur dessina la carte du camp qu’elle avait espionné.
“Il est dur de coder une carte, il faudrait demander à l’état major de concocter un code, comme un jeu d’échecs, où la pointe au nord serait derrière le roi noir, et chaque pièce représenterait un élément spécifique.”
Ils lui sourirent aimablement, lui dirent qu’ils transmettraient, mais elle vit qu’ils ne la prenaient pas au sérieux. Ils la félicitèrent pour son courage, et elle demanda à se rendre à Paris pour une semaine ou deux, où elle savait qu’elle pourrait voir le Commandant Vidal. On lui accorda volontiers la permission, et elle présenta à l’officier du cabinet noir qui l’avait reçue la dernière fois son code abouti pour transmettre la cartographie de façon cryptée. L’officier fut relativement impressionné et promit de pousser son rapport à son supérieur.
“Les nouveaux codes sont toujours bons à prendre. Plus on en a, plus l’ennemi perd de temps à trouver la clé.”
Pendant cette permission à Paris, elle fut hébergée dans un foyer de la Croix Rouge, et put retourner à la messe, après plusieurs mois sans y avoir assisté, car il n’y avait qu’un pasteur quand elle était chez les allemands. Dans ses prières, elle demandait ardemment de l’aide pour savoir où servir au mieux, quand la réponse lui arriva par Vidal. Encore convalescent, il en avait profité pour faire quelques recherches :
“Le nom de madame votre mère, d’Âpremont, m’a frappé lorsque je l’ai entendu, et je sais maintenant pourquoi : il lui reste un cousin germain encore en vie, Jacques d’Âpremont, qui travaille maintenant au Ministère des Armées. Il est spécialiste en paléographie et autres disciplines linguistiques, aussi aide-t-il au chiffre ; il a accepté de vous rencontrer, mais je dois vous prévenir : il est un peu... distrait... dans la lune. Un esprit assez détaché du monde, aussi ne soyez pas surprise s’il est parfois... ailleurs.
- Je serais contente de le rencontrer. J’espère qu’il ne sera pas fâché que je sois à moitié autrichienne.
- Vous avez prouvé que votre sang français semblait parler plus fort que l’autre, je vous considère pour ma part comme ma compatriote.
- Merci, commandant, répondit-elle, émue.”
Elle rencontra ce monsieur quelques jours plus tard, chez lui : assez âgé, de grands yeux bleu-gris, impeccablement rasé, ses cheveux poivre et sel légèrement en bataille - il me fait penser à Beethoven, se dit Sophie -, il la reçut très cordialement :
“Je vous souhaite la bienvenue, ma jeune cousine. Effectivement, vous me rappelez beaucoup la petite Louise quand je l’ai vue pour la dernière fois.
- Je vous remercie, Monsieur.
- Appelez-moi “mon cousin”, voulez-vous ? Cela me rappellera la petite Louise ; nous avions une bonne quinzaine d’années de différence, c’était une enfant charmante et vive. Sans vouloir vous offenser, j’ai été fort triste qu’elle quitte la France une fois mariée. Mais votre père... Franck ?
- Franz, mon cousin.
- Absolument, Franz... Il était très bien. Je pense ne pas me tromper en disant qu’ils étaient très amoureux... Je suis heureux de vous rencontrer, mais peiné que la vie n’ait pas été plus tendre avec vous, ma pauvre enfant.
- Je suis heureuse de vous connaître aussi, mon cousin, déclara Sophie.
- Bien, alors, soyons directs : j’ai entendu parler de vous par Vidal, et si la moitié de ce qu’il dit est vrai, alors, je vous prends pour assistante au chiffre.
- Je serais très honorée, mais vous voulez sans doute évaluer mes connaissances ?
- Bien vu, venez, je vais vous montrer mon étude.”
Émerveillée par la magnifique bibliothèque de son bureau, Sophie remarqua que le reste de la pièce était... désordonnée, mais le mot était faible.
“Ah, voilà ! dit-il soudain d’un ton triomphant après avoir farfouillé ses papiers. Qu’est-ce que vous dites de ça ?”
Il lui tendit un feuillet, noirci de signes.
“Du cunéiforme ?
- Oui, mais modifié par moi : on décale l’alphabet en français, on le transcrit en alphabet cunéiforme, lui-même décalé. Je suis assez content de ce travail, je ne vous le cache pas.
- C’est très ingénieux.
- Je vous remercie. Que connaissez-vous comme codes et langues ?”
Elle lui parla de ses études, de sa formation en Angleterre, et lui glissa même qu’elle avait envoyé un rapport pour le cryptage cartographique avec le système d’échiquier.
“Ah, c’était vous ?! Mais, c’était très bien, je suis tombé dessus il y a quelques jours, mais il n’y avait que le nom de code “Athéna”.
- C’est mon surnom, dit-elle, rosissant de plaisir sous les éloges.
- Très futé. Nous allons faire une bonne équipe, je le sens. Où logez-vous, d’ailleurs ?, demanda-t-il soudain.
- Au foyer de la Croix Rouge.
- Non, il vous faut venir habiter ici, ce sera bien plus simple.”
Et ainsi, Sophie demeura chez le cousin de sa mère, qui était fort obligeant mais fort oublieux. Il lui arrivait parfois de sortir de chez lui avec des chaussures dépareillées, la veste à l’envers, et même, une fois, le chapeau de Sophie. Il sautait des repas, absorbé dans ses travaux, puis s’étonnait d’avoir déjà si faim, alors qu’il venait de s’y mettre. La jeune fille, qui se chargeait volontiers des différentes courses et des repas, avait remis en ordre l’appartement petit à petit, et lui demanda s’il voulait bien qu’elle s’occupât aussi de son étude, lui proposant un classement qui devrait l’aider.
Dubitatif, mais voulant lui faire plaisir, il accepta tout de même et elle y passa toute une journée ; le lendemain matin, il vint la trouver dans la cuisine :
“Mais, mon enfant, par quel miracle ?! Je n’ai quasiment pas dormi de la nuit, grâce à votre rangement, je trouvais tout ce dont j’avais besoin de suite. Formidable, je vais aller bien plus vite.
- Mais vous devez vous reposer, mon cousin, s’exclama-t-elle, épouvantée.
- Plus tard, plus tard...  Maintenant que vous m’avez montré de quel bois vous êtes faite, je vais pouvoir vous amener au ministère. Il faut absolument que vous voyiez cela, nous irons dès cet après-midi.”
Quand elle entendit ce “plus tard, plus tard”, Sophie eut un sourire : ainsi, elle tenait la même mentalité, ce même tic de langage, que ce cousin de sa mère ; il lui parut étrange de se sentir si semblable à quelqu’un pour la première fois depuis la mort de ses parents. 
Prête à entamer ce nouveau chapitre, la jeune fille se sentait légèrement coupable, néanmoins, de laisser ses amis sans nouvelles. Elle se résolut à en parler à son cousin bientôt, espérant qu’il comprendrait ses états d’âme. Quand ils passèrent au ministère plus tard, M. d’Âpremont fut salué par un grand nombre de messieurs, qui s’étonnaient de la présence d’une jeune femme à ses côtés. Bien entendu, il oublia complètement de la présenter quand il répondit aux diverses poignées de main, et Sophie essayait tout à la fois de maîtriser son hilarité et de rappeler sa présence à son cousin. Il finissait la conversation en se tournant pour repartir, et elle se tenait alors dans son champ de vision, tout sourire.
“Ah, mais j’oublie, une cousine, Mademoiselle Sophie. Elle va m’assister dans mes travaux.”
Peu après, il lui dit en confidence :
“Ici, on n’utilise pas trop les noms de famille, donc, j’en profite, le vôtre étant un peu... connoté, si vous me permettez.
- Je comprends, mon cousin, c’est très bien ainsi.”
Et ils passèrent ainsi quelques semaines, à recevoir divers messages codés, et à chercher la clé de décryptage, travaux rendus plus commodes depuis un système de classement mis en place par Sophie : elle avait mis les codes par fréquence d’utilisation récente, mais on pouvait les trouver aussi plus simplement par ordre chronologique. Elle avait aussi appris à taper à la machine à écrire, et cet exercice lui rappelait son cher piano, qui lui manquait beaucoup. M. d’Âpremont en avait un chez lui, mais il était complètement désaccordé.
Divers personnels passaient fréquemment dans le bureau, ayant appris que Sophie parlait aussi allemand : on lui demandait de rédiger divers messages, de les coder selon les cryptages allemands, puis ils étaient envoyés, par radio, à diverses troupes pour engendrer la confusion.
“Ordre et contre-ordre égalent désordre, lui avait expliqué en souriant Monsieur d’Âpremont. Ils ne sauront plus quoi faire ni où aller. J’imagine qu’ils font la même chose, alors... rendons-leur la vie plus dure.”
Puis on sut qu’elle parlait aussi anglais, et on lui demanda alors d’autres traductions : des demandes officielles, des tracts, des appels à volontaires, et diverses requêtes : des médicaments, des couvertures, des aides financières... Elle tapait vite ce qu’on lui demandait, puis reprenait les travaux avec son cousin.
Quand ils rentraient, parfois tard le soir, voire la nuit, ils discutaient gaiement de choses et d’autres, et Sophie demandait davantage de renseignements sur la discipline qu’enseignait M. d’Âpremont : la paléographie. Il lui prêta divers ouvrages et traités, qu’elle lut avec beaucoup de plaisir ; incidemment, il apprit qu’elle était pianiste, quand elle parla des leçons qu’on lui donnait en Autriche. Son visage s’éclaira :
“Mais je vais faire venir un accordeur, vous me ferez un petit concert improvisé, un de ces jours !”
Mais il oublia, sans méchanceté aucune, et, un matin de la fin juin 1916, un officier supérieur se présenta dans le bureau de M. d’Âpremont au ministère. Il demandait un entretien avec “Mademoiselle votre assistante”, ce à quoi Sophie répondit que l’on pouvait discuter devant Monsieur d’Âpremont, en qui elle avait entièrement confiance.
“L’État-major a demandé à ce que vous meniez personnellement une mission d’espionnage, ayant lu votre dossier. Seriez-vous prête à risquer jusqu’à votre vie pour la France ?
- Pour la France, pour la victoire, et surtout pour la fin de la guerre, je suis effectivement prête à tout sacrifier. Je n’ai qu’une requête : qu’on envoie des lettres à certaines personnes si je suis prise.
- C’est chose facile, je pense.
- Vous ne comprenez pas, certains sont encore en Autriche.
- Nous ferons notre possible, en ce cas.
- Mon enfant, intervint M. d’Âpremont, prenez en considération tous les dangers auxquels vous pourrez être exposée : vous êtes jeune, vous avez toute une vie à mener...”
Ses grands yeux bleu-gris se voilaient de tristesse et de pitié.
“Quelle vie mènera-t-on si le Reich gagne la guerre ? demanda-t-elle posément. Je veux aider, bien que la défaite autrichienne me soit une grande peine, malgré tout, mais je me sens davantage française ; je ne pourrai rester inactive quand on a besoin de moi.
- Mais vous êtes très active, ici, répondit M. d’Âpremont, et ses paroles fasaient écho à celles prononcées par Joséfa un an auparavant, ce qui toucha beaucoup Sophie.
- Je voudrais vous exposer cette mission, reprit l’officier, qui rongeait son frein. Un refus de votre part est possible, mais...
- Je ne me déroberai pas, tant qu’on n’attend pas de moi que je me livre à la débauche, comme j’ai entendu un membre de l’État-Major en parler. Je ne veux pas faire partie de votre “réseau horizontal”, bien qu’il soit très utile.
- Cela ne nous a pas traversé l’esprit, Mademoiselle, répondit l’officier, évitant son regard, gêné de la tournure de la conversation.

- Bien. - elle prit une grande inspiration - Que dois-je faire, en ce cas ?
- Vous rendre en Allemagne, avec un faux nom, et vous faire embaucher par une antenne de leur service d’écoute, qui se trouve à Hanovre. Un de nos agents sur place va vous faciliter l’accès, il vous recommandera. Il a réussi à se rendre indispensable sur place.
- À quoi servirait un deuxième agent, en ce cas ?
- Lui-même est souvent envoyé en mission par sa hiérarchie ailleurs, et a du mal à nous contacter dans ces cas-là. Il nous a réclamé un germanophone pour mener à bien la tâche.
- Quand dois-je partir ?
- Le plus tôt possible.
- Donnez-moi deux jours, et je serai prête.”
Deux jours plus tard, elle prenait le train puis le bateau pour Londres, d’où elle débarquerait aux Pays-Bas et de là, passerait la frontière secrètement pour rejoindre Hanovre. Pendant les deux jours de préparatifs, son cousin plaida vainement pour la faire rester ; mais elle lui disait gentiment qu’elle était sûre de ce choix et qu’elle serait inébranlable. Elle prit quelques vêtements, cousut dans ses ourlets tout ce qui pourrait lui être utile, et après la messe, alla se confesser. Elle se sentait aussi vaillante que possible, mais ne put retenir ses larmes en quittant M. d’Âpremont.
“Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, ma chère enfant. C’est mon espoir le plus cher, rendez-le possible.
- Dieu vous garde, mon cousin.
- Et surtout vous, ma mignonne.”
La première partie du plan se déroula sans accroc et elle arriva à Hanovre au début de juillet, avec ses faux papiers, allemands, cette fois. La suite fut plus complexe, les allemands étant devenus paranoïaques depuis quelques mois. Ses instructions étaient de se rendre directement au ministère, de dire qu’elle avait été infirmière au front - on avait pu lui créer des faux à partir des feuillets qu’elle avait rapportés de Belgique et du camp allemand - et qu’elle souhaitait mettre ses compétences linguistiques au service du Reich. Comme elle tapait à la machine, ses supérieurs français espéraient qu’elle serait embauchée comme secrétaire, et que le transfert vers les services d’écoute se ferait ensuite, via leur agent.

Les employés de la filiale du ministère à Hanovre étaient soupçonneux, mais elle avait préparé son histoire avec un agent qui l’avait accompagnée jusqu’aux Pays-Bas, et il lui avait donné divers conseils pour mieux faire passer ses mensonges. 

“Ne vous laissez pas démonter, et paraphrasez ; quelqu’un qui ment a tendance à utiliser plusieurs fois la même expression, ne tombez pas dans ce piège. Vous avez l’air jeune, et - permettez-moi - vous êtes jolie : attendrissez-les. Concoctez une histoire sur un frère décédé sur le champ de bataille, expliquez que vous ne voulez plus soigner mais combattre à la hauteur de vos moyens - ce qui est techniquement vrai, puisque c’est ce que vous faites pour notre camp. Repartez à l’assaut si nécessaire, menacez d’aller vous plaindre aux journaux qu’on refuse votre effort de guerre, implorez qu’on vous laisse venger votre frère.”
Et ils passèrent le reste du voyage ainsi, à inventer son personnage, à mettre au point tout ce dont elle aurait besoin ; l’agent la testait, essayait de la prendre au dépourvu, mais elle finit par ne plus se laisser berner, et tenait son rôle jusqu’au bout.
“Vous avez un aplomb rare, qui vient sans doute de vos diverses expériences, voilà qui vous sera utile.”
Elle fit donc comme le lui avait conseillé l’instructeur, implora, pleura, plaida, et on finit par l’embaucher à l’administration militaire de Hanovre comme secrétaire, sous le nom de Karolin Reitter, dans un service dédié au décompte des morts pour envoyer les lettres à leurs familles et allouer les pensions en fonction. Elle eut donc accès à plusieurs rapports d’estimation des pertes, qu’elle retenait et notait soigneusement plus tard, dans la chambre qu’elle occupait, chez une dame âgée, dont on avait réquisitionné l’appartement.
Elle attendait que l’autre agent se manifestât, n’ayant que son nom de code - Héphaïstos - et, rongeant son frein, se méprisant intérieurement, parvint à se rendre indispensable à ses collègues et supérieurs, rendant de menus service d’abord, puis ayant glissé qu’elle avait appris l’anglais et le français dans une école pour jeunes filles, elle vécut la même chose qu’au ministère français : on lui demanda à nouveau des traductions diverses et variées. Elle espérait qu’ainsi la demande d’Héphaïstos serait facilitée, ce fut le cas.
Il était convenu qu’elle devait vérifier régulièrement - et discrètement, bien entendu -, le socle d’une statue dans un parc de Hanovre. Un jour elle y trouva un message - codé -, lui disant que le transfert serait pour le mois de septembre, et qu’elle le reconnaîtrait parmi les différents personnels grâce à un signe distinctif : en la rencontrant, il sortirait une montre à gousset en argent, la remonterait, puis la mettrait à son oreille pour enfin la ranger. Ils ne devraient se dire en public rien d’autre que des trivialités courtoises, et il initierait les rendez-vous.
Elle continua son travail comme si de rien n’était, et quand un officier supérieur la convoqua, elle prit l’air bouleversé de quelqu’un s’attendant à un blâme. Il la rassura, lui disant au contraire qu’ils étaient très satisfaits et lui demandaient de servir le Reich autrement. Elle le regarda d’un air ingénu, demandant en quoi ses pauvres capacités pourraient aider, et l’officier, attendri, lui transmit son ordre de transfert au bureau de l’Abteilung III b - le service d’espionnage - et lui donna tous les renseignements nécessaires.
Une semaine plus tard, elle se présentait à une autre bâtisse d’Hanovre, où elle montra son ordre de mission et fut accueillie par une jeune secrétaire qui la mena d’abord à son supérieur, un lieutenant, lequel lui fit passer un petit entretien pour vérifier ses dires ; il se déclara satisfait, la mena à une salle assez grande, où le cliquetis frénétique des machines à écrire se répercutait contre les murs. Une partie de la salle était occupée par un groupe d’hommes autour d’une immense carte posée sur une table, où ils disposaient diverses figurines.
Des bureaux étaient disposés en rang dans l’autre partie de la salle, et la plupart des machines étaient manipulées par des femmes de tous âges, et quelques messieurs. Leurs doigts couraient sur le clavier, remettaient les rouleaux, et parfois, l’un ou l’une se levait précipitamment, pour porter le texte fraîchement tapé quelque part. Quelques bureaux étaient vides, et le lieutenant lui en désigna un comme son poste de travail, mais la mena d’abord jusqu’au groupe autour de la carte.
Une dizaine d’officiers et de civils s’y tenaient, discutant, recevant des plis - ce qui, parfois, les amenait à bouger l’une ou l’autre des figurines sur la carte - et arboraient l’air absorbé des décisionnaires. Depuis qu’elle était entrée, Sophie laissait traîner son regard, attendant qu’Héphaïstos se manifestât ; et ce fut autour de la carte qu’elle le vit. Le lieutenant la présenta à ces messieurs sous le nom de “Fraulein Karolin”, et aussitôt, du coin de l’œil, elle s’aperçut du manège de l’un d’eux. C’était le signal, et elle détailla l’homme quand on le lui présenta : Agent Alfred Eichler ; il était de taille moyenne, sans doute la quarantaine, une moustache massive et fauve assortie à sa chevelure rousse et bouclée, ses lunettes glissant au bas du nez laissaient voir deux yeux presque noirs, sous des paupières un peu tombantes.
Elle se mit presqu’immédiatement à l’ouvrage, où on lui donnait des traductions, des rapports à copier, voire d’autres à étoffer ; elle était supervisée par l’une des secrétaires en chef, à qui elle remettait son travail, et qui lui déclara au bout d’une semaine qu’elle donnait satisfaction. Pendant ce temps, Héphaïstos n’avait pas perdu de temps : il avait réussi à s’entretenir avec elle secrètement, lui demandant, comme il demandait à d’autres secrétaires, de venir dans son bureau pour taper sous sa dictée.
“Athéna, vous fournissez du bon travail, lui dit-il une fois la porte fermée.”
Elle tapait un texte afin qu’on entendît le bruit de la machine, et ils parlaient à voix basse.
- J’ai des messages à vous transmettre, Héphaïstos, ils sont cousus dans mon jupon, pourriez-vous me donner des ciseaux ?
- Voilà, dit-il, puis il prit la place de Sophie à la machine, le regard pudiquement fixé droit devant lui, et elle put ainsi lui tourner le dos, relever sa jupe et libérer les documents de leur prison de tissu.
- Tenez, ils datent un peu, mais peuvent toujours renseigner nos alliés, lui dit-elle quelques instants plus tard, reprenant sa propre place tandis qu’il examinait les papiers.
- Déjà codés ?
- Toujours, je n’écris quasiment rien qui n’est pas déjà chiffré.
- Vous connaissez le code de tête ?
- Oui, j’en connais quelques uns, je ne prends pas toujours le même, au cas où.
- Je suis heureusement surpris, je ne vous le cache pas. J’avais peur qu’on ne prenne pas ma demande au sérieux, et, sans offense, vous voyant, si jeune et ingénue, j’ai craint qu’on m’ait envoyé une péronnelle.
- Je joue cette comédie depuis assez longtemps, à présent, dit-elle avec un sourire. Cela vient plus naturellement au fil du temps.
- Je transmettrai vos messages, et je vous formerai pour les fois où je serai en déplacement, j’ai un micro-réseau qui me permet de transmettre le nécessaire jusqu’aux Pays-Bas, mais il faut l’utiliser avec parcimonie. On suspecte déjà des fuites, aussi soyez d’une prudence extrême. Dans le doute, n’envoyez rien si ce n’est pas un renseignement vital, nous sommes plus utiles ici que morts.
- Compris.”
Septembre puis Octobre passèrent, et leurs rendez-vous continuaient, ainsi que les envois de messages ; il prétexta avoir besoin d’une secrétaire lors d’une visite à l’antenne du ministère, et l’emmena, afin de lui montrer où elle devrait déposer les messages lorsqu’il serait amené à se déplacer ; il désigna une fontaine sur une place publique, d’un coup de canne, comme s’il lui expliquait quelque chose relatif à l’architecture générale, mais tout bas et rapidement, lui indiqua : “Asseyez-vous face à la colonne derrière nous, et glissez le papier sous la margelle de la fontaine, une pierre branle un peu, sous prétexte de refaire votre lacet ou d’avoir fait tomber quelque chose.”

Ainsi parée à toute éventualité, Sophie vit arriver le mois de novembre 1916 et eut un petit coup au cœur, un matin : le vingt-trois de ce mois, elle fêterait ses vingt-deux ans. Elle se sentit tout étrange : combien d’anniversaires passerait-elle en guerre ? Reverrait-elle jamais les siens ? Les risques étaient trop grands de leur envoyer du courrier, mais elle eut soudain une grande nostalgie pour ses chers bois, son domaine, Pieter, Joséfa, Markus, les Vengels, Jacques d’Âpremont, Line Van Dael... Elle s’empêchait généralement d’y penser, refoulait le plus loin possible toute sensiblerie, mais ce matin, elle eut un mal particulier à se dominer.
Il le fallait, pourtant, car Héphaïstos étant parti - “mission extérieure”, disait-on simplement au bureau - elle devait rester vigilante. Les allemands avaient des doutes quant à une possible taupe, et elle ne devait pas flancher. Puis, il y eut une rumeur de plus en plus persistante, selon laquelle le haut commandement s’inquiétait des fuites de renseignement, et les fouilles aléatoires commencèrent : au début, seuls les hommes étaient fouillés, et quelques jours plus tard, on demanda aux femmes de se dévêtir devant une matrone qui contrôlait ce qu’elles avaient sur elles.
Heureusement, Sophie avait eu le temps de se préparer, et n’écrivait plus ; quand elle vit son jupon tout rapiécé, car elle l’avait maintes fois recousu, la matrone eut un air de vague désapprobation mais ne chercha pas plus loin. La jeune fille prit l’habitude de mémoriser ce qu’elle voyait et entendait, et ne le notait qu’en cachette, dans la chambre qu’elle occupait chez la vieille dame, une fois sûre que cette dernière dormait ; elle dissimulait soigneusement ses messages ensuite, priant pour qu’on ne vienne pas fouiller les domiciles.
Héphaïstos revint à la fin de décembre 1916, et ils firent profil bas, mais ils sentaient que l’étau pouvait se resserrer bientôt. Et un matin de janvier 1917, en arrivant à sa place, elle se rendit compte que le bureau bruissait de la dernière rumeur : une visite imminente des huiles du renseignement, pour enquête. Elle en eut la gorge sèche et les mains moites, mais se prépara avec courage à la suite des événements. L’agent Héphaïstos, toujours sous couvert de lui faire faire du secrétariat, la fit venir à son bureau, et ferma la porte. Elle se mit à taper mécaniquement ce qu’il avait préparé pour couvrir leurs voix.
“Ils savent, lui chuchota-t-il, que la fuite vient d’ici. Tout est de ma faute.
- C’est peut-être un écran de fumée pour nous pousser à une imprudence.
- Non, vous ne comprenez pas, pauvre Athéna. Ils ont envoyé différentes fausses informations à tous les bureaux de renseignement du territoire, et j’ai transmis ce que j’ai cru être vrai : un mouvement de troupes allemandes vers Charleroi pour un repli. Les français ont cru mes informations, je suis responsable d’une défaite alliée et maintenant, ils savent que la taupe est ici.
- Vous ne pouviez pas savoir, vous avez cru bien faire. Leur tactique était astucieuse, tout le monde serait tombé dedans.
- Vous êtes bien généreuse et courageuse, ma chère, mais je pense qu’ils sauront bientôt que c’est moi, en recoupant mes déplacements avec les fuites. Et puis, peut-être vous, puisque j’ai initié votre recrutement.
- Que faire alors ?
- Envisager une fuite, mais ce sera un aveu. Nous ne devons y avoir recours qu’en dernière extrêmité. Je vous tiendrai au courant, soyez prête à partir à tout moment. Si nous sommes pris, le réseau tombera. Et on nous fusillera. Je suis désolé.
- Je connaissais les risques en venant. Si ma vie peut servir, ma mort aussi.
- Vous portez bien votre nom d’Athéna, qui est aussi la déesse du courage.
- Merci, mais vous-même, en revanche, portez mal le vôtre : vous n’êtes pas difforme comme le dieu forgeron.
- Ah, oui, une petite plaisanterie, en anglais, savez-vous ce que signifie “a forger” ?
- Un faussaire ?
- Voilà, un emprunt du français dont le sens a évolué. Au début de mon entrée dans le réseau, je fabriquais les faux documents. Je “forgeais” les outils de la victoire.”
Un matin de fin janvier 1917, Sophie constata, en arrivant devant le bâtiment, qu’une belle voiture noire était garée là, et se dit que c’était sans doute le véhicule des “grosses légumes” du renseignement. Elle se dirigea jusqu’à sa place, on avait déjà mis de quoi l’occuper à côté de sa machine à écrire, mais elle se sentait terriblement nerveuse. Un des officiers lui demanda de bien vouloir venir - il avait toujours été très aimable avec elle - et la conduisit dans une partie du bâtiment où elle ne s’était jamais rendue.
“C’est une simple vérification de votre identité, pas d’inquiétude, lui dit-il en ouvrant une porte. Entrez.”
Derrière le grand bureau se tenait Olstrik.

Elle avança sans hésiter, tandis que son cœur s’arrêtait de battre. Il avait encore les yeux penchés sur les papiers qu’il lisait. L’officier referma la porte. Ils étaient seuls. Elle se força à penser vite : il ne savait pas qu’elle était au service de la France. Elle lui servirait une histoire un peu différente, voilà tout. Mais comment expliquer le changement de nom ? Elle devrait raconter que…
À ce moment de ses réflexions, Olstrik leva la tête et la regarda. Il resta un petit instant immobile, un sourire naquit sur ses lèvres, puis il engagea la conversation, comme s’ils se trouvaient à une réception mondaine :
“Tiens, Mademoiselle la Baronne, que me vaut cette heureuse surprise ? demanda-t-il, lui indiquant de s’asseoir face à lui, ce qu’elle fit.
- Surprise partagée, capitaine, répondit-elle, souriante malgré la chamade qui battait maintenant entre ses côtes.
- Commandant, mais cela ne fait rien. De tous les endroits où je pensais vous trouver, celui-ci n’arrivait certainement pas dans les cent premiers.
- Pareillement, commandant.
- Vous gagnez du temps à éviter de répondre à mes questions non formulées, mais veuillez me dire ce que vous faites ici.
- Je sers simplement mon pays, commandant.
- Votre pays n’est pas l’Allemagne, coupa-t-il.
- On n’avait pas besoin de mes services en Autriche ; je suis donc venue ici.
- Comment avez-vous trouvé les fonds pour ce voyage ?, demanda-t-il d’un ton plus aimable.
- Mon intendant, M. Klammer, m’a trouvé la somme. Il est resté au domaine pour l’administrer en mon absence.
- Comment va le domaine ? Vos domestiques ?, ici il avait retrouvé son air mondain.
- Aux dernières nouvelles, bien. Je vous remercie.
- Et pourquoi ce nom de Karolin Reitter ? demanda-t-il, sur le même ton calme, comme s’ils bavardaient.

- Le mien est trop... singulier et reconnaissable ; on m’a conseillé de changer de nom pour venir ici. Cela pour tromper l’ennemi.
- C’est très amusant, de vous interroger, savez-vous ? Vous dites la vérité en surface, mais je sens qu’il y a davantage que vous ne me dites pas. Vous avez trouvé un aplomb tout nouveau depuis notre dernière... rencontre, acheva-t-il.”
Elle repensa à ce qu’il lui avait dit alors, à cette déclaration qu’elle avait, malgré elle, gardé en mémoire, et qui lui revenait parfois quand elle pensait à autre chose. Elle ne put s’empêcher de rougir, tout en se disant que ce n’était absolument pas le moment.
“De toute évidence, vous n’avez pas oublié non plus, reprit-il, calmement, allumant une cigarette. 

- En effet, il m’arrive d’y repenser. Je suis désolée de vous avoir peut-être attristé alors.
- Oui, vous êtes désolée, maintenant, dit-il en insistant sur ce dernier mot.
- Vous vous trompez, j’étais désolée dès mon retour chez moi. J’ai beaucoup prié pour vous.
- Ah, vous avez cessé de prier pour moi ?
- Non pas, je prie pour tous les soldats.
- Très généreux de votre part, mais cela semble peu efficace, sans vouloir vous vexer.
- Je ne me vexe pas, cap... commandant.
- Vous connaissez mon prénom, et pourtant ne l’avez jamais utilisé, dit-il en soufflant une bouffée.
- Je n’oserais pas. Du reste, vous n’avez jamais utilisé le mien, ce me semble.”
Il la fixa, et elle savait qu’il pensait, comme elle, à ce surnom de “petite fleur”, souvent précédé d’un épithète flatteur.
“Bien. Restons-en là pour cet entretien, tout est en ordre pour le moment. Nous nous reverrons, Mademoiselle...
- Karolin Reitter.
- Reitter, le cavalier. Amusant. Nous devrions disputer d’autres parties d’échecs, à l’occasion.
- Certainement.”
Il se leva, se dirigea vers la porte, mais avant de l’ouvrir, présenta sa main ; elle lui tendit la sienne, qu’il serra assez fort quelques instants, et elle comprit le message : “Je vous tiens.”. Puis il la fit sortir en la remerciant d’une voix claironnante pour son dévouement à la cause du Reich. Elle retourna à sa machine à écrire dans un état second, et se mit à travailler machinalement, tout en réfléchissant.
“Il ne m’a pas dénoncée... pour l’instant. Attend-il un faux pas ? Me croit-il réellement ? Quelle idée stupide ai-je eu de prendre ce nom-là, sur le moment je n’y ai pas réfléchi et cela m’a semblé amusant, mais je ne pensais pas, bien sûr, tomber sur lui. Que vais-je dire à Héphaïstos ?”
Elle en était là de ses réflexions quand elle vit Olstrik traverser la salle à grands pas, accompagné d’un des officiers supérieurs, allant certainement déjeuner. Elle plongea le nez sur sa machine, prenant l’air très absorbé. Il passa sans regarder les secrétaires qui s’activaient. Lors de leur pause déjeuner, les collègues féminines de Sophie gloussaient un peu en parlant du beau commandant, certaines espéraient même qu’il les remarquerait et les inviterait peut-être au restaurant ; cela arrivait parfois qu’un officier s’entichât d’une des jeunes secrétaires et leur offrît de petites sorties, en échange d’un peu de compagnie, comme on disait, mais Sophie avait toujours refusé ces avances, inventant encore un fiancé imaginaire qui se battait au front. Les officiers n’avaient pas insisté, et des jeunes femmes étant toutes disposées à faire ce commerce se trouvant non loin, elle n’avait jamais été importunée plus avant.
Héphaïstos ne s’était jamais prêté à ce genre de pratiques, mais il n’intéressait pas beaucoup la gente féminine : il n’était qu’agent, pas officier, alors quel intérêt ? Sophie écoutait malgré elle ces conversations et se sentait intérieurement honteuse de les entendre. À la Croix Rouge, elle avait vu tout ce qu’on pouvait voir d’un homme, et on leur avait même dispensé un cours sur les maladies vénériennes, aussi elle savait ce qui se passait dans le lit d’un couple, mais, ainsi qu’elle l’avait expliqué à l’officier français, elle ne voulait pas faire partie du fameux “réseau horizontal”, quels qu’en soient les éventuels bénéfices.
L’après-midi, le commandant revint, et les jeunes femmes, à son arrivée, se tinrent plus droites, bombaient la poitrine ; l’une d’elles, plus effrontée que les autres, fit même tomber son crayon comme il passait, et Olstrik le ramassa et le lui tendit avec une parole aimable, ce qui la fit minauder, mais il partit avant qu’elle n’ait pu lui montrer davantage de ses charmes. Sophie fut appelée par Héphaïstos, et ils recommencèrent leur stratagème de bruit de machine à écrire tandis qu’ils échangeaient à voix basse.
“Alors ? chuchotat-il.
- C’est pire que vous ne le pensez. Je le connais.”
Et elle lui narra brièvement ses différentes rencontres avec Olstrik, n’omettant que quelques détails, notamment sa fameuse déclaration ; elle se répugnait à le dire, et puis, certainement il la détestait à présent, alors cette information n’était pas utile.
“Et il vous a laissé partir ? Il vous croit ?
- Apparemment. Mais c’est un rusé ; il espère peut-être faire tomber tout le réseau en faisant surveiller tout le monde et en attendant un peu.
- En ce cas, patientons encore. Ça bouge sérieusement en Roumanie, paraît-il ; mais la chute du front russe est plausible. Les papiers sont prêts, nous voyagerons d’abord ensemble puis séparément, soyez prête. Et ne prenez pas de risque inconsidéré. Je transmettrai les messages importants. Si je suis pris, je suis le seul espion. N’essayez pas de me sauver.”
Elle allait protester, mais il l’arrêta.
“Si l’un survit, les informations arriveront. Je suis désolé de vous dire que si vous êtes capturée, je ne pourrai pas vous sauver non plus.
- Je serai la seule espionne, en ce cas, comme vous.”
Ils se regardèrent brièvement, hochant la tête. C’était là un pacte nécessaire, mais douloureux, ils connaissaient les risques, mais parviendraient-ils à garder le secret sous la torture ? Si Héphaïstos était pris, parviendrait-elle à ne rien tenter ? Elle se le demanda très sérieusement le soir même, et se sentit flancher : aurait-elle le courage d’endurer tout cela assez longtemps pour que la guerre finisse ? Verrait-elle jamais la fin de ce conflit ? Elle priait comme chaque soir, mais cette fois, demanda la force d’âme nécessaire à tout supporter ; c’était la première fois qu’elle demandait quelque chose pour elle-même.
Le lendemain, elle se rendit, comme chaque jour, au bureau des renseignements, et, pour expliquer sa mine défaite, expliqua à ses collègues qu’elle avait peur pour la suite de la guerre, craignait de ne jamais connaître la paix. Gentiment, elles lui dirent de ne pas s’inquiéter : on allait surprendre la taupe, et le Reich remporterait la victoire tant attendue. Ce n’était qu’une question de temps. Les nouvelles étaient plutôt bonnes.
Elle se mit au travail, comme d’habitude, quand Olstrik passa dans la grande salle ; il était seul et marchait vite, de toute évidence contrarié, et ne s’arrêta qu’à la grande table où était disposée la carte, à la grande déception des jeunes secrétaires qui espéraient un signe d’intérêt de sa part. Il se mit à tonner que cette partie de la pièce serait maintenant réservée à quelques élus qu’il choisirait, donna l’ordre qu’on installât un paravent en attendant une cloison plus pérenne. Puis il réclama qu’on lui envoyât une secrétaire rapide et efficace, et disparut dans le bureau qui lui était alloué.
Cette fois, toutes les machines à écrire furent le centre d’attention de leurs utilisatrices : aucune n’avait envie de subir les foudres du commandant, si beau soit-il, et la secrétaire en chef, sachant que Sophie ne rechignait jamais à la tâche, vint la voir :
“Ma petite Karolin, vous tapez si vite, et sans faute, soyez brave et allez-y, cela le calmera peut-être.
- Oh, mais, j’ai un rapport à finir, Madame. Sûrement d’autres peuvent s’en charger ?
- Je finirai votre dossier, allez-y, il ne pourra pas rester fâché longtemps contre vous, vous êtes si gentille.”
Acculée, la mort dans l’âme, elle se leva, maîtrisant tout son corps pour cacher qu’elle tremblait comme une feuille, et la secrétaire en chef l’accompagna jusqu’à son supplice, frappa à la porte, l’ouvrit et introduisit Sophie dans le cabinet de travail. À sa vue, Olstrik ne montra aucun signe qu’il la reconnaissait, demanda sèchement si cette petite était compétente, ce dont l’assura la supérieure de la jeune fille.
“Bien, merci. Asseyez-vous, Mademoiselle. Je dois vous dicter diverses choses, vous devrez taper vite, je me répète rarement.
- Oui, commandant, dit Sophie d’une voix blanche tandis que la secrétaire en chef fermait la porte, bien contente, au fond, que cela ne soit pas tombé sur elle.”
La jeune fille s’assit face au petit secrétaire d’angle où trônait la machine à écrire, et attendit. Comme rien ne venait, elle osa se retourner et vit le commandant arborer un petit sourire ironique.
“J’avais espoir que cela tomberait sur vous, et j’en suis fort aise.
- Que voulez-vous me dicter ?
- Pour l’instant, rien. Nous y viendrons ensuite. Dites-moi plutôt...”
Il se leva, fit le tour de son massif bureau, et s’adossa contre le mur, près de la petite table, face à elle, les bras croisés et parfaitement détendu.
“Que savez-vous d’Athéna ?
- C’est une déesse de la mythologie grecque, répondit Sophie feignant ne pas comprendre.
- Quelles sont ses particularités ?
- Voyons, c’est loin tout cela... Fille de Zeus, elle sort de son crâne, armée de pied en cap ; protectrice d’Athènes... Elle a pour symbole la chouette.
- De quoi est-elle la déesse ? insista-t-il.
- De la sagesse, de la stratégie militaire et du courage, souffla-t-elle, les yeux fixant le ruban de la machine à écrire. Tout son courage à elle s’envolait, et elle se dégoûta d’être aussi faible.
- En effet. Ce serait un nom de code parfait pour vous...
- Je ne pense pas, non. Je préfèrerais... Panacée.
- Déesse des guérisons ?
- En effet, oui.
- Ce que je trouve amusant, avec ce nom de code - Athéna - c’est qu’il réapparaît dans plusieurs communications dont nous savons qu’elles partent d’ici.
- Vraiment ? Une bonne nouvelle, vous pourrez donc bientôt appréhender la taupe.
- En effet. Je suis content de l’efficacité de mes services de renseignement. Ils ont réussi à intercepter plusieurs messages à l’insu de deux membres d’un réseau clandestin. Héphaïstos et Athéna.
- La mythologie grecque est une bonne source d’inspiration. Pour qui travaillent-ils ?
- Vous ne le croirez jamais ! Pour les français et les anglais, annonça-t-il, un sourire éclatant aux lèvres.
- Ça alors !”
Sa réaction manquait cruellement de conviction, elle le sentait bien, mais ne parvenait pas à donner le change.
“Oui, repartit le Commandant, semblant ne rien remarquer. La France, patrie de madame votre mère. Et l’Angleterre, son alliée, patrie de la défunte épouse et des enfants de l’agent Eichler, qui a gardé son nom réel, mais n’a pas été assez méticuleux pour cacher que ses enfants se trouvaient toujours là-bas. Une étonnante série de coïncidences...”
Sophie blêmit, son audace réduite à néant, à présent. Alors, elle ne put contenir sa colère et sa frustration, se levant brusquement et commença d’arpenter la pièce.
“De tous les fichus officiers de toute fichue guerre, il a fallu que je tombe sur vous ! siffla-t-elle.
- Allons, restons courtois. Croyez que, pour ma part, je suis heureux de que vous soyez tombée sur moi. J’ai sans doute un marché qui vous conviendrait, en rapport avec ce que je vous ai déjà révélé.
- Votre petit complot avance bien ? lança-t-elle le plus méchamment qu’elle put.
- De la part d’une espionne, c’est très amusant ; la corneille qui reproche au corbeau son plumage trop sombre. Vous n’avez pas découvert ce qu’était ce complot, d’ailleurs ?
- Je ne m’en suis pas occupée, répondit-elle, impatientée. J’avais d’autres affaires plus urgentes.
- Vous êtes peut-être moins perspicace que je ne le pensais...
- Vos indices sont trop lacunaires... Vous voulez tuer un roi, faire “shah mât”, échec et mat, mais les empereurs sont toujours en vie. Les royaumes sont toujours là. Quel intérêt auriez-vous à tuer le Kaiser ? Vous comptez lui choisir un successeur fantoche ?
- Ah, mais il y a sans doute une information qui vous manque, en effet, maintenant que j’y réfléchis mieux. Mon prénom est bien germanique, mais mon nom de famille, comment sonne-t-il à vos délicates oreilles de linguiste ?
- Balte, avança-t-elle à voix basse, se souvenant soudain de l’ambassadeur et de sa fausse coutume.
- Vous y êtes. J’ai de lointains ancêtres lituaniens, assimilés aux prussiens par la suite, et nous sommes maintenant sujets du Reich.
- Mais la Lituanie fait partie de l’Empire russe... Et le Tsar est toujours en vie...
- Oh, vous me voyez comme un vulgaire assassin, mais, du tout. L’organisation vise plus haut, bien plus haut.
- La fin des monarchies ? La dislocation des empires ?
- Ah, je savais que je pouvais compter sur votre jolie tête, dit-il l’air satisfait. En disloquant les empires, l’on crée mécaniquement...
- Plus d’états ?
- Exact.
- Vous voulez... créér et diriger un état ? s’étonna-t-elle.
- Non pas, je veux rétablir la souveraineté de la Lithuanie, mais aussi celle des autres pays baltes.
- Qui est à la tête de cette organisation ? Combien êtes-vous ? L’organisation est elle uniquement composée d’agents baltes ?
- Ah, vous voulez ce genre d’informations, alors ? C’est chose fort simple, joignez vos forces aux miennes.
- Impossible.
- Votre caractère est si intransigeant, ma chère Athéna, c’est fort dommage.
- Nos buts sont trop éloignés, commandant.
- Absolument pas, vous souhaitez la victoire française, moi aussi, in fine, mais en ayant d’abord assez affaibli le Reich et l’empire russe pour qu’ils ne puissent survivre, aussi nous pouvons coopérer en bonne intelligence.
- Je ne peux vous faire confiance, qui me dit que vous n’allez pas me faire fusiller dès que je ne vous servirai plus ?
- Un risque à prendre, répondit-il en haussant les épaules. Pour l’instant, le choix est simple : la mort si vous refusez, ou la vie si vous me suivez. Ce serait une mort bien inutile, si vous voulez mon avis.
- Je ne vous l’ai pas demandé.
- Certes, rétorqua-t-il en souriant, mais une “union sacrée”, comme vous dites en France, reste possible.
- Je vous crois, hélas, incapable de tenir parole.
- Très compréhensible, mais je peux vous sauver dans l’immédiat. J’ai un plan.
- Lequel ?
- Je vous le dirai quand vous l’aurez accepté. J’aimerais que vous me fassiez aveuglément confiance.
- Si j’accepte, quelles garanties aurais-je de votre bonne foi ? Et quid d’Héphaïstos ?
- Vous savez, je vous en ai dit beaucoup ; maintenant que vous êtes au courant des plans, je ne veux pas qu’ils soient éventés. Vous serez en vie, mais vous ne pourrez plus contacter personne.
- La prison, donc ?
- Plutôt... une résidence surveillée.
- Votre plan serait donc... de me maintenir captive ailleurs.
- Bien raisonné, effectivement.
- Cela ne fera que confirmer leurs soupçons : une fois que je serai partie ainsi qu’Héphaïstos, ils vont voir qu’il n’y a plus de fuite.
- Sauf si Héphaïstos reste en place, par mes soins.
- Mais si votre enquête n’aboutit à rien, que les fuites continuent, on pensera que vous êtes complice, vous seriez une nouvelle cible...
- Vous vous inquiétez pour moi, c’est si touchant... Vous ne pouvez vous défaire de cette charité toute chrétienne. Mais votre départ incitera Héphaïstos à plus de prudence au début, jusqu’à ce qu’il reprenne les communications. Et moi, je serai insoupçonnable, puisque je serai en train de vous interroger bien loin d’ici. Mais, voilà que je vous ai tout dit, alors que je m’étais promis de vous révéler cela plus tard... ajouta-t-il en secouant la tête. Décidément, je suis incapable de vous résister.
- Mais... Héphaïstos... sa vie sera en danger...
- Moins que si je le dénonce, avec vous pour complice. Là, ce sera Conseil de guerre, et vous serez fusillés tous deux.
- Admettons que j’accepte...
- J’en serais ravi.
- Alors où m’emmèneriez-vous ? Pour combien de temps ?
- Ailleurs. Pour un certain temps.
- Vous êtes très aimable de répondre de façon si précise, dit-elle d’un ton acide.”
Olstrik se mit à rire.
“Votre caractère a un peu changé, cela vous va très bien. Vous étiez ravissante en ingénue, mais cette facette ironique est tout aussi charmante.”
Elle ne répondit pas, réfléchissait... Elle n’avait pas peur de la mort, mais elle serait effectivement inutile, et entraînerait Héphaïstos également. Cette porte de sortie pourrait aussi se transformer en possibilité d’évasion ; elle pourrait s’enfuir, retourner vers les Pays-Bas, et continuer le combat ensuite...
“Vous voilà toute songeuse...
- Je pèse mes options.
- Vous hésitez entre la mort et moi ? Je dois dire que c’est la première fois que cela m’arrive et ce n’est pas très flatteur, dit-il, sourire ironique aux lèvres.”
Encore une fois, elle laissa la conversation retomber ; ses réticences étaient grandes, mais c’était pour l’instant un marchandage honorable. Les français seraient toujours informés en cas de grande opération, et elle pourrait peut-être obtenir davantage d’informations sur cette fameuse organisation dont faisait partie Olstrik et ainsi revenir auprès des alliés avec des renseignements plus complets.
“Je ne sais pas si j’ai raison, mais j’accepte votre contrat.
- Excellent. Et vous voudrez bien me pardonner par avance pour ce que je m’apprête à faire.”
S’approchant brusquement, il lui donna une gifle retentissante et lui fit un croc-en-jambe. Elle tomba comme si la claque avait été si forte qu’elle avait provoqué sa chute. Mettant machinalement sa main sur la joue, elle entendit Olstrik hurler :
“Sale petite espionne, si vous ne voulez pas parler, je vais changer de méthode ! Alarm !”
Deux soldats ouvrirent aussitôt la porte, virent la jeune fille par terre, et le Commandant tremblant de fureur.
“Menez-moi près du Colonel au plus vite, refermez cette porte et montez la garde. Qu’elle ne s’échappe pas !”
Une fois seule dans la pièce, Sophie parvint à se redresser ; la gifle reçue ne lui avait pas réellement fait mal, mais elle était un peu hébétée de la tournure des événements. Avait-elle eu raison de suivre le plan d’Olstrik ? Qu’allait-il lui arriver ? Héphaïstos comprendrait-il, continuerait-il le combat mené ? Elle pria le ciel qu’il suive le plan initial, et, à nouveau debout, se prépara au retour du commandant. Elle entendit des claquements de talons sur le sol, et se décida vite : quand Olstrik entra dans la pièce avec le colonel, elle pleurait, après s’être administrée un douloureux pinçon sur la cuisse pour aider les larmes à monter. Elle se jeta à genoux, implorante :
“Je vous jure que je suis innocente, je vous en supplie, colonel, sauvez-moi...” 

Elle réussit à sangloter sans trop de peine, car la peur qu’elle avait au ventre depuis des semaines maintenant n’était plus contenue : elle ouvrait toutes grandes les vannes de ses émotions.
“Vous êtes sûr, commandant ? Karolin est pourtant une jeune fille qui a rendu beaucoup de services...
- Certain, mon Colonel, elle correspond parfaitement à la description donnée par un de mes agents.
- Mais, une blonde aux yeux bleus, comment dire... ce n’est pas un fait si exceptionnel, par ici...
- Le chignon avec la natte était dans la description, exactement comme cette demoiselle, et vous noterez, comme moi, que cette coiffure n’est portée par aucune autre de vos secrétaires, qui sont plutôt adeptes des cheveux courts. Croyez-moi, je suis très convaincu que c’est elle.
- Voilà qui est fort ennuyeux... Mais... Et si... vous vous trompiez ?, osa avancer le colonel, qui, bien que plus haut dans la hiérarchie militaire, parlait à Olstrik avec la plus grande déférence.
- Je vous rappelle que je suis investi des pleins pouvoirs pour cette mission de contre-espionnage ; j’ai besoin de faire des vérifications poussées, je dois l’emmener avec moi immédiatement.
- Mais... où donc ?
- Je suis navré de ne pouvoir vous le révéler, l’emplacement est confidentiel. Si, comme vous le croyez, Mademoiselle est innocente, nous la libèrerons aussitôt.
- Ah oui... Bien sûr...”
Pendant la conversation, Sophie avait continué de pleurer et de clamer son innocence, et quand elle vit les deux gardes s’avancer, elle n’eut pas à se forcer beaucoup pour jouer l’épouvante. Ils lui mirent les mains dans le dos, lui passèrent des menottes et la forcèrent à se lever, la tenant chacun par un bras. Elle se débattait - sans grande conviction, voulant garder ses forces -, criait des banalités (“Vous faites erreur, jamais je ne ferais ça, je vous en prie, non, laissez-moi, etc.”) et fut conduite derrière le commandant jusqu’à sa voiture, traversant la grande salle sous les yeux médusés de ses collègues. Les deux gardes la firent entrer à l’arrière du véhicule, eux-mêmes montèrent à l’avant et Olstrik, ayant aboyé à ses hommes de les conduire “au QG”, s’installa près d’elle.
Comme l’automobile avançait, les sanglots s’estompaient, et voilà que Sophie sentait son nez la démanger atrocement à présent ; elle avait grand besoin d’un mouchoir mais, les mains liées dans le dos, elle ne pouvait que pencher la tête vers la portière et renifler, ce qui la mortifiait. Ses joues étaient fraîches, à cause des larmes qui avaient coulé, et elle commençait à frissonner, n’ayant pas pu prendre son manteau lors de son arrestation. La peur, aussi, montait.
Olstrik, l’air agacé, lui ordonna sèchement :
“Tournez-vous, que j’enlève vos menottes et que vous puissiez cesser ces insupportables bruits de reniflement.”
Une fois détachée, elle put enfin sortir son mouchoir, et tournant toujours le dos au commandant, put mettre fin à son humiliante tracasserie. Elle le rangea ensuite et regarda par la portière, ne reconnaissant déjà plus les quartiers de Hanovre : elle avait peu visité la ville, n’en ayant pas eu le temps. Elle coula un regard vers le commandant, qui regardait droit devant lui, et se demanda s’il allait lui remettre les menottes. Il la laissa tranquille, jusqu’à ce qu’ils arrivent à une sorte d’hôtel particulier, où il lui ordonna :
“Donnez-moi vos mains, je remets vos attaches.”
Puis l’un des soldats ouvrit la portière, la fit descendre de force, tandis qu’elle se débattait à nouveau, pour la forme ; Olstrik passa devant, les deux gardes suivirent, emmenant Sophie vers une porte sur le côté du bâtiment. Traversant un couloir qui était certainement réservé aux domestiques, ils montèrent ensuite un escalier, et, s’arrêtant devant une porte, Olstrik signifia aux militaires qu’ils pouvaient disposer. Il ouvrit, et fit entrer Sophie dans une sorte de vestibule, joliment orné de boiseries. La prenant par le bras, il l’amena derrière une autre porte : ce devait être le bureau qu’on lui avait attribué quand il n’était pas à l’antenne des renseignements.
Il défit ses liens, la fit asseoir, sans mot dire, et s’installa face à elle, nonchalamment appuyé contre le massif bureau d’acajou qui trônait au milieu de la pièce.
“On peut dire que vous savez jouer la comédie, Mademoiselle la Baronne. J’y ai presque cru moi-même.
- Je n’ai pas eu besoin d’exagérer réellement, dit-elle, la voix un peu rauque.
- Mais où sont mes manières ? Tenez, je vais vous servir une petite libation pour calmer vos nerfs, et du thé pour vous remettre tout à fait.
- Merci.”
Il passa derrière elle, ouvrit un petit cabinet et sortit deux verres à liqueur, qu’il emplit d’un liquide ambré ; il lui en tendit un, précisant :
“C’est un alcool de baies de Lituanie. Je souhaite qu’il vous plaise.”
Et, après avoir levé son verre à sa santé, il avala le contenu d’un trait, mais Sophie, plus circonspecte, trempa seulement ses lèvres, n’étant pas habituée aux spiritueux.
“Vous m’offenseriez en le buvant ainsi, il faut l’absorber en une fois pour que le palais soit saturé des différentes senteurs. Faites preuve de ce courage qui vous caractérise et imitez-moi.”
Elle obéit, et ensuite, toussa, la gorge en feu ; le commandant, riant, reprit le verre et tira un cordon près d’une porte. Presqu’aussitôt apparut un domestique, à qui il demanda que l’on monte deux tasses de thé. Puis il reprit sa pose contre le bureau, regardant la jeune fille qui s’était remise de sa quinte de toux.
“Bien. Parlons maintenant de la suite des opérations. Il se trouve que j’ai carte blanche, ma hiérarchie étant assez sûre de mon dévouement. Cela va grandement faciliter votre transfert.
- Vers où ? demanda-t-elle, la voix toujours enrouée.
- Oh, je voudrais vous en faire la surprise. Je suis sûr que cela vous plaira.
- Que ferai-je là-bas ?
- Ma foi, ce que vous voulez, tant que vous restez sage et n’essayez pas de vous enfuir.
- Est-ce loin d’ici ?
- Vous pensez bien que cette réponse vous apporterait trop d’informations pour une possible évasion. Je n’ai aucune envie de vous traquer jusqu’aux Pays-Bas, car j’imagine que c’est par là que vous comptiez regagner la France ?
- Il y a d’autres pays neutres, répondit-elle calmement, maudissant intérieurement le commandant d’avoir déjoué ses plans avant même qu’elle les eût clairement conçus.
- Certes. Cependant, je serai dans l’obligation de vous cacher notre trajet. Je suis un homme précautionneux.”
Le domestique revint avec le thé, et la jeune fille but avec reconnaissance le breuvage chaud. Elle se sentait déjà mieux.
“Pour ce soir, je vais devoir vous mettre en cellule, sinon cela attirerait trop les suspicions ; nous partirons demain matin, avec les deux gardes qui vous ont amenée ici. Ce sont des mercenaires, ils ne posent pas de questions.
- Ils sont lituaniens, eux aussi ?
- Peut-être. Quel est votre avis ?
- Non, sinon vous auriez échangé avec eux dans cette langue, or, vous leur avez parlé allemand à chaque fois.
- Effectivement. Ce sont des prussiens lambdas, appâtés par le gain. Quand je ne pourrai plus les payer, ils iront chercher un maître ailleurs. Mais cela n’arrivera pas tout de suite.
- À moins qu’ils ne servent déjà quelqu’un qui leur offre davantage.
- Croyez-moi, ils n’auraient pas cette idée-là. Ils n’ont pas votre intelligence. Mais voilà que l’heure tourne, si je veux être prêt à partir demain avec vous, je vais devoir remplir quelques rapports. Il va falloir vous mettre en cellule, hélas. Mais, tout d’abord... Pouvez-vous défaire un peu votre coiffure, afin de sembler avoir été malmenée pendant l’interrogatoire ?”
Elle s’exécuta, tirant de-ci, de-là, dégageant quelques mèches, son chignon semblant sur le point de se défaire. Le commandant approcha la main, assez brusquement, de son visage, et, instinctivement, elle l’évita, protégeant sa figure de son bras replié. Il stoppa net.
“Pensez-vous vraiment que je vais vous frapper encore ? Avez-vous donc si peur de moi ?
- Non, je... un réflexe malheureux.
- Je voulais seulement récupérer ceci avant qu’elle ne tombe tout à fait, dit-il en lui tendant une de ses épingles à cheveux.
- Je vous demande pardon, je vous remercie, dit-elle rapidement, les yeux baissés.”
Il ne répondit rien, se dirigea vers la porte qui menait à l’escalier qu’ils avaient pris, et la précédant de quelques pas, la mena aux bas des marches. Ici, il se tourna, sortit les menottes ; elle présenta ses mains, et il la saisit par le bras, sans dire un mot, pour l’amener dans la cour d’entrée. Là, il appela les deux gardes, leur dit de mettre l’espionne en cellule et de remonter le voir. La jeune fille fut amenée à une sorte de cave, fermée par une grande porte en chêne. Les soldats l’y poussèrent, et, par le soupirail où passaient les derniers rayons de la journée, elle vit un banc en bois. Il n’y avait ni couverture, ni pichet d’eau, mais épuisée, elle s’allongea sur la planche dure, et s’endormit.

Quand la porte s’ouvrit, elle se leva, toute vermoulue de l’inconfort de la nuit : ses mains menottées par devant étaient engourdies, son dos lui faisait mal, et elle n’était pas parvenue à refaire son chignon. Elle avait donc natté ses cheveux et dissimulé les épingles dans l’ourlet de sa jupe ; sa longue tresse lui arrivait jusqu’à la hanche, et se balançait paresseusement au gré de ses mouvements. Les deux soldats de la veille la firent sortir, la conduisirent jusqu’à une autre automobile, plus discrète que celle utilisée jusqu’ici par le commandant, et la firent monter à l’arrière. Eux-mêmes restèrent postés de chaque côté du véhicule, jusqu’à l’arrivée d’Olstrik, qui monta près de Sophie, comme la veille. Les deux gardes s’engouffrèrent à leur tour, l’un au volant, et la voiture démarra.
Le commandant baissa les tentures qui permettaient d’obstruer les fenêtres latérales, et ferma un rideau qui séparait les deux banquettes. La jeune fille n’avait donc aucune idée de la direction qu’ils prenaient.
“À présent que nous sommes - relativement - seuls, permettez-moi de vous offrir...”
Il se pencha, sortit une besace de sous la banquette, d’où il tira une couverture, une gourde et des tartines.
“Vous n’avez pas si mauvaise mine, après une nuit en cellule... Donnez-moi vos mains.”
Elle les lui tendit, il la débarrassa des menottes, et machinalement, elle les frotta l’une contre l’autre pour rétablir la circulation.
“Merci, commandant, dit-elle.”
Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas boire goulûment l’eau qu’il lui avait donnée, elle était assoiffée, mais savait qu’il fallait se désaltérer petit à petit. De même, les épaisses tartines - des sortes de sandwich - lui donnaient très envie, et elle dût encore se maîtriser pour manger lentement. Pendant ce temps, le commandant ôtait sa casquette et s’installait plus confortablement. Il attendit patiemment qu’elle ait fini son repas, puis, tirant un carnet de sa poche, se tourna vers elle.
“Et maintenant, racontez-moi donc vos aventures ; je brûle de savoir tout ce que vous avez traversé.”
Elle lui narra sa décision de partir à Bruxelles pour prendre soin des blessés sans distinction, son service à la Croix Rouge, et son arrivée en France mais ne donna pas de noms. À l’entendre, elle avait appris par hasard comment traverser la frontière et rejoindre les Pays-Bas, d’où elle avait rejoint la France, convaincue par les exactions allemandes de fuir. Elle avait ensuite trouvé - par hasard, encore, selon son récit - le cousin de sa mère.
“C’est étonnant de voir à quel point vous êtes débrouillarde, à trouver ainsi, sans aucune aide, les chemins et points de chute de ce périple. Veuillez ne pas insulter mon intelligence et me donner les noms de vos amis espions.
- Je n’ai que leurs noms de code, au cas où, justement, on me capturerait.
- Intéressant, donnez-les moi.
- J’étais Athéna, il y avait Zeus, Apollon, Héra, et d’autres.
- Des hellénophiles, tous ? demanda Olstrik avec un sourire en coin.
- Apparemment.
- Parlez-moi de l’Angleterre.
- Je ne comprends pas... , commença-t-elle.
- Je sais que vous y avez séjourné, la coupa-t-il, c’est facile à déduire : les bateaux y passent obligatoirement pour arriver en France et ainsi contourner les lignes allemandes. Avec vos connaissances en langues, je ne peux croire que l’Intelligence Service vous ait laissé filer sans rien tenter.”
Elle hésita une demi-seconde, ce qui suffit à Olstrik :
“Votre silence confirme ma théorie. Quelle formation avez-vous reçue là-bas ?
- Les rudiments du chiffre, des choses banales : du morse, le carré de Polybe, ce genre de choses.
- Vous avez découvert l’existence de monsieur le cousin de votre mère dès votre arrivée à Paris ?”
Encore une fois désarçonnée, elle ne put réussir à trouver le bon ton pour mentir.
“Qu’avez-vous fait, à Paris ? Vous n’étiez pas seule, qui vous accompagnait ? Qui vous a fait rencontrer les membres du service ? la pressa-t-il.
- Je ne sais plus, essaya-t-elle, mais vit qu’il n’était pas convaincu. Elle ne parvenait plus à retrouver son audace passée.
- Vous essayez de me rendre la vie difficile, mais je finirai par savoir. Autant me le dire dès à présent, cela me mettra de bonne humeur. N’oubliez pas que je suis en mesure de faire la pluie et le beau temps en ce qui vous concerne, à présent.”
Elle resta silencieuse, essayant de conserver le peu de courage qu’elle avait encore, et il reprit, la voix plus dure :
“Les noms, Mademoiselle la Baronne.
- Le... le commandant Vidal, souffla-t-elle, écœurée par son propre manque de bravoure.
- Ah oui, je me souviens. C’est lui qui vous a ouvert les portes, donc ?
- Oui.
- Et ensuite ?
- Ensuite, on m’a envoyée au front comme infirmière, dit-elle, plus assurée.
- De quel côté ? demanda-t-il aussitôt.
- Côté allemand, répondit-elle piteusement.”
Elle ne parvenait plus à mentir, il la connaissait trop bien, et son regard scrutateur décelait la moindre expression qui la trahissait, de même que son ouïe parvenait à distinguer les modulations de sa voix quand elle dissimulait une information. Pendant le stage à Folkestone, on lui avait brièvement parlé de ces techniques et compétences d’interrogateurs, mais le manque de temps, combiné à une semi-certitude qu’elle ne serait pas confrontée à cette situation, avait persuadé les instructeurs de ne pas la former à y résister.
“Que faisiez-vous là-bas ?
- Je soignais les blessés... et je renseignais les français sur les mouvements de troupe. On ne se méfiait pas de moi.
- Une grave erreur, mais fort compréhensible. Quand êtes-vous revenue côté français ?
- En février 1916.
- Intéressant. Et puis ?
- Le commandant Vidal avait retrouvé le cousin de ma mère. Je suis allée habiter chez lui.
- Nom et profession ?
- Jacques d’Âpremont, paléographe.
- Intéressant, répéta-t-il. J’ai entendu parler de messages retrouvés en cunéiforme, cela ne vous dit rien ?
- Je... ne sais pas.
- D’après mes agents, les codes sont plus durs à percer depuis le mois de mars 1916. Puis vous êtes arrivée dans le service de l’Abteilung en septembre 1916... Ces mois ont été bien employés... ”
Elle ne répondit pas - elle ne trouvait rien à dire - et il la regarda plus intensément, lui tendant un feuillet qu’il avait ôté de son carnet. Dessus était dessiné un damier, différentes pièces disposées sur les cases.
“Qu’en dites-vous ?
- Un jeu d’échecs...?
- Oui, mais constatez la place de cette tour et de ce fou. Normalement, étant donné le nombre de pièces encore en place, surtout les pions, ce mouvement n’aurait pas été possible à ce stade du jeu.
- Peut-être une erreur de novice ?
- Ou des indications codées sur des positions de troupes.”
Encore une fois, elle resta coite. Il reprit le feuillet, et continua, imperturbable :
“Nous avons appris que c’était l’agent Athéna qui avait mis au point le cryptage initial. Depuis quelques temps, nous ne parvenons plus à percer la clé, cela ne correspond plus avec les données que nous avions.”
Elle pensa très clairement, essayant de ne pas laisser voir sa satisfaction :
“Ha ! Bien fait ! Ce doivent être les avancées de mon cousin et de ses équipes.”

Il avait remis le dessin dans son carnet, et reprit :
“Cachez votre joie un peu mieux, Mademoiselle la Baronne. La guerre n’est pas finie, encore.
- Hélas, non, à cause d’individus de votre acabit.
- Conservez votre courtoisie quelques temps encore, je n’ai pas encore décidé complètement de votre sort, et maintenant que je sais quel atout vous représentez, je vous laisserai moins de libertés que je n’avais prévu.
- Moins de liberté qu’une résidence surveillée ? Une cellule, donc ?
- Vous verrez bien, curieuse petite...”
Il coupa sa phrase abruptement, puis reprit, très vite :
“De toutes façons, nous n’allons plus trop tarder. Avez-vous froid, Mademoiselle la Baronne ?
- Non, merci, commandant.
- En ce cas, je vous conseille de dormir un peu, vous êtes toute pâle. Certainement les cahots de la route.”
Elle voulait rétorquer que c’était plutôt son interrogatoire qui l’avait poussée à bout, mais préféra s’abstenir. Si elle aggravait son cas en se rebellant, ses espoirs de fuite allaient se réduire comme peau de chagrin. Elle s’enroula donc dans la couverture, s’installa contre la portière et ferma les yeux. Elle les rouvrit en sentant le courant d’air et réussit à entrevoir l’extérieur du véhicule, par une fente entre la tenture et le cadre de la porte. Mais hélas, elle ne put rien repérer d’intéressant : la route passait par une morne forêt, elle ne vit ni panneau, ni hameau, ni maisonnette ; elle continua d’épier, au cas où, quand le véhicule s’arrêta.
Elle se redressa, jetant un regard interrogateur au commandant, qui regarda simplement sa montre et lui dit d’un ton bref :
“Plein d’essence. Vous pouvez continuer à regarder par la fenêtre, nous sommes au milieu d’une forêt, comme vous l’avez sans doute remarqué. Nous devrons nous arrêter encore une fois, mais vous n’en apprendrez pas davantage, j’ai calculé le trajet.”
Rougissant d’avoir été percée à jour si facilement, elle reprit sa position, serrant la couverture car elle avait froid malgré tout, et quand l’automobile redémarra, se laissa bercer et s’endormit. Elle se réveilla à nouveau lors du deuxième plein promis par le commandant. Il lui annonça d’une voix brève :
“Je vais vous ouvrir la portière, venez.”
Elle était tout ankylosée, aussi cette occasion de se dégourdir les jambes fut-elle bienvenue. Ils étaient à nouveau au milieu d’une forêt, plus dense que la précédente. Elle se rendit compte qu’elle avait besoin de soulager sa vessie, ce que le commandant semblait deviner. Allumant une cigarette, il lui fit signe d’aller dans les bois, et elle eut un instant l’idée de s’échapper, mais qu’allait-elle faire, en plein hiver, dans une forêt inconnue, sans eau, ni nourriture, sans idée de la direction à prendre ?
Quand elle revint, le commandant avait à la main une gourde, et elle lui demanda :
“Avez-vous assez d’eau pour me laver les mains ?”
Fort obligeamment, il versa le liquide tandis qu’elle faisait ses ablutions.
“Vos habitudes de la Croix Rouge ?
- En effet. J’essaye de les garder, tant bien que mal.
- Une bonne chose. Buvez un peu, puis nous repartirons.”
Quand ils remontèrent, le commandant s’installa à nouveau confortablement, et, se tournant vers Sophie :
“Nous arriverons dans quelques heures. Je vais dormir et je vous conseille de faire de même.”
Et, sans plus de cérémonie, il mit sa casquette sur ses yeux et ne dit plus rien. Mais la jeune fille mit du temps à retrouver le sommeil ; coulant un regard vers le commandant, elle se demanda à nouveau où il l’emmenait. Le pâle soleil d’hiver entrevu pendant la pause indiquait qu’on descendait vers le sud, vers l’intérieur des terres, ce qui était logique ; elle estimait qu’ils roulaient depuis environ huit heures du matin, et qu’il était à présent près de quatre heures de l’après-midi ; en calculant une vitesse moyenne à cinquante kilomètres par heure, cela faisait quatre cents kilomètres ; il fallait ajouter les heures supplémentaires, les méandres des routes... Peut-être allait-on vers Leipzig, ou Dresde, ou Francfort...
Elle dût s’endormir car elle s’aperçut à peine que la voiture s’arrêtait, elle était si confortablement installée : la couverture semblait peser plus lourd, lui tenir plus chaud, et elle sentait... le parfum et le tabac... ? Elle ouvrit les yeux d’un coup pour constater qu’elle était couverte du manteau de laine du commandant et il glissa un peu quand elle se redressa. Elle était seule dans l’habitacle. Mais elle entendit des pas près de la portière et devina la silhouette d’Olstrik quand il l’ouvrit ; il faisait nuit. Elle lui tendit son manteau :
“Je vous remercie, commandant.
- Vous pouvez le garder jusqu’à l’intérieur, il fait froid.”
Et ainsi emmitouflée dans le manteau trop grand, elle le suivit jusqu’à une large bâtisse, dont on ne distinguait qu’une porte éclairée par une chiche lanterne. Il la précéda de quelques pas dans la maison et referma la porte derrière elle ; ils se retrouvèrent dans l’obscurité, mais elle entendit Olstrik bouger, et tourner le commutateur, donnant une vive lumière qui l’aveugla dans un premier temps. Quand elle se fut habituée, elle constata qu’ils étaient dans une petite pièce monotone, qui servait manifestement uniquement de passage entre l’extérieur et le reste de la maison. Confirmant son intuition, le commandant ouvrait une autre porte, tout en lui disant :
“Navré de vous faire passer par l’entrée de service, mais il nous fallait être discrets.
- Où sommes-nous ? demanda-t-elle en franchissant le seuil, qui donnait sur un corridor, avec diverses portes et un escalier au bout.
- Vous devinerez, je pense, suivez-moi.”
Et repassant prestement devant elle, il monta les marches, ouvrit une autre porte et s’inclina comme elle entrait dans la pièce, une grande bibliothèque, où dans l’âtre brûlait un bon feu. Il alluma les lampes, et elle vit, accroché au-dessus du manteau de la cheminée, le grand blason d’azur à renards de gueules.
“Nous sommes... chez votre père ?
- Non pas, Mademoiselle, mais chez moi, uniquement. C’est un legs d’un grand-oncle sans enfant ; j’en ai fait ma petite forteresse personnelle. Venez que je vous mène à votre chambre, il y a une salle de bain, ensuite nous dînerons.”
Elle le suivit comme un automate, essayant d’embrasser d’un coup d’œil les beautés qui l’entouraient tandis qu’ils se rendaient dans une pièce voisine, via un autre corridor ; la chambre était tout aussi luxueuse et élégante, sans faute de goût. Il lui montra le cabinet de toilette, équipé de tout le confort moderne : baignoire, eau courante, etc. Elle restait sans voix devant tant de faste.
“Je viendrai vous chercher dans... une demie-heure, dit-il en indiquant la pendule de la chambre ; j’ai fait donner des ordres pour que vous ayez du linge propre.”
Et, reprenant le manteau qu’elle portait toujours sur ses épaules, il la salua et ferma la porte - à clé, nota-t-elle en entendant le cliquetis de la serrure. Elle se précipita alors pour enfin se laver, et c’était un délice de profiter de ce confort, l’eau chaude, le savon, l’éponge, la brosse à dents...
“J’en pleurerais de joie, si je n’étais pas dans cette situation, songea-t-elle comme elle se séchait et se dirigeait vers la bonnetière où elle trouva des pièces de linge de corps d’une exquise finesse.”
Elle prit ce qu’il y avait de plus simple, et, brossant ses longs cheveux, elle contemplait les différentes toilettes mises à disposition, choisit encore l’ensemble le plus discret : un corsage blanc, une longue jupe bleu marine avec veston assorti. Coiffée de son chignon natté, elle attendit le retour du commandant en furetant un peu dans la pièce, mais n’y trouva rien qui pût l’aider dans un projet d’évasion. Il faisait trop noir pour qu’elle distinguât l’extérieur, et elle finit par patienter en prenant l’un des livres qu’on avait mis à disposition dans la chambre : un recueil de contes slaves, aux délicates illustrations, qu’elle feuilleta jusqu’à ce qu’elle entendît la clé.
“Ah, j’avais comme l’intuition que vous sélectionneriez cet ouvrage. Vous êtes ravissante.”
Elle rougit, confuse ; lui-même s’était changé et le costume sombre qu’il portait complimentait sa silhouette.
“Je vous remercie de toutes ces attentions, commandant, mais... comment avez-vous fait, en si peu de temps ?
- Le téléphone, des serviteurs efficaces, et un faible besoin de sommeil permettent d’accomplir des miracles. Suivez-moi, je suis affamé.”
Ils sortirent et cette fois descendirent par le grand escalier, jusqu’à la salle à manger, où étaient disposés les plats sur une grande table, deux couverts mis : l’un au haut bout de la table, et l’autre juste à côté.
“Je sais que c’est contraire aux exigences de l’étiquette, mais nous serons sans domestique pour nos repas ; j’espère ne pas vous choquer.
- C’est très moderne de votre part, commandant, lança-t-elle sans réfléchir.
- En effet, sourit-il, et vous verrez que je ne suis pas un aussi mauvais hôte que vous le pensez.
- Je ne pense pas que vous soyiez un mauvais hôte, répliqua-t-elle comme il la faisait asseoir, mais je ne peux pas dire que cette invitation me plaise.
- La situation pourrait être pire, je pense, lui dit-il tout en lui prenant son assiette, et la remplissant de divers mets.
- Oui, et je vous remercie de ne pas m’avoir dénoncée, ni Héphaïstos ; je vous suis reconnaissante de ces actions.
- Mais ?
- Mais... leur motivation me déplaît, répondit-elle tandis qu’il s’asseyait après avoir empli et apporté les deux assiettes.
- Ah, un point de philosophie intéressant, effectivement. Une bonne action par une mauvaise motivation reste-t-elle bonne ?
- Pas d’après l’évangile, mais ma reconnaiss…
- Vous croyez donc toujours, après tout ce que vous avez vu ? la coupa-t-il.
- Je crois d’autant plus, après tout ce que j’ai vu, répondit-elle paisiblement.”
Un silence s’installa, tandis qu’ils mangeaient ; tout était délicieux. Olstrik était pensif, mais reprit bientôt :
“Si mes plans se déroulent comme prévu, cette situation ne durera pas bien longtemps. Une fois la guerre terminée, je vous demanderai la juste rétribution de mes services.
- Je vous rembourserai jusqu’au moindre pfennig, dussé-je pour cela travailler ma vie entière, assura-t-elle avec feu.
- Oh, je n’en doute pas, dit-il avec un sourire ironique. Les plats sont-ils à votre convenance ?
- Tout est exquis. Je n’ai rien goûté d’aussi bon depuis mon départ de chez les Vengels.
- Ah, oui, bien sûr.
- Avez-vous de leurs nouvelles ? demanda-t-elle après une petite hésitation.
- Ils étaient tous en vie et en bonne santé il y a deux mois. Depuis, je n’ai pas eu le temps de les contacter. Ils sont très inquiets de ne plus recevoir de courrier de votre part.
- J’en suis désolée, dit-elle sincèrement. J’aime cette famille, et je souhaite les revoir dès la guerre finie.
- Je ne pourrai leur dire que vous êtes en vie, malheureusement.
- Je sais, répondit-elle douloureusement.”
La conversation retomba à nouveau, tandis qu’elle s’efforçait de chasser la mélancolie et la tristesse ; rassemblant son courage, elle osa demander :
“Combien de temps resterai-je ici ?
- Je ne peux vous donner de durée précise, mais votre séjour sera long, quatre à six mois, je pense.
- Comment ?! s’étonna-t-elle.
- Une telle guerre ne se finit pas en une semaine, Mademoiselle, répliqua-t-il d’un ton peu amène.
- Je le sais, mais, que vais-je faire, ici, toute la journée ?
- Je vous trouverai des occupations.
- Mais je ne ferai rien d’utile...
- Si par “utile”, vous voulez parler d’espionner, alors, effectivement, cette activité-là cessera. Mais nous reparlerons de ces arrangements demain. Si vous n’avez plus faim, passons donc au salon.”
Il se leva, tira sa chaise et présenta son bras, qu’elle prit machinalement ; dans le salon, une théière encore chaude les attendait sur un petit guéridon, avec deux tasses. Dans la pièce grandiose, se tenait un majestueux piano à demi-queue, que Sophie ne put qu’admirer comme ils s’asseyaient dans un divan.
“Oui, c’est un bel instrument, agréa Olstrik. Vous m’en jouerez à l’occasion.
- Il faudra patienter un peu, dans ce cas, je n’ai pas touché un piano depuis... deux ans.
- Votre virtuosité ne saurait être entravée par ce genre de détails, lui dit galamment le commandant en lui donnant une tasse de thé. J’ai bon espoir que mon violon vous accompagnera dignement sous peu.
- Comment, mais... Jamais je n’ai su... Vous ne m’avez jamais dit...
- Un talent que je cache, de peur qu’on me demande sans cesse d’amuser la galerie, comme vous le fîtes maintes fois de bonne grâce. Je ne joue que quand je le souhaite.
- Ah, fit-elle, un peu déçue de ne pas entendre le son de l’instrument.
- Mais si cela vous fait plaisir...
- Oh, pas si vous vous obligez à jouer, non, commandant. Je n’ai pas pu écouter de musique pendant longtemps, je m’en passerai encore.
- Ce n’est pas plus mal... Depuis ma blessure, ma main gauche peine parfois et se crispe. C’est très irritant et cela m’empêche de jouer si je n’ai pas sérieusement assoupli mes doigts.
- Peut-être y a-t-il encore une lésion sur les tendons fléchisseurs, commença-t-elle à dire.
- Le médecin pense la même chose, mais je ne souhaite pas me faire réopérer, dit-il d’une voix nette.
- Alors, peut-être des massages réguliers, en profondeur, avec un alcool fort, permettraient d’atténuer l’effet de crampe.
- Si c’est vous qui prodiguez les soins, alors, je voudrais bien, dit-il sans la regarder.”
Elle eut un furtif soupçon : aurait-il donc peur, cet homme si impressionnant ? Mais son bon cœur lui dicta les paroles suivantes :
“Je peux bien vous rendre ce service, après tout, ce n’est pas comme si j’étais débordée de travail...
- En ce cas, vous voudrez bien commencer demain, le froid n’arrange pas ma condition.
- C’est normal, le corps luttant pour garder votre chaleur partout ailleurs ne peut plus concentrer ses efforts sur cette blessure.
- Il commence à se faire tard, mais que diriez-vous d’une partie d’échecs afin de conclure cette journée ? J’ai hâte de voir vos progrès.
- N’espérez pas de miracles, encore une fois, je n’ai pas disputé de partie sérieuse depuis une éternité.” 

Sur un autre petit guéridon, joliment entouré de deux fauteuils - des bergères - se tenait un échiquier, les pièces en ivoire déjà disposées sur le damier.
“Je vous laisse l’ouverture, Mademoiselle, dit-il, s’installant du côté des pièces noires.
- Je vous remercie, commandant.”
Elle n’avait pas de plan en tête en commençant la partie, ce qui agaça légèrement Olstrik.
“Concentrez-vous, cela fait au moins trois fois que vous auriez pu inverser la donne, dit-il en lui prenant un fou, qu’elle avait complètement délaissé.
- Je suis navrée, mais je vous avais prévenu.”
Il remporta la victoire, mais elle avait plusieurs fois menacé des pièces maîtresses au cours de l’affrontement.
“Votre esprit est si français, comme je vous l’avais déjà dit. Le sacrifice n’est pas la seule solution au combat.
- Mais il permet parfois des miracles, rétorqua-t-elle, un peu vexée.
- Je vous accompagne à votre appartement, dit-il soudain.
- Mille mercis, les rues ne sont pas sûres, en effet.”
Il laissa échapper un petit rire avant de la précéder jusqu’à sa chambre.
“Je vous souhaite le bonsoir, Mademoiselle.
- Merci, commandant, de même. Allez-vous fermer à clé ?
- Une prudence de ma part, je goûte peu les surprises.
- Quel dommage, cela peut-être si amusant..., laissa-t-elle échapper en franchissant le seuil. Bonsoir, commandant.”
Il s’inclina, ferma la porte et elle se mit à la recherche d’affaires pour la nuit, impatiente de se glisser sous des draps propres. Elle trouva une chemise de nuit, s’en vêtit et s’installa avec le recueil de contes slaves ; c’était un tel plaisir de lire au lit, elle n’avait pu s’en délecter depuis longtemps. Soudain, elle ressentit une grande honte : elle, qui savait ce qu’enduraient les soldats, les civils, tous, depuis le début de la guerre, profitait d’un confort indécent ; aussi, elle éteignit vite, et pria, pria pour tous ces malheureux, pria jusqu’à ce que Morphée, dans sa bienveillance, vînt lui donner le repos.

Elle fut réveillée brusquement par des coups frappés à sa porte, et désorientée, s’empêtra dans les draps - elle avait dû s’entortiller dedans pendant son sommeil - et lorsqu’elle voulut s’extirper du lit, en tomba, le pied encore coincé dans les couvertures. La porte s’ouvrit alors, et le commandant sur le seuil la vit dans cette fâcheuse posture. Furieuse, elle siffla :
“Pourquoi me découvrez-vous toujours dans les situations où ma maladresse est à son paroxysme ?”
Elle parvint à se lever, mais, se rendant soudain compte que seule sa chemise de nuit la recouvrait, prit précipitamment un oreiller qu’elle plaça devant elle, en bouclier. Le commandant, pris d’hilarité quand il l’avait aperçue, lui dit, narquois :
“Navré de vous avoir effrayée ; il est huit heures, et je vous attends pour le déjeuner d’ici un quart d’heure.
- J’y serai, vous pouvez sortir, merci.
- Vous savez, vous n’êtes pas la première que je vois en chemise de nuit.
- Il m’importe peu d’être la millième ou plus, sortez de cette pièce, dit-elle, sa voix de plus en plus forte.
- À vos ordres, dit-il, goguenard et refermant la porte.”
Frustrée d’entendre encore son rire, elle jeta le plus violemment qu’elle put l’oreiller contre la porte, retenant mal un cri de colère ; le bruit mou et misérable que fit l’oreiller en tombant par terre augmenta sa rage, et, pour se calmer, elle défit violemment son lit, dont les traîtres draps lui avaient dérobé toute dignité. Elle se mit ensuite en devoir de s’habiller, reprit la toilette de la veille, se coiffa, et, ses nerfs retrouvés, refit son lit, rangea les divers effets qu’elle avait sortis, et tourna la poignée de la porte. Elle ne s’attendait pas à ce qu’Olstrik fût là, à l’attendre, et eut un petit sursaut en le voyant.
“Je pensais que vous m’attendiez en bas, dit-elle confuse.
- Je vous accompagne, je ne voudrais pas que vous vous perdiez en chemin.”
Elle comptait sur son absence pour visiter rapidement les pièces adjacentes, et, encore une fois, il l’avait devancée et deviné ses plans. Une fois assise à table, il lui offrit du thé, il y avait là encore, comme la veille, profusion de mets variés et raffinés, mais elle ne put se résoudre à en prendre. Ce que voyant, le commandant lui demanda :
“Vous ne mangez pas ?
- Je n’ai pas très faim. Et puis...
- Et puis ?
- Je me sens coupable de déguster ces plats raffinés quand d’autres meurent de faim.
- Ne pas les manger n’y changera rien, rétorqua-t-il, haussant les épaules et ouvrant une gazette.
- C’est vrai ; c’est simplement... un principe.
- Pas de catéchisme avant dix heures du matin, voulez-vous ? lança-t-il ironiquement derrière son écran de papier.”
Elle ne répondit rien, et regarda mélancoliquement par les petites fenêtres - cette partie de la bâtisse était visiblement d’architecture quasi-médiévale, avec des ouvertures réduites -, espérant apercevoir l’extérieur, mais comme les châssis se trouvaient assez haut, elle n’apercevait que le ciel en étant assise. Buvant son thé, sans toucher aux plats odorants et appétissants, elle tourna machinalement son regard sur le journal du commandant, pour lire les articles qui étaient de son côté.
“Au fait, Mademoiselle, si cela ne vous dérange pas, pourriez-vous me prodiguer les soins promis par vous dès ce matin ? demanda-t-il, toujours derrière le journal
- Certainement. Où puis-je trouver une cuvette d’eau chaude, une serviette et de l’alcool à friction ?
- Il vous suffit de les demander, mes domestiques les apporteront dans le salon, nous y serons plus à l’aise.
- Mais je ne les ai pas encore vus.
- C’est normal ; je les ai embauchés pour cela. C’est la première consigne à respecter pour rester à mon service.
- Je ne parle pas lituanien.
- Mais eux parlent allemand, aussi, demandez donc.”
Se sentant à la fois parfaitement stupide et impolie, Sophie éleva la voix :
“Voudriez-vous apporter dans le salon une cuvette d’eau chaude, une serviette et de l’alcool à friction, je vous prie ? Je vous remercie.”
Après un moment de silence, elle se mit à rire, et secouant la tête :
“On se croirait dans un conte, le château enchanté de la Belle et la Bête, où les objets se déplacent tout seuls.
- Charmant pour moi, lança-t-il ironiquement, baissant enfin la gazette.
- Oh, pardon, commandant, ce n’est absolument pas ce que je voulais dire, dit-elle aussitôt, embarrassée.
- Je plaisantais, Mademoiselle, dit-il en reprenant sa lecture.”
Quelques minutes plus tard, ils se dirigeaient vers le salon, où était disposé, sur un petit guéridon, tout ce qu’elle avait demandé. Elle trempa le doigt dans l’eau pour vérifier la température, demanda au capitaine d’enlever sa veste et de remonter sa manche, puis de s’installer dans un fauteuil. Avisant un petit tabouret, elle l’approcha du bras gauche du fauteuil, puis y déposa la cuvette d’eau encore fumante.
“Voudriez-vous me laisser examiner vos deux mains ? Cela m’aidera, de comparer.”
Et sans plus de cérémonie, elle s’agenouilla devant lui, et il lui tendit les deux mains, qu’elle saisit délicatement.
“Je vais manipuler un peu, vous devrez me dire quand cela fait mal et où. Ensuite, nous détendrons muscles et tendons dans l’eau, puis je frictionnerai, en assouplissant. Ce ne sera pas agréable.”
Et elle commença de chercher le problème, faisant faire divers mouvements à la main droite, intacte, puis à la gauche, remontant parfois jusqu’au coude, et constatant l’ampleur des dégâts.
“Schrapnel ? demanda-t-elle.
- Oui.
- Pas de soins immédiats ?
- En effet, j’ai attendu quasiment deux jours.
- Mmmh, réfléchissait-elle, le chirurgien ne vous a pas trop raté, en termes de suture, vos cicatrices sont peu profondes et assez estompées.
- Il m’a dit que j’ai eu de la chance, je n’ai reçu que quelques débris.
- En revanche, la raideur annulaire-auriculaire n’a pas été soignée comme il l’aurait fallu. Je pense aussi que vous compensez forcément les crispations dans le reste du bras, peut-être jusqu’à la nuque.
- Effectivement, j’ai des raideurs que je n’avais pas avant.
- Il faudrait aussi masser par là, dit-elle en se relevant pour inspecter le col du commandant, mais il se pencha en arrière, et elle entendit un cliquetis sous sa chemise - “Quelle ferraille porte-t-il là-dessous ?” se demanda-t-elle -, et lui prenant les mains, il la retint de l’examiner plus avant.
“Pour aujourd’hui, juste la main, s’il vous plaît, Mademoiselle, dit-il d’un ton net, mais où elle percevait malgré tout une pointe d’appréhension.
- Mes soins ne seront pas efficaces s’ils ne sont pas complets, dit-elle impatiemment, se remettant à genoux, et trempant la main du capitaine dans la bassine. Vous savez, vous n’êtes pas le premier que je vois en chemise, lança-t-elle, un peu brusquement.”
Il se mit à rire, et elle lui massa la main sous l’eau, détendant les muscles, lui demandant de refaire des mouvements d’assouplissement, puis elle le sécha, et toujours à genoux, le bras du commandant reposant sur celui du fauteuil, elle frictionna plusieurs fois, prévenant lorsqu’elle allait insister sur un point certainement douloureux ; alors, Olstrik retenait sa respiration quelques secondes et détournait le regard.
Le tout dura presqu’une heure, après quoi le commandant la remercia :
“Vous êtes étonnante, je ne pensais pas que cela ferait une telle différence, je n’ai plus de raideur.
- C’est temporaire, hélas, mais tant mieux. Où dois-je ranger..., commença-t-elle.
- Nulle part, la coupa-t-il en haussant les épaules.”
Et se relevant, il remit ses manches et sa veste, mais elle ne pouvait se résoudre à laisser les objets tels quels, aussi les reposa-t-elle sur le guéridon où elle les avait trouvés. Olstrik, l’observant, secoua la tête :
“Vous êtes si habituée à rendre service, c’en est déroutant.
- C’est chose normale, pourtant.
- Venez plutôt avec moi, j’ai idée de vous montrer quelque chose à la bibliothèque qui vous intéressera et vous occupera l’esprit.”
Piquée par la curiosité, elle le suivit. Entré dans la pièce, il lui désigna un petit secrétaire où étaient disposés divers ouvrages : livres, carnets, feuillets.
“Vous qui aimez les codes et autres énigmes, cela vous plaira. Il s’agit des carnets de voyage de ce fameux grand-oncle qui me donna cette demeure. Mais... regardez plutôt...”
Et il lui mit un carnet ouvert dans les mains : tracés sur le papier, des signes divers et variés emplissaient les pages. Elle feuilleta rapidement le petit cahier, et ces signes étranges étaient la seule écriture utilisée.
“Il a inventé un code, que je n’ai pas encore réussi à percer à jour ; j’espérais que vous voudriez bien m’accorder votre aide dans mes recherches.
- Volontiers.
- Et que diriez-vous d’un peu de musique cet après-midi ?
- Certainement, oui.
- Vous semblez préoccupée...
- Cela ne me regarde pas, sans doute... Mais...
- Laissez-moi en juger.
- Vous... eh bien... Vous allez rester ici... longtemps ? Je veux dire, n’avez-vous pas de comptes à rendre à votre hiérarchie ? D’autres missions ?
- Ah, je vois. Vous avez peur que je sois un déserteur ?
- Non, je ne vous vois pas de cette trempe, mais vos supérieurs...
- J’ai demandé quelques semaines pour vous interroger ; je dirai que vous n’avez pas survécu aux interrogatoires. Puis un médecin, ami de l’organisation, ordonnera que je prenne un congé long pour me soigner, je me suis arrangé avec lui. Vous devrez supporter ma présence un certain temps. Si je suis amené à quitter les lieux, vous serez toujours surveillée, cependant. Aussi n’escomptez pas vous échapper prochainement.
- Je... je ne...
- Allons, n’essayez pas de me mentir, Mademoiselle la Baronne ; vous laissez traîner votre regard comme si vous étiez en train d’apprécier le décor, mais je sais que vous essayez aussi de repérer les éventuelles sorties.

- J’apprécie sincèrement le décor, répondit-elle en rougissant ; impossible d’échapper à son regard, décidément.
- Ce qui est une bonne chose, car vous allez sans doute le voir longtemps...
- Vous aviez dit six mois...
- Oh ! Serait-ce un laps de temps trop court à vos yeux ?
- Ce n’est pas...
- Je ne peux prédire l’avenir, mais je pense en effet que la guerre sera finie d’ici là. Alors, nous verrons. En attendant, prenons cette tâche au sérieux, reprit-il en désignant les carnets. J’ai hâte de voir si nous parviendrons à percer le code.”
Et ils se mirent au travail, sur la longue table installée dans la bibliothèque.
“Comment procèderiez-vous, Mademoiselle ? demanda-t-il, une fois qu’ils furent assis.
- Il faudrait repérer et répertorier les différents symboles, et en compter la fréquence ; si nous avons des informations géographiques des pérégrinations de votre grand-oncle, cela pourrait aider aussi à estimer le groupe de langues dont est issu le texte, il s’est peut-être inspiré d’une langue réelle. Si c’est une langue vocalique, où les voyelles sont plus utilisées que les consonnes, cela sera plus facile. Dessiner ces symboles nous permettra aussi sans doute d’y déceler un détail qui pourrait nous renseigner quant à sa place dans le mot, comme le sigma grec, par exemple, qui a une graphie différente en fin de mot. Puis, je pense qu’il faut aussi déterminer si c’est une langue à déclinaisons, ou une agglutinante, ou les deux, et voir aussi si les verbes sont conjugués.
- Commençons par là, alors, ce sont de bonnes méthodes.”
Ils travaillèrent quelques heures, comparèrent les différents signes, les classèrent par fréquence, les dessinèrent, etc. Puis ils se rendirent à la salle à manger pour prendre un repas, qu’Olstrik lui servit ; elle avait très faim, mais se souvenant que d’autres n’avaient pas ce confort, prit le moins possible. Le commandant le remarqua sans doute, mais ne fit pas de réflexion, amenant la conversation sur les possibles avancées de la matinée, puis ils passèrent au salon.
“Amadouez l’instrument, tandis que je vais chercher mon violon, lui dit-il en quittant la pièce à grandes enjambées.”
Elle s’assit, et posa doucement les doigts sur les touches du clavier ; avait-elle perdu beaucoup de sa dextérité ? Elle joua une petite mélodie d’exercice, se trompa plusieurs fois, et frustrée, laissa échapper un petit grognement de dépit, recommença mais sentait qu’elle était loin de son talent d’autrefois. Le commandant revint sur ces entrefaites, et elle cessa de jouer, le regardant, elle laissa échapper avec colère :
“C’est catastrophique. Encore pire que je ne le pensais.
- Vous êtes impitoyable envers vous-même ; prenez patience. Exercez-vous à nouveau tous les jours, je pense qu’en une ou deux semaines, vous aurez retrouvé le feu sacré.”
Elle eut une expression de doute poli, mais continua un peu ses exercices, tandis qu’Olstrik accordait son violon. Il en tira une mélodie enjouée, puis une plus triste et lente. Sophie s’arrêta pour l’écouter : c’était superbe, le commandant avait un réel talent ; elle se demanda furtivement quelles autres facettes il lui cachait encore.

Visiblement satisfait de sa prestation, il lui demanda :
“Quel air vous ferait plaisir ?
- Je ne sais pas...
- Mmmh, je vais improviser sur une chanson populaire lituanienne, cela devrait vous convenir.”
Et, fascinée, Sophie l’observa jouer : tantôt entraînant, tantôt mélancolique, l’air était merveilleux de tonalités harmonieuses, le commandant l’exécutant avec une facilité déconcertante. Quand il s’arrêta, elle s’exclama :
“Oh déjà, c’était si beau...
- Je vous en jouerai d’autres... Je dois monter à mon bureau et y travailler quelques heures, dit-il soudain, regardant sa montre. Pendant ce temps, je veux entendre vos gammes, Mademoiselle.
- Bien, répondit-elle, désarçonnée par ce brusque changement de ton.
- Soyez studieuse, et n’essayez pas d’aller vous promener, n’est-ce pas ?
- Je n’aurai donc pas le droit de sortir, jamais ?
- Si fait, en ma compagnie. Je vous montrerai les jardins ; mais plus tard, avant le dîner, par exemple.
- Sur quoi portera votre travail ? osa-t-elle demander.
- Des rapports, bien entendu. Des ordres à donner, des lettres à rédiger. Pour l’instant, je dois continuer à informer ma hiérarchie.”
Il s’inclina, mettant fin à la conversation et sortit. Sophie resta seule devant le piano, et, se sentant vaguement épiée, obéit au commandant. Elle se levait parfois, sous prétexte de s’étirer, de remettre le tabouret ou même de rajuster sa jupe, en profitant pour regarder vers les fenêtres du salon, assez éloignées, la pièce étant immense, d’où elle n’apercevait qu’une courette, et un autre bâtiment en face. Elle n’osait pas s’approcher des vitres, sachant qu’on rapporterait cela au commandant. Aussi, voyant que son investigation ne la menait pas à grand-chose, elle se concentra à contrecœur sur son jeu ; mais son regard balayait la pièce, comptait les portes, essayait de repérer quelque chose, n’importe quoi qui pourrait lui donner un quelconque indice sur les lieux. Peine perdue, hélas.
Deux à trois heures étaient passées, et elle en avait assez ; quelques mouvement mécaniques lui étaient encore impossibles après tout cet entraînement, elle se crispait et faillit, dans sa frustration, donner un petit coup de poing sur le clavier. Elle se retint à temps, et elle visa sa cuisse, ce qui, sans lui faire mal aucunement, n’arrangea pas son humeur.
“Je vous ai connue plus patiente, entendit-elle dans son dos, ce qui la fit sursauter.”
Elle se retourna, le commandant s’était approché sans bruit, encore une fois, passant par une autre porte.
“Mais on entend que cela vous revient, malgré vos pauses.
- J’ai besoin de m’étirer fréquemment, je ne suis plus habituée à rester inactive aussi longtemps.
- Aussi viens-je vous proposer une petite promenade rapide avant la nuit.
- Je vous remercie.
- J’ai fait préparer des manteaux, suivez-moi.”
Et il la conduisit jusqu’au vestibule par où elle était entrée la première fois. Il lui donna une longue cape et un châle, tous deux fort jolis et bien chauds, puis il ouvrit la porte - elle aussi fermée à clé, nota Sophie - et ils s’engagèrent au-dehors. L’air était piquant et frais, il y avait encore un peu de neige, ce qui était normal pour la fin d’un mois de janvier, mais cela fit beaucoup de bien à Sophie de sentir à nouveau les parfums de la nature : à Vienne, à Bruxelles, à Paris, à Hanovre, elle avait tant regretté les arômes de sa chère forêt, et, bien que l’hiver ait laissé sa marque, elle retrouvait enfin des odeurs d’humus et de sylve qui lui avaient tant manqué.
Elle suivit le commandant, ils se trouvaient dans une cour carrée, entourée des bâtiments qui formaient le château, et il ouvrit une autre porte, qui menait à une terrasse, dont les marches descendaient jusqu’au jardin. De là, elle eut une bonne vue de l’ensemble : tout autour du parc se dressaient de hauts murs lisses, aucune porte ne menait à la forêt adjacente, qui restait touffue malgré l’hiver. Elle ne pouvait rien deviner de ce qui se trouvait au-delà, l’horizon étant bloqué par la cime des arbres.
“Mon grand-oncle aimait à être tranquille, et je lui ressemble apparemment beaucoup, aussi ai-je entretenu ce qu’il avait déjà entrepris, lui dit Olstrik. Je vois que vous commencez à comprendre qu’une évasion sera impossible.
- Tout semble prévu, en effet, répondit-elle d’un ton qu’elle espérait tranquille.
- Mais peut-être m’étonnerez-vous encore, après tout, ajouta-t-il, un sourire ironique aux lèvres. Venez, je désire vous montrer divers endroits, notamment la serre, tant qu’il fait jour.”
Et il la mena aux détours des bosquets bien tenus, lui narrant les améliorations entreprises, jusqu’à la serre, qu’il ouvrit :
“Ici, vous trouverez toutes sortes de specimens fascinants, et d’autres créés par mon jardinier. Vous avez le droit d’en cueillir, bien sûr.
- Je n’oserais pas, elles sont si belles, répondit Sophie, contemplant la luxuriante collection. Ce serait dommage.
- Et moi qui me réjouissais à l’idée que vous me prépariez un bouquet pour mon étude, me voilà déçu dans mes espoirs.
- Si vous le souhaitez, bien sûr, répondit-elle sans enthousiasme.
- Vous êtes bien aimable, dit-il en ignorant le ton qu’elle avait employé.”
Comme le jour baissait déjà, il lui proposa de rentrer prendre une tasse de thé, ce qu’elle accepta, et ils parcoururent le chemin inverse. Débarrassés de leurs manteaux, ils repassèrent au salon, où le thé les attendait déjà. Le commandant lui demanda si elle avait besoin de quoi que ce soit pour améliorer son confort, mais elle répondit qu’elle ne manquait de rien matériellement.
“De quoi donc, alors ?
- Je souhaiterais me rendre à la messe.
- Impossible, coupa-t-il aussitôt. Et je ne ferai pas venir de prêtre, je sais que certains font partie de réseaux de renseignements, le Saint Siège fermant les yeux et n’ayant donné aucun ordre explicite quant à cette activité.”
Elle se tut, le cœur gros.
“Cependant, reprit-il, il y a une chapelle. Je vous y conduirai.
- Merci. Quand cela ?
- Dès demain, si vous le souhaitez.
- S’il vous plaît, oui, dit-elle, soulagée.”
Les tasses vides, il se leva :
“Je souhaite que vous vous changiez pour le dîner, cette tenue est trop simple à mon goût.
- Mais elle convient parfaitement...
- Du tout, je sais que vous avez des robes qui vous iront bien mieux.
- Je ne souhaite pas changer de toilette, dit-elle avec conviction. Les autres sont trop...
- Trop quoi, je vous prie ?
- Trop somptueuses à mon goût.
- Mais il me plairait de vous les voir porter, insista-t-il, assez vivement, le ton de sa voix durci.
- Je ne suis pas une poupée, commandant, répondit-elle le plus calmement qu’elle pût, malgré sa terreur.
- Eh bien, on me résiste ? Je dois dire que ça n’est pas pour me déplaire, pour l’instant, mais je pourrais m’en lasser. Dois-je vous rappeler que sans moi, Héphaïstos et vous seriez morts ? Souhaitez-vous que les investigations reprennent pour votre cher ami anglophile ?”
Elle blêmit.
“Du chantage ?
- Parfaitement. Soit vous m’obéissez, soit je livre votre complice, ainsi que tous les noms que vous m’avez révélés. Ils sont pour l’instant protégés par mon unique bon plaisir, et si vous ne vous pliez pas à mes exigences, ils ne passeront pas la semaine.”
Sous le choc, elle ne sut quoi répondre. À sa grande fureur, elle sentait les larmes monter, et baissa les yeux, vaincue. Pour une chose aussi futile, elle n’allait pas lutter.
“Maintenant que vous êtes raisonnable, suivez-moi donc à vos appartements pour vous changer ; nous dînons dans une heure.”
Elle le suivit, et, une fois dans sa chambre, se sentit profondément lâche. Elle se rendit alors compte que les dernières lueurs du jour permettaient de voir l’extérieur depuis la fenêtre : elle s’y précipita. Des barreaux étaient placés devant, ce qui ne l’étonna guère, et elle ne distinguait que la forêt environnante. Elle essaya d’ouvrir, mais un verrou l’empêchait de manœuvrer l’espagnolette. Folle de rage, elle essaya de forcer un peu, mais ne parvint à rien. Elle eut un instant l’idée folle de casser un carreau, mais s’aperçut que cela ne la mènerait à rien, car ils étaient trop petits, elle ne pourrait qu’y glisser le bras.
Soudain désespérée, elle se laissa glisser le long du mur, et recroquevillée, se mit à pleurer ; elle était si impuissante, si vulnérable, complètement prisonnière, dans cette cage dorée. Joignant les mains, elle se calma, réfléchit ; elle envisagea un moment de dire qu’elle était malade et ne dînerait pas, mais il y avait ce risque que le commandant prît la mouche. Avec répugnance, elle songea : “Je puis peut-être l’amener à des sentiments plus généreux, gagner petit à petit plus de liberté de mouvement, endormir sa méfiance... Il m’a aimée, autrefois, peut-être pourrais-je raviver la flamme ?”.
Mais cette pensée l’écœurait, elle repensa à toutes les bontés qu’il avait eues pour elle, avant la guerre, mais aussi, malgré tout, depuis son arrestation. Elle ne pouvait pas se résoudre à cela. Et la réussite n’était pas assurée, de plus... Elle se secoua mentalement ; le réseau ne tomberait pas tant qu’elle obéirait. Et cette obéissance pourrait peut-être tromper le commandant, l’amener à moins de précautions...
Alors elle allait obéir. Elle se dirigea vers la penderie, où étaient suspendues les différentes toilettes ; elle se rendit compte qu’il y en avait davantage qu’il y a deux jours : un domestique était donc venu en ajouter pendant son absence. Elle s’en doutait, mais se promit bien fermement de ne rien dissimuler dans la chambre, qui était probablement fouillée chaque jour. Elle passa la main sur les différents tissus, songeuse. Elle n’était pas franchement coquette, mais ne pouvait se cacher qu’elle se sentirait certainement jolie dans n’importe laquelle de ces robes.
Il y en avait de différentes teintes, mais majoritairement du bleu, du gris, du blanc ; elle choisit une robe, faite d’un tissu gris, le plus sombre qu’elle trouva, se lava, se recoiffa, changea ses dessous, et la revêtit. En regardant son reflet dans la grande glace, elle se trouva déguisée, et la robe était plus décolletée qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle envisageait de la changer, quand un coup sonore retentit à la porte :
“Il est l’heure, Mademoiselle.
- Je... Oui...”
Avec tout cela, elle avait laissé passer l’heure ; le cliquetis de la serrure se fit entendre.
“Êtes-vous visible ?
- Une petite seconde...”
Et elle s’enroula dans le châle qu’elle avait choisi, dissimulant ainsi son cou et le haut de ses bras.
“Me voici.”
La porte s’ouvrit. Le commandant la regarda un petit instant :
“Vous êtes bien jolie, mais, avez-vous froid ?
- Un peu, oui.
- Je puis faire chauffer davantage.
- En aucun cas, je suis bien ainsi.”
Il eut un petit sourire, montrant qu’il n’était pas crédule et elle le suivit jusqu’à la salle à manger. Encore une fois, la table était parée de plats divers, et, comme les fois précédentes, Olstrik emplit les assiettes. Elle remercia, commença son repas. Il ne disait rien, et elle ne voulait pas engager la conversation. Aussi le dîner se passa-t-il en silence, à part les quelques fois où il lui proposait davantage et où elle refusait poliment.
Toujours sans un mot, ils passèrent au salon où les attendait la théière ; il la servit, elle remercia, et ils passèrent ainsi un long moment sans rien dire. Il se leva soudain, et il désigna le jeu d’échecs. Elle s’y rendit, il la fit asseoir, et mutiques, ils enchaînèrent quelques parties ; elle perdit la première fois, gagna la deuxième de justesse, - enfin ! songea-t-elle subrepticement -, faillit gagner la troisième, et échoua lamentablement à la dernière. Sur ce, il se leva, elle l’imita et il la conduisit à sa chambre.
“Je vous souhaite le bonsoir, Mademoiselle.
- Également, commandant.”
Et, enfin, cette journée s’achevait. Elle revêtit sa chemise de nuit, natta ses cheveux, et se mit au lit. Elle pria, et comme la veille, le sommeil vint sans qu’elle s’en rendît compte. 

 

Au matin, elle sortit du sommeil assez tôt, la pendule indiquait six heures. Elle en profita pour regarder à nouveau par la fenêtre, espérant qu’il ferait assez jour pour qu’elle aperçût davantage que la dernière fois, mais rien n’était visible que la forêt, et une crête au loin. Elle en déduisit que le château se trouvait au centre d’une sorte de petite vallée, entourée de collines. En ce cas, où étaient les villages ? Peut-être de l’autre côté ? Elle regarda vers le bas, et fut presque épouvantée par la falaise abrupte que surplombait le bâtiment de ce côté. Tout en bas, elle distinguait une route qui serpentait, mais impossible de s’échapper par là, c’était certain.
Déprimée, elle s’assit sur le lit ; puis, une soudaine idée lui vint : pourrait-elle crocheter la serrure avec ses épingles à cheveux ? Son cousin d’Âpremont lui avait montré un mécanisme de verrou, lui expliquant comment on pouvait baisser les cylindres et ainsi libérer le barillet. Elle en prit une poignée et, s’agenouillant devant la poignée, regarda au travers : elle n’y vit rien, mais s’y attendait. Prenant tout de même le risque, elle commença d’introduire l’épingle et, à force d’appuyer, de tâtonner, de presser, entendit un premier cliquetis encourageant. Elle continua - cela dura une bonne quinzaine de minutes, peut-être plus, - quand, victoire !, elle eut désenclenché le mécanisme. Elle tourna la poignée sans bruit, ouvrit la porte,... et se trouva face à Olstrik.
Très détendu, il était appuyé contre le mur opposé à sa porte, les bras croisés, et eut un petit rire.
“Très ingénieux ; et vous comptiez vous promener ainsi en chemise de nuit pour explorer ?”
Elle referma aussitôt la porte en la claquant, mortifiée, tandis qu’il éclatait d’un rire sonore.
“Puisque vous êtes si matinale, habillez-vous donc, je souhaite vous montrer mes écuries. Mettez quelque chose d’approprié.”
Furieuse, elle prit une grande inspiration, et revêtit un costume sombre, une sorte de jupe-culotte, mais plus longue, avec veston assorti. Une fois prête, elle rouvrit la porte, et suivit Olstrik qui l’avait attendue. Lui-même portait un costume d’équitation ;  ils repassèrent par le petit vestibule et la courette, mais il se dirigea vers un porche sur le côté droit des bâtisses. Ils entrèrent dans les écuries, où l’on entendait des hennissements, des coups de sabots...
Il entra dans une stalle, et elle resta prudemment en arrière. L’odeur, forte, la surprenait ; elle avait peur des chevaux, les quelques bêtes du domaine étant de grands roncins, utilisés pour tirer les charrues et véhicules. Les rares cavaliers croisés lors de son séjour en Belgique l’avaient défavorablement impressionnée. Elle connaissait les dangers d’une monture : morsures, coups de sabots, écrasements, elle avait aussi soigné ces plaies-là.
“Venez donc, n’ayez pas peur, voyons, vous qui êtes si téméraire.”
Elle jeta un œil circonspect dans la stalle, et y aperçut une belle jument à la robe claire - elle apprit par la suite qu’on disait palomino - , qui se tenait immobile, près d’un adorable poulain tout aussi clair. Olstrik caressait la belle tête fine de la jument, qui lui donnait de légers coups de museau pour montrer son affection.
“Approchez donc, elle est très douce. Je l’ai acquise juste avant la guerre et elle n’a jamais blessé quiconque. Tenez, venez, insista-t-il, prenant sa main pour la poser sur l’encolure de la bête.”
Sophie tremblait malgré tout, et caressa un peu le crin très doux, mais quand la jument tourna la tête vers elle, elle recula d’un bond.
“Allons, vous n’êtes pas raisonnable, lui dit Olstrik. Elle voulait simplement voir comme vous êtes jolie.”
Et, d’autorité, il la reprit par la main, et, se tenant derrière elle, ne la lâcha pas, guidant les caresses sur la robe de l’animal, qui restait patiemment sans rien faire.
“Vous savez qu’elle s’appelle comme vous ?
- Vous l’avez appelée Sophie ? s’indigna-t-elle, révoltée.”
Il repartit d’un rire sonore, en répondant :
“Non, Athéna. Une amusante coïncidence.
- Si l’on veut, oui, dit-elle.
- D’après vos réactions, j’en déduis que vous n’êtes jamais montée à cheval ?
- Non, ils m’effraient, répondit-elle franchement.
- C’est fort dommage, car cet exercice est l’une de mes activités favorites. Je pourrais vous montrer la forêt alentour, cela vous plairait.”
Sophie ne dit rien, pensant très vite : plus j’en saurai, mieux je pourrai m’enfuir. Et s’il me prête un cheval...
“Hélas, vous devrez vous promener tout seul, dit-elle par pur esprit de contradiction.
- Il m’est très facile de vous prendre sur ma monture, dans un premier temps. Et puis, je vous donnerai des cours, cela nous distraira tous deux.”
Il lâcha enfin sa main, sortit de la stalle - elle le suivit bien vite - et se dirigea vers une autre où cette fois un immense palefroi noir résidait. Terrorisée, Sophie resta bien loin de l’animal, et Olstrik la regarda, légèrement goguenard, en venant caresser sa monture.
“Magnifique, n’est-ce pas ? Perkun - c’est son nom -, d’après le dieu balte du tonnerre.
- Il est... impressionnant.
- Une belle bête, nous nous entendons fort bien. Nous allons le seller et je vous emmènerai faire un tour.”
Elle hocha frénétiquement la tête, n’arrivant même plus à parler.
“Ne soyez pas ridicule, enfin, vous ne risquez rien, je serai là, dit-il d’un ton un peu coupant.”
Et il prit le licol de Perkun pour le sortir ; Sophie se précipita au-dehors de la stalle, sachant qu’elle était couarde, mais son instinct était trop fort : un coup de sabot de cet animal et elle serait propulsée plus loin qu’un boulet de canon.
“Approchez, Mademoiselle, venez, lui dit le commandant, lui faisant face, la gigantesque bête le suivant docilement. Il faut qu’il vous voie.
- Je suis désolée, c’est au-dessus de mes forces, répondit-elle, en tremblant.”
Avec un mouvement d’impatience, il reprit sa main dans la sienne, et, se mettant cette fois entre la monture et elle, il lui fit caresser l’animal, dont le crin était plus dru que celui de la jument.
“Je serais déçu que vous ne tentiez pas d’apprendre ce sport, il peut être très utile, et c’est un réel plaisir.
- J’essaierai, souffla-t-elle après avoir dégluti.
- Venez, allons le préparer.”
La selle, la couverture et les rênes se trouvaient non loin de l’autre porte de l’écurie, et Sophie regarda le commandant manipuler les objets, tirant, ajustant les sangles et tout le harnachement. Malgré son appréhension, elle appréciait la beauté de cet animal, sa robe noire, sa longue crinière, il était, réellement, magnifique ; elle admirait aussi, malgré tout, l’aisance avec laquelle le commandant effectuait ses tâches, portant facilement la lourde selle, murmurant des mots d’apaisement à sa monture - en lituanien, sans doute, car elle ne reconnaissait pas cette langue mélodieuse - et, quand tout fut prêt, le cavalier et son palefroi formaient un superbe tableau.
“Suivez-moi, nous allons passer par la cour, et ferons la promenade dans les jardins.”
Elle resta à bonne distance, derrière, ayant toujours peur du fatidique coup de sabot, et quand ils arrivèrent à la terrasse, Olstrik fit descendre les marches - heureusement assez larges et plates - au cheval, puis se tourna vers elle.
“Vous comptez rester sur les marches pour monter à cheval ? Une méthode nouvelle, sans doute ?
- Je ne sais pas monter ; et j’ai peur.
- Je vous aiderai, il ne peut rien vous arriver de fâcheux avec moi.”
Elle laissa échapper un petit rire incrédule, ce qui sembla le mécontenter.
“Venez ici, cessez vos gamineries, reprit-il d’un ton vif.”
Elle approcha telle un condamné allant à sa potence. Arrivée près du cheval, elle se rendit compte que sa tête parvenait à peine au pommeau de la selle, mais tandis qu’elle se demandait comment elle allait bien pouvoir grimper jusque là, elle se sentit saisie par le commandant, qui l’installa sans peine à l’avant de la selle, puis, mettant le pied à l’étrier, il monta derrière elle.
“Placez votre jambe droite de façon à entourer le pommeau et laissez pendre votre jambe gauche ; vous serez ainsi équilibrée et ne pourrez pas tomber. Tenez-vous bien droite, et ne vous accrochez pas à sa crinière, il déteste ça.”
Effrayée par la hauteur à laquelle elle se trouvait, elle se sentait en position précaire ; et pour l’instant, Perkun n’avait pas encore avancé ! Elle tremblait des pieds à la tête.
“Détendez-vous, lui dit-il à l’oreille, nous irons au pas, vous verrez, cela vous plaira.”
Il prit les rênes, et dans sa panique, elle s’accrocha aux avant-bras du commandant, quand le cheval fit quelques pas. Elle cessa aussitôt, se morigénant : “S’il ne peut plus contrôler le cheval, c’est l’accident assuré.” Elle fixa donc les deux oreilles de l’animal, et, tendue comme une corde de piano, garda l’équilibre.
“Très bien, vous avez déjà les bons réflexes, dit le commandant d’un ton satisfait au bout de quelques minutes. Essayons au trot, maintenant.
- Non, je vous en prie, non, non...
- Je vais vous empêcher de tomber, dit-il, en passant un bras autour de sa taille.”
Elle voulut le repousser tout d’abord, mais comme il entamait un petit trot, elle s’y accrocha seulement.
“Ouvrez les yeux, lui dit-il encore, regardez comme tout paraît petit et lent, à présent.”
Elle obéit, et, effectivement, malgré le trot réduit du cheval, elle constata que les distances se réduisaient, que les buis semblaient minuscules, et cette nouvelle perspective l’emplit de joie. Elle eut un petit rire, nerveux encore, mais malgré tout joyeux. Elle comprenait. Elle comprenait enfin que la chevauchée pouvait griser, calmer, contenter, comme elle l’avait lu si souvent.
Le cheval alla un peu plus vite, encore, et elle n’eut plus aussi peur lors des petites pointes de vitesse du destrier. Lorsqu’elle se rendit compte qu’ils s’approchaient à nouveau des marches, son angoisse passée était disparue ; mais une nouvelle la remplaça : comment en descendait-on, maintenant, de cette bête ? Et une fois qu’elle-même serait revenue à sa taille normale, le cheval, lui, serait toujours aussi massif et imposant.

Perkun s’arrêta, Olstrik descendit lestement et lui tendit ses bras pour qu’elle s’y jette ; c’était assez humiliant, songea-t-elle, mais ne voyant d’alternative, elle se laissa glisser jusqu’à lui. Il la soutint, car elle semblait avoir des jambes en chiffon. Le remerciant sans le regarder, puis se dégageant de ses bras, elle alla s’asseoir sur la marche la plus proche, afin de reprendre contenance. Pendant ce temps, sans doute pour la laisser garder ses lambeaux de dignité, le commandant donna un sucre à son étalon, le flattant, lui grattant la tête, et l’animal s’ébrouait, apparemment ravi.
“Vous ne vous en êtes pas mal tirée, vous savez, dit-il en allumant une cigarette.
- Par rapport à un sac de pommes de terre, oui, répondit-elle.
- Du tout, lança-t-il en riant. Vous avez vaincu votre terreur, et je crois même qu’à un moment, cela vous a plu.
- Effectivement, j’ai... j’ai compris... l’ivresse qu’on pouvait ressentir, dit-elle, cherchant ses mots.
- Une excellente étape ; nous recommencerons. Mais dans deux ou trois jours, car j’ai idée que vous serez courbaturée, on utilise des muscles dont on soupçonne à peine l’existence lors de cet exercice. Et comme vous étiez un peu... crispée, cela n’arrangera pas les choses.”
Il commença de monter les marches, attendit Sophie en haut des escaliers, dont les jambes lui obéissaient avec peine. Il la fit passer la porte des jardins, suivit avec Perkun, referma à clé, et se dirigea vers l’écurie. Elle le suivit à bonne distance, et le regarda desseller, brosser et installer le grand destrier, partagée entre l’admiration et la crainte. Quand il eut refermé la stalle, il lui offrit son bras, qu’elle accepta avec reconnaissance. Il la conduisit jusqu’à sa chambre :
“Prenez donc un petit bain chaud, pour vous délasser, puis je viendrai vous chercher pour nous sustenter.”
Elle acquiesça ; malgré tout, l’odeur des équidés ne lui plaisait pas, et elle avait hâte de se défaire de ces vêtements. Elle tituba jusqu’à la salle de bain, les jambes décidément toutes raides, se délassa dans l’eau chaude et choisit cette fois une robe bleue, au décolleté acceptable. Elle attendit que le commandant frappât à la porte, et il la mena jusqu’à la salle à manger, où il la servit, comme à l’habitude. Elle se rendit compte qu’elle mourait de faim, mais refusa de manger, se disant qu’elle profitait d’un luxe indécent.
“Vous savez, ce n’est pas en dépérissant que vous changerez quoi que ce soit, lui lança Olstrik, caché derrière sa gazette.
- Je ne vais pas dépérir ; ces petits efforts ne sont rien comparés à ceux fournis par d’autres.
- Oui, mais, si vous n’êtes pas assez forte pour vous déplacer, comment pourriez-vous envisager une quelconque évasion ?
- Je... n’ai pas l’intention...
- Allons, coupa-t-il, baissant son journal et la regardant intensément. Je ne peux exiger votre parole d’honneur que vous ne vous évadiez pas, mais pourriez-vous avoir l’honnêteté de me dire que vous ne voulez pas rester ici ?
- En effet, je souhaite rejoindre la France et m’y rendre utile à la hauteur de mes moyens.
- Je vous comprends ; mais c’est impossible.
- Vous pourriez me relâcher.
- Vous en savez trop ; vous rendre la liberté serait trop dangereux pour nos plans. Mais aussi pour vous.”
Il remit son journal à hauteur de ses yeux, et elle resta silencieuse. Elle avisa alors un petit couteau à beurre, qu’elle cacha sous sa serviette, et le fit glisser subrepticement sur ses genoux, pour ensuite le dissimuler dans sa manche droite. Cela pourrait peut-être servir ?
“En ce cas, commandant, puis-je vous demander de me montrer la chapelle ?
- Comment, tout de suite ?
- Dès la fin de votre déjeuner, si vous n’y voyez pas de désagrément.
- Bien, je vais vous y conduire, en ce cas.”
Il se leva, la conduisit vers une autre issue que celle menant au salon, et ils traversèrent moult corridors de service, descendirent un escalier en colimaçon, et il ouvrit la porte de la chapelle. En y pénétrant, Sophie fut émerveillée par le charme et la grâce de ce lieu de recueillement : une sensation de paix l’envahit, et elle ne put retenir son admiration.
“Oui, elle date du XVe siècle ; on n’y a guère touché depuis, à part quelques menues restaurations.
- Je souhaite y prier.
- Dès maintenant ?
- Maintenant et tous les jours, bien que je demande là une grande faveur.
- Je vous laisse une demi-heure, je ferme à clé et reviendrai vous chercher.
- Merci, commandant, du fond du cœur.”
Il la salua, sortit, fit tourner la clé et elle entendit ses pas décroître dans le couloir. Elle se jeta à genoux près du maître autel, demandant la force, la patience, la tempérance, les yeux fixés sur le grand crucifix ; elle demanda la bonne santé de tous ceux qu’elle aimait, et même pour Olstrik, elle demanda qu’il pût voir les erreurs de son jugement et le pardon divin. Elle entonna des chants, ce qui l’apaisa, puis se releva. Elle n’entendait rien dans le couloir, et eut une idée furtive, romanesque : peut-être y avait-il ici quelque passage secret, ou bien encore de quoi cacher des objets utiles à son évasion ?
Espérant ne pas commettre de sacrilège, elle fureta de-ci de-là, cherchant un courant d’air, un rai de lumière qui eût pu indiquer une quelconque piste. Quand elle entendit le bruit de la serrure, elle s’agenouilla devant une statue de la Vierge, à même le sol de pierre.
“Comment, les bancs et prie-Dieu ne sont donc pas assez inconfortables, Mademoiselle la Baronne, que vous voilà sur le sol gelé ?
- Je souhaitais voir cette Madone de plus près, cela m’apaise.
- Allez, venez donc, nous devons continuer notre décryptage de feu mon grand-oncle.”
Elle se leva, encore courbaturée des exercices d’équitation, et son pied heurta malencontreusement un pavé inégal, la précipitant vers le commandant qui la retint par les poignets. Comme elle reprenait son équilibre et remerciait, le commandant gardait fermement ses bras dans les mains.
“Que dissimulez-vous ainsi dans votre manche ? Sûrement, ce n’est pas un renfort du tissu.
- Je... C’est à dire que...”
Mais il ne la laissa pas parler, et déboutonnant la manchette, il saisit le couteau à beurre, et exposa son avant-bras nu. Elle ne pouvait feindre l’étonnement, bien sûr. Elle le regarda, la peur et le défi se mêlant dans son expression. Mais il partit d’un rire sonore.
“Vous me surprendrez donc toujours. Mais que comptiez-vous faire de cette arme redoutable, ô charmante petite biche effrayée ?
- Beurrer des tartines, répondit-elle avec tout l’aplomb qu’elle pût canaliser.”
Il rit encore, et la prenant par la main, toujours hilare, il la conduisit hors de la chapelle, son rire ne s’estompant que comme ils s’approchaient de la bibliothèque. Il déposa le couteau sur un guéridon, et l’amena jusqu’à la table de travail.
“Bien, à présent, remettons-nous à l’ouvrage, dit-il comme si de rien n’était. Vous allez lire ceci - il lui donna un lourd volume relié, intitulé : “De la Mythologie traditionnelle des Scythes et des Sarmates : rapports des fouilles des années 1860 à 1880” - et m’en faire une synthèse. Je suis assez persuadé que mon grand-oncle, ayant participé à ces fouilles et ayant aidé à la rédaction de l’ouvrage, s’en est servi pour son code.”
Et elle obéit, contente, au fond, qu’il ne l’ait pas punie pour son acte de rébellion ; l’ouvrage était passionnant, des gravures accompagnaient le texte, et elle ne put retenir une exclamation quand elle repéra un symbole particulier, découvert sur une tombe du IIe siècle avant Jésus Christ. Elle chercha dans les notes qu’ils avaient prises des signes utilisés dans les carnets.
Olstrik, jusqu’ici penché sur un autre recueil, releva la tête et elle croisa son regard :
“Ces deux signes correspondent. Voyez, sur l’illustration, c’est une sorte de griffon ou de chimère, stylisé ; et ceci, est la simplification à l’extrême du griffon : un bec, une corne, une aile, une serre. Il a inventé son propre alphabet !
- Formidable, dit-il calmement, mais son regard laissait percer un enthousiasme certain, et il se leva aussitôt pour se placer derrière elle et comparer plus à son aise les deux dessins.
- Ce qui signifie qu’il a peut-être aussi inventé la langue, ou bien qu’elle est inspirée de langues d’Asie Mineure... Ou peut-être un mélange de tout cela... C’est un indice bien maigre, hélas.
- Du tout, nous allons pouvoir déterminer les autres signes sans doute, trouver l’illustration originale.
- Il en a peut-être fait un système d’idéogrammes, et non un alphabet syllabaire... Comme les caractères chinois et japonais. En ce cas, ce sera plus dur à décrypter, encore.
- Une hypothèse à creuser, en effet, mais essayons d’abord par la voie classique. Cherchons d’autres symboles correspondant aux signes.”
À la fin de la matinée de travail, ils en avaient découvert cinq, en plus du griffon, sur les quarante-deux signes composant le code du grand-oncle : un aigle stylisé, un mouflon, un cheval, un arc avec deux flèches, une sorte de cor de chasse. Les mystères demeuraient, mais cette étude était passionnante.
Ils allèrent prendre un déjeuner bien mérité, et Sophie, électrisée par les avancées faites, en oublia sa résolution de se priver de nourriture, parlant avec le commandant des possibilités que représenterait le décryptage de ce code.
“Peut-être indique-t-il une découverte fabuleuse, un tombeau, une crypte, ou même une cité oubliée, énumérait-elle, enthousiaste.
- Sont-ce là les seuls trésors qui vous intéresseraient ?
- Pas vous ? Ne seriez-vous pas fasciné de vous rendre sur des lieux abandonnés des siècles durant, de contempler ces constructions qui ont résisté aux outrages du temps ?
- Peut-être, je n’ai pas eu le loisir d’y réfléchir.”
Elle laissa retomber la conversation. Elle n’osait demander...
“Posez-moi donc cette question qui vous brûle les lèvres, lui dit-il.
- Comment s’appelait votre grand-oncle ?
- Wolfgang von Tiesenhausen.
- Vous disiez qu’il n’avait pas eu d’enfant et vous avait légué cette demeure...
- En effet, il n’a jamais eu l’occasion de se marier. Nous nous sommes finalement peu connus, mais nous nous entendions bien. Il m’a initié lors de mon entrée dans l’organisation ; il est décédé il y a une dizaine d’années.
- Lui aussi voulait restaurer la Lituanie ?
- Il fait même partie des fondateurs du mouvement, répondit le commandant, une certaine fierté perçant dans sa voix suave.”
À nouveau, un petit silence s’installa, quand voyant les assiettes vides, il lui demanda de bien vouloir faire ses gammes et exercices au piano, tandis qu’il allait rendre des comptes à sa hiérarchie. Elle obéit encore, rongeant son frein, se sachant épiée, et recommença son manège : étirements, petits pas pour se détendre, autour du piano d’abord, puis un peu plus loin. Elle ne savait pourquoi elle se livrait à ce petit jeu, à part pour faire enrager Olstrik, car elle ne repérait rien de nouveau. Mais cela l’amusait malgré tout, et elle eut un sauvage plaisir à penser qu’il guettait ses silences, s’interrompant dans son important travail pour se demander si elle tentait de s’enfuir.
Mais l’habitude, et aussi le plaisir qu’elle commençait à retrouver en jouant, la firent néanmoins travailler sérieusement pendant deux bonnes heures. Quand le commandant revint, il lui lança :
“Vos bonnes pratiques reviennent, dirait-on.
- Sans doute.
- Si je puis abuser de votre bonté, voudriez-vous me masser encore ? Ainsi, je pourrai jouer un peu de violon pour vous ce soir.
- Certes ; mais j’aimerais aussi examiner votre nuque et votre épaule, car ce serait certainement plus efficace.
- En ce cas, nous passerons dans mon salon personnel.
- Où vous voudrez, bien sûr.”
Et elle le suivit à nouveau dans un dédale de corridors, jusqu’au premier étage, où il ouvrit une porte qui la mena à un ravissant salon, une sorte de cabinet de curiosités. S’y trouvaient déjà la bassine, la serviette et le flacon d’alcool. Le commandant lui dit de s’installer, tandis qu’il passait dans sa chambre, et il en ressortit en pantalon et maillot de corps. Il s’assit, elle s’agenouilla de nouveau face à lui, lui refit faire les mêmes exercices, et à nouveau, détendit dans l’eau sa main gauche. Frictionnant, massant, elle remonta vers l’épaule, et il ne put contenir un grognement de douleur, malgré les précautions prises et les avertissements donnés par la jeune fille.
Elle se leva ensuite, lui fit lever, baisser, tendre le bras, massa sa nuque, son cou, frictionna plusieurs fois. Au niveau du col, elle constata que sa peau portait des marques, comme s’il avait eu une chaîne. Elle lui posa la question :
“Votre épiderme est un peu à vif, ici, savez-vous pourquoi ?
- Mes plaques d’identification, sans doute.
- Ah oui, bien sûr. Il faudrait nettoyer les maillons plus souvent, ils gardent la saleté et les bactéries.”
Elle continua de lui faire faire des mouvement d’assouplissement, lui expliquant les parcours des différents nerfs et tendons, et lui raconta une découverte récente :
“Vous savez que certains soldats perdent une partie du visage, notamment la mâchoire, et sont donc obligés de forcer d’autres muscles pour compenser : on s’est rendu compte que ces compensations entraînaient des complications ailleurs, au niveau musculaire, mais même osseux. Le corps est une machine qui ne fonctionne que dans son ensemble ; le moindre grain de sable dans les rouages provoque le chaos.
- Croyez-vous que j’aurai toujours mal ainsi ?
- Je ne suis pas médecin, hélas. Mais vous êtes encore jeune, j’imagine...”
Elle s’arrêta, n’ayant aucune idée réelle de l’âge du commandant. Il faisait jeune, mais avait l’assurance de quelqu’un de plus âgé.
“J’ai trente ans. Et vous, vingt-deux, vingt-trois ?
- Vingt-deux. Mais là n’est pas la question, - coupa-t-elle très vite - vers trente ans, le corps commence doucement à présenter des signes de fatigue, qui s’aggravent avec le temps. Par chance, vous êtes sportif, en bonne santé, bien nourri ; la douleur s’estompera peut-être à force.
- Si vous continuez à me soigner, j’ai bon espoir.
- Je ne fais pas de miracle, dit-elle en secouant la tête. Il faudra sans doute revoir un chirurgien.

- Je préfère éviter.
- Je comprends. Mais prenez les exercices au sérieux : faites-les dès votre lever, et autant que faire se peut dans la journée, idem le soir.
- Je prends très au sérieux tout ce que vous me dites.
- Vraiment, tout ?, ne put-elle s’empêcher d’un ton dubitatif.
- Mais oui, vous en doutez ?
- Sur certains sujets, oui. Mais à présent que vous voilà frais et dispos, pourrais-je aller dans les jardins ?
- Bien sûr, je vous accompagne.
- Ne vous donnez pas cette peine...
- Si fait, on ne sait jamais, songez que si vous trouviez un sécateur, votre évasion serait si facile ensuite.”
Elle rougit, un peu vexée et le commandant repassa dans sa chambre afin de se rhabiller. Une fois dans le jardin, il lui demanda où elle souhaitait aller.
“J’ai repensé à votre permission de cueillir des fleurs dans la serre. Puis-je en prendre pour deux bouquets ?
- Pour qui seront-ils ?
- Un pour vous, si vous le désirez... et l’autre... pour la chapelle.
- Une requête que j’aurais trouvé raisonnable si je n’avais pas trouvé ce couteau dans votre manche plus tôt ce matin.”
Elle se mordit les lèvres, honteuse.
“Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je pense que je voulais surtout voir si j’en étais capable.
- De fait, je n’ai nul doute en votre ingéniosité. Croyez qu’il me plaît assez peu de tenir ce rôle de geôlier.
- Oui, j’imagine bien, dit-elle, les yeux balayant le jardin ordonné aux alentours. Vous avez mieux à faire, j’en suis consciente. Je sais quelles responsabilités vous incombent, et même les risques que vous prenez. En un sens, je comprends votre désir de faire renaître la Lituanie, j’essaie moi-même de sauvegarder la France, et je ne souhaite aucun mal à l’Autriche, patrie de mon père. Mais mon devoir est de m’évader. À ma place, vous tenteriez également de vous enfuir.
- En effet. Je comprends tout cela.”
La conversation retomba, puis il reprit :
“Venez donc, je couperai les fleurs moi-même, puisque cela vous tient à cœur.”
Et ils se dirigèrent vers la serre ; elle se tourna vers le commandant :
“Je n’ai aucune idée des fleurs que vous préférez, ou même des couleurs qui iraient avec le reste de la pièce.
- Eh bien, commencez par le bouquet de la chapelle, et je vous dirai ensuite ce qui me fait envie.”
Elle avisa un large arbuste où poussaient en boules des fleurs blanches, avec une forme de trompette, qu’elle trouva magnifiques :
“Pardonnez mon ignorance, comment s’appelle cette plante ?
- Des viornes d’hiver ; elles ressemblent un peu aux hortensias, je les fais pousser pour les saisons froides.
- Puis-je ?”
Il coupa obligeamment quelques rameaux, puis elle choisit aussi de la bruyère, des cyclamens, et des clématites, qu’elle agrémenta de quelques fougères ; l’effet était assez réussi, formant une pyramide élancée et colorée. Le commandant lui demanda la même chose pour lui-même, et ils rapportèrent les bouquets avec eux lorsqu’ils rentrèrent.
“Je les ferai mettre dans des vases, et l’un deux sera mis à la chapelle.
- Je vous remercie, commandant.”
Le dîner puis le thé pris ensemble, il lui proposa un peu de musique, et elle acquiesça : il lui joua quelques airs baroques et classiques, et lui demanda ensuite d’essayer de jouer avec lui. Ce fut peu probant, elle n’était pas encore revenue à son niveau de maîtrise d’avant-guerre, et surtout n’avait jamais joué en étant accompagnée. Elle se confondait en excuses, mais le commandant restait patient, jusqu’à ce qu’elle dise franchement :
“Je massacre les mélodies, et nuis complètement à votre magnifique maîtrise du violon, c’est atroce. Pouvons-nous arrêter ? Je dois m’exercer davantage.
- En ce cas, une partie d’échecs ? Je n’oublie pas que vous avez réussi à me battre une fois, hier. Nous aurions pu célébrer si vous n’aviez pas été si maussade.
- Vous-même n’étiez guère jovial, rétorqua-t-elle.
- Savez-vous que peu de gens osent me parler sur ce ton ? dit-il d’un ton badin.
- Vous me l’avez déjà dit, en effet. Mais même les coups de cravache répétés de ma tante n’ont pas suffi à me faire passer mon insolence, je dois être un cas désespéré.”
Il se mit à rire, et s’intalla face à elle pour commencer une partie. Elle avait les pièces blanches, il lui donnait toujours l’ouverture du jeu pour la première partie. Elle avait réfléchi pendant qu’elle faisait ses gammes, rassemblant ses souvenirs quant aux lectures sur le jeu et les parties disputées avec le petit Walter. Elle se décida pour “le gambit du roi” : elle savait que c’était risqué, surtout face au commandant, mais voulait essayer malgré tout.
Ils jouèrent dans un silence relatif : Olstrik avait sans doute repéré son plan, mais examinait soigneusement le plateau, tout comme elle ; parfois, les prises s’enchaînaient en quelques secondes, puis, le calme relatif revenait tandis qu’ils jaugeaient, calculaient le prochain mouvement. Elle finit par gagner, de justesse encore une fois, mais elle eut une bouffée de fierté qu’elle tenta de réprimer : l’orgueil est mauvais conseiller.
“C’était très bien, dit-il en allumant une cigarette. Vous avez beaucoup progressé. J’ai beaucoup de plaisir à jouer avec vous.
- Merci, commandant. Plaisir partagé.
- Au vu des circonstances, j’imagine que non, mais je ferai semblant de vous croire pour cette fois, répondit-il, petit sourire ironique aux lèvres.”
Ils enchaînèrent trois autres parties, et Olstrik en remporta deux. Visiblement satisfait, il la raccompagna jusqu’à sa chambre, lui souhaita bonne nuit et referma la porte à clé.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi, et Sophie perdit un peu la notion du temps ; la routine installée - travaux de recherche, repas, soins, musique, promenades, etc. - n’était perturbée que par ses demandes de se rendre à la chapelle (elle cherchait encore, timidement, un quelconque passage après sa prière, mais ne trouva rien et n’osait pas trop bouger, ne sachant si elle était épiée ici aussi) et par les leçons d’équitation que lui donnait Olstrik. C’était un maître relativement patient, mais exigeant ; elle avait toujours peur des chevaux, aussi commença-t-il par lui faire passer du temps avec la douce petit jument, Athéna, et son poulain, qu’il n’avait pas encore nommé.
À force, elle prit plaisir à prendre soin de ces deux animaux, au gentil caractère. Il lui montra comment les bouchonner, les seller, leur mettre les licous et les mors, leur donner des friandises et reconnaître leurs signes d’agitation ou de nervosité. Il lui apprit à se mettre en selle, à tenir les rênes, et bientôt, elle put trottiner sur Athéna, dont le doux tempérament lui plaisait beaucoup.
Elle rentrait vermoulue de ces exercices, mais tenait bon ; au bout de quelques semaines, le temps se fit plus doux, et Olstrik l’emmena avec elle, pour la première fois, dans la fameuse forêt environnante. Il avait attaché entre elles les selles des deux chevaux - “Au cas où il vous prendrait l’envie de galoper au loin, mais sachez qu’Athéna est moins rapide que Perkun, avait-il dit, sourire ironique aux lèvres” - et ils passèrent par de petits sentiers sur lesquels donnait une des portes de l’écurie.
Sophie essayait de se faire un plan mental de la demeure, mais, le commandant toujours à ses côtés, elle n’avait pu explorer la bâtisse, qui était immense. Elle ne parvenait pas à se repérer davantage au-dehors, mais essayait malgré tout d’avoir une idée de l’endroit où ils se trouvaient, grâce à la flore environnante. L’hiver était toujours là, elle n’eut donc aucun indice probant de la balade en forêt, qui était composée de feuillus et de conifères lambdas.
Elle appréciait malgré tout cette sortie, et le commandant menant la marche, elle admira sa prestance, sur sa monture noire qu’il menait sans difficulté aucune. La jument suivait docilement, quand Sophie la fit trotter plus vite pour se retrouver au niveau de Perkun ; elle ne savait pourquoi, mais elle souhaitait se trouver au même train qu’Olstrik - sans doute quelque orgueil mal placé, se dit-elle, mais je ne veux pas me laisser distancer - qui la regarda faire sans rien en dire.
Après leur retour et les soins des chevaux, elle monta se changer, et il l’attendit pour la mener à la bibliothèque. Les travaux n’avançaient pas aussi rapidement qu’escompté ; ils avaient épluché toutes les publications du grand-oncle, les ouvrages savants de divers archéologues, des archives diverses. Sophie s’impatienta un jour :
“Ce n’est peut-être qu’une farce et cela ne veut rien dire. Il a peut-être simplement gribouillé ces signes pour jouer un tour à quelqu’un.
- Il n’était guère réputé pour son sens de l’humour, dit Olstrik, penché sur ses notes.
- Peut-être que son humour était incompris de ses contemporains... et de leur progéniture, apparemment, grommela-t-elle.
- Peut-être, répondit-il, imperturbable.”
Le temps passait, et elle se languissait des gens qu’elle aimait : Pieter, Joséfa et Markus au domaine, son cousin Jacques à Paris, les Vengels à Vienne, Line à Bruxelles... Elle n’osait demander de leurs nouvelles à Olstrik, ne voulant pas lui donner un moyen de pression supplémentaire. Elle espérait qu’ils étaient tous en bonne santé, et qu’ils ne la croyaient pas morte. Elle s’endormait souvent en pleurant, après ses prières, où elle demandait qu’ils fussent tous gardés du péril, que la paix arrivât vite et qu’elle trouvât un moyen d’évasion.

Un jour qu’ils travaillaient dans la bibliothèque, Sophie ne put retenir une exclamation : elle avait épluché longuement tous les documents plusieurs fois, mais, cette fois... elle y prit enfin garde : en haut à droite, il semblait y avoir toujours quatre caractères, et les trois premiers étaient identiques sur plusieurs carnets. Les signes précédents revenaient à intervalles réguliers. Elle les nota tous : les premiers mots avaient une occurrence de sept, puis il y avait un ou deux signes, puis les mots suivants avaient une occurrence de douze.

“Qu’avez-vous trouvé ? s’intéressa Olstrik, l’ayant patiemment laissé faire.
- Je pense... que ce sont des dates : les sept jours de la semaine, les trente-et-un jours du mois, les douze mois de l’année, et ici, l’année.
- Donc, dit Olstrik, qui s’était prestement levé pour se mettre derrière Sophie et observer ce qu’elle avait trouvé, ces signes composent des dates. Il suffirait de déterminer les jours de la semaine, c’est la clé, c’est certain. Et ces quatre derniers signes ne sont pas des lettres, mais des chiffres…”
Il tentait de modérer son exaltation, mais elle comprenait bien qu’il se contenait avec peine. Elle sentit son parfum, toujours aussi agréable, lui emplir les narines.
“Le premier des quatre signes est certainement le chiffre un, déclara-t-elle. Ensuite, ce serait certainement le chiffre huit. Il suffit de retrouver les carnets où le troisième signe est également un huit, on pourra ainsi déterminer le mois de janvier. Et si vous avez un almanach, on pourra déterminer si les jours de la semaine correspondent avec ce que nous devinons.
- Je vais dénicher un calendrier ; retrouvez le premier janvier 1880, je vous prie.”
Elle retrouva le carnet en question et recopia ce qu’elle pensait être la date : un premier mot de quatorze signes, suivi d’un seul signe qui était le chiffre un, puis un mot de six signes, un autre de trois, et enfin les quatres signes composant 1880. Elle avait déterminé aussi les dix signes composant les chiffres de zéro à neuf.
Olstrik revint avec un calendrier : 

“C’était le jeudi 1er janvier 1880. Si nous enlevons les dix signes des chiffres, cela nous laisse...
- Trente-deux lettres, le coupa Sophie.
- Comme en...
- Lituanien ? avança-t-elle.
- Oui, reprit Olstrik, le souffle court. Voyons si cela correspond...”
Il prit un crayon, se tenant à nouveau derrière Sophie, qui sentait sa respiration précipitée sur sa nuque et en éprouva une bizarre envie de rire.
“Admettons que ceci, dit Olstrik en indiquant le premier mot, signifie jeudi. Il y a le même nombre de lettres, quatorze. Jeudi se dit : “ketvirtadienis”, le quatrième jour... et janvier semble composé de deux mots, “sausio mėn”, le mois sec, à cause de l’hiver... Les signes pour le “i”, le “a” et le “n” correspondent... Vous avez trouvé !

- C’est plutôt vous, car je ne parle pas lituanien.
- Vous pourriez l’apprendre vite, mais là n’est pas la question. Votre œil a décelé ce que je n’avais jamais remarqué.
- Sans doute mon attribut de la chouette m’a-t-il aidée, lança-t-elle.”
Il se mit à rire, d’un rire franc et ample, se tenant les côtes. Elle comprenait que sa boutade n’était que le déclencheur de cette hilarité, et que s’y mêlaient le triomphe et le soulagement. Souriant, il la prit délicatement par la main et l’entraîna dans une petite valse au milieu de la pièce, fredonnant une mélodie qu’elle ne reconnut pas ; elle suivit le mouvement au début, puis voulut mettre fin à la danse et essaya de se dégager doucement, mais il la tenait fermement, sans violence cependant. Elle repensa à leur première rencontre, quand il l’avait serrée de trop près et qu’elle lui avait ordonné de s’écarter.
Soudain, elle stoppa net, plantant son regard dans le sien :
“Moi aussi, je suis ravie de cette avancée, mais maintenant il faut reprendre votre sérieux.
- J’ai si rarement l’occasion de danser avec vous, accordez-moi encore une minute..., lui dit-il, immobile, serrant sa main dans la sienne.

- Ce n’est guère convenable, je vous en prie, soyez raisonnable.”
Il lui lâcha alors la main, puis s’inclina. Ils revinrent vers la table de travail, et elle commença de retranscrire les signes avec son aide ; ils avaient trouvé le code. Le capitaine déchiffra quelques lignes, les premières phrases du premier carnet étaient banales, l’auteur y décrivait sa journée.
“Un journal intime, dit-il, visiblement déçu.
- Mais il y a plusieurs volumes, il a peut-être écrit des tas de choses dans les autres, l’encouragea Sophie gentiment.”
Ils se répartirent le travail, transcrivant le code en langue lisible pour le commandant, et la jeune fille regretta bien de ne pas connaître le lituanien. Après avoir réécrit une dizaine de pages, ils cessèrent et se rendirent à la salle à manger.
“Pour vous récompenser de cette magnifique découverte, dites-moi ce qui vous ferait plaisir, lui dit Olstrik après les avoir servis.
- Renvoyez-moi en France ? osa-t-elle, comptant sur sa bonne humeur.
- Bien tenté, mais c’est non.
- Alors... Une bible et un missel, et une heure quotidienne dans la chapelle...
- Quelle étrange demande ! Mais c’est entendu. Je ferai porter cela dans la chapelle tout à l’heure.”
Il se tut quelques instants.
“Vous m’intriguez ; une jeune fille devrait plutôt demander des bijoux, des robes, ce genre de brimborions.
- Qu’en ferais-je ? J’ai déjà tout ce qu’il faut. Davantage que nécessaire, même.
- Certes...”
Il n’insista pas, et après ses exercices de musique, elle se rendit à la chapelle où l’attendaient les livres promis : ils étaient magnifiques, y avait-il d’ailleurs quoi que ce soit dans cette demeure qui ne soit admirable ? Elle chercha dans les écritures la béquille spirituelle dont elle avait besoin, et au bout d’une heure sortit apaisée, et ils passèrent le reste de la soirée comme à l’habitude : promenade, repas, échecs.
Les jours suivants se ressemblèrent : elle transcrivait le code dans une langue inconnue, et Olstrik lisait de son côté ; il lui racontait quelques anecdotes trouvées dans les récits de l’aïeul, mais ne lui traduisait pas tout. La bonne humeur qu’il ressentait avec la percée du code commençait à tomber au fur et à mesure que les jours passaient, et elle se demandait à quoi il s’était attendu. Il ne s’irritait jamais contre elle, mais était moins loquace, moins badin. De toute évidence, il était très déçu par ce qu’il lisait, mais elle ne savait pourquoi : le grand-oncle n’avait-il rien écrit d’intéressant ou avait-il des réflexions contraires à celles de son petit-neveu ?

Un jour qu’elle était dans la chapelle, un feuillet s’échappa soudain du missel qu’elle manipulait, et alla voleter sous un banc du premier rang. Agacée, elle s’agenouilla pour le récupérer, mais il était - évidemment ! - coincé, aussi dût-elle déplacer le banc de bois pour l’atteindre, et, le ramassant, remarqua une dalle qui semblait particulièrement lisse et nette à cet endroit. Intriguée, elle passa la main dessus, et remarqua qu’elle était légèrement plus basse que les autres. Elle appuya un peu dessus et sentit que la pierre bougeait ; le cœur battant, elle y mit toutes ses forces, et la dalle s’enfonça ; au même moment, un bruit de mécanisme se fit entendre derrière l’autel. Vérifiant que la porte était toujours close - Olstrik fermait à clé et ne revenait la chercher qu’à la fin de l’heure dédiée -, elle remit le banc, et alla voir l’autel : une trappe s’était ouverte, et elle distingua quelques marches sombres, s’enfonçant dans l’obscurité totale. Un courant d’air frais en sortait, qui sentait l’humidité mais elle ne put s’empêcher de penser :
“Un tunnel secret ! Comme c’est romanesque !”
Elle remercia le ciel de cette série de coïncidences, et chercha à refermer la trappe : elle trouva un levier à l’intérieur, qui fit remonter un pan de l’autel, si bien qu’on ne distinguait plus l’ouverture une fois relevé. Elle remit tout en ordre, et commença d’échafauder un plan : elle aurait besoin de s’éclairer, et d’explorer le tunnel, en espérant qu’il ne soit pas labyrinthique et menait bien à l’extérieur. Il lui fallait donc...
“Des cierges ? s’étonna Olstrik.
- Oui, pour la chapelle, si cela ne vous dérange pas, commandant.
- J’en ferai porter, en ce cas.
- Avec des allumettes, bien sûr. Je vous remercie beaucoup.”
Chaque jour, elle planifia donc un peu plus son exploration : elle dissimulait divers vêtements, jupons, vestons et châles - et même une paire de bottines - sous les robes qu’elle portait, et les cachait ensuite sur les premières marches secrètes de l’autel. Elle était descendue avec un cierge jusqu’au bas de l’escalier, et, levant la flamme le plus haut possible, n’avait vu qu’un long corridor. C’était une chance, il n’y avait peut-être qu’un seul chemin à suivre tout du long ?
Cinq jours après, selon ses estimations, on était en mars, elle se sentit prête : elle avait subtilisé une taie d’oreiller pour en faire un baluchon, et, comptant sur la providence divine, tenterait l’évasion, malgré le manque d’eau et de provisions : elle espérait en trouver à la sortie du passage, car il tombait certainement dans les bois, et le dégel commençait, il y aurait donc des ruisseaux, et quelques racines précoces, et puis, elle marcherait vers le sud. Olstrik commencerait ses recherches vers le nord, elle en était certaine, cela lui laissait donc un peu d’avance.
Elle se rendit donc à la chapelle, comme tous les jours, Olstrik ferma à clé, et elle attendit un peu, puis fit vite : empochant tous les cierges, elle ouvrit la trappe, récupéra son baluchon, actionna le levier pour refermer derrière elle et descendit lestement les marches. Voulant économiser les chandelles, elle commença dans le noir, frôlant le mur avec la main, mais ensuite, elle se dit qu’il y aurait peut-être des chausse-trapes ou d’autres pièges, aussi, elle alluma. La flamme de la bougie la rassurait, et elle n’entendait que l’écho de ses pas dans le long corridor. Elle marcha longtemps, et se demanda si on avait déjà découvert sa disparition. Elle espérait que le bout du tunnel arriverait vite, car elle commençait à avoir soif.
Soudain la flamme trembla, comme agitée par un fort courant d’air : c’était bon signe, sûrement la sortie était proche. Elle souffla la chandelle, et entrevit un rai de lumière face à elle. S’approchant doucement, sans bruit, elle tenta de voir sur quoi cela débouchait, et ne vit rien, ce qui la frustra beaucoup. Elle décida de rallumer pour chercher le mécanisme, et finit par trouver un levier, qu’elle abaissa. Cachée dans le tunnel, elle comprit que cette entrée était dissimulée dans un tumulus, et une petite pente aménagée permettait d’y descendre. Elle sortit, et s’aperçut qu’elle était bien dans les bois, comme espéré. Elle ne trouva pas le mécanisme pour refermer la trappe et abandonna rapidement ; repérant le soleil déjà bas à l’horizon, elle se dirigea plein sud, du moins, autant que le permettaient les arbres et buissons.
Tendant l’oreille, elle finit par entendre un ruisseau, et s’y précipita pour boire. Elle regrettait de ne pas avoir de gourde, mais elle ne pouvait rester ici, il fallait continuer. Elle marcha longtemps, jusqu’à ne plus pouvoir distinguer à deux pas devant elle, et s’installa contre un arbre, emmitouflée dans les différentes couches de vêtements, afin de dormir un peu. Elle se sentait inquiète pour la suite, mais aussi... aussi un peu triste pour Olstrik, qui, au fond, l’avait généralement traitée comme une invitée, cherchait à lui faire plaisir malgré toutes ses rébellions, et elle regrettait de ne pas l’avoir remercié davantage. 

Elle dormit quelques heures, assez mal, et se releva en ayant froid, aussi s’activa-t-elle. Elle espérait trouver une ferme ou un village, y échanger un vêtement contre de la nourriture et repartir ensuite ; elle devrait aussi découvrir l’endroit où elle se trouvait, car alors seulement, elle pourrait rejoindre le plus proche pays neutre. Elle refit son baluchon, se remit en route, plein sud ; elle marcha ainsi plusieurs heures, s’arrêtant pour boire aux ruisseaux qu’elle trouvait, trompant ainsi sa faim, et luttant contre le sol glaiseux qui collait à ses bottines. Elle savait qu’elle laissait des traces, mais comptait sur son avance pour être tirée d’affaire avant qu’on ne soit à ses trousses.
Soudain, elle entendit des aboiements. Des chasseurs ? Ou bien une ferme ? Pourvu que ce ne soit pas... Elle se mit à courir, tant bien que mal, glissant dans la boue, ses vêtements s’accrochant aux branches et aux épines ; elle ressentit rapidement un point de côté, et avait le souffle court, mais les aboiements se rapprochaient. Elle entendit quelques voix masculines crier, mais ne comprit pas ce qu’ils disaient, et n’en avait cure ; elle allait droit devant elle, quand elle aperçut les chiens derrière elle, et, épouvantée, tenta d’accélérer.
Il commençait à faire sombre, et elle voyait mal où elle posait les pieds, trébuchant souvent sur des morceaux de bois, les chiens commençaient à la rattraper, aboyant, montrant leurs dents ; l’un deux réussit à saisir un pan de sa robe, et elle tira fort pour se dégager, quittant des yeux le sol quelques secondes. Cela suffit à ce qu’elle tombât dans un buisson, qui cachait traîtreusement une petite ravine dont elle dévala la pente, roulant sur le côté. Elle ne contrôlait rien, et atterrit douloureusement sur le dos, sa tête heurta un tronc tombé, et elle ressentit une vive douleur au bras gauche, dans lequel s’était enfoncée une branche pointue. Elle essaya de reprendre ses esprits, tenta de se relever tant bien que mal, mais les chiens la cernaient, grondant, aboyant... Elle regarda son bras gauche : profondément entaillé, il saignait, et la douleur était atroce.
Elle entendit un sifflement, puis :
“Ici, au pied, tout doux.”
Olstrik arrivait, elle voulut se mettre debout, mais parvint seulement à s’asseoir. Elle le regarda approcher, partagée entre la terreur et l’envie de le défier.
“Une petite promenade fort divertissante, dit-il, s’accroupissant face à elle. J’ai bien cru que vous vous étiez volatilisée, on peut dire que vous savez me déconcerter.
- Comment... ? Comment m’avez-vous trouvée ?
- Quand j’ai rouvert la chapelle, j’ai cru que vous y aviez trouvé une cachette, j’ai donc fouillé, et remarqué le banc du premier rang très légèrement décalé, et dessous, cette dalle particulière. Avec quelques hommes et les chiens, nous vous avons pistée quelques heures après votre départ. Des traces de pas dans la boue, des lambeaux de tissus dans les ronces, tout cela nous a suffi à vous retrouver.
- Je me sens si stupide..., dit-elle en baissant le nez. J’avais escompté que vous n’auriez pas de chiens et que vous ne trouveriez pas le tunnel. Je n’ai pas tout calculé.
- Des erreurs compréhensibles, mais consolez-vous, j’ai eu réellement peur pendant plusieurs heures.
- Peur ? Je vous aurais cru en colère, plutôt, s’étonna-t-elle en relevant la tête et rencontrant son regard.
- Oui, bien sûr, c’est ce que je voulais dire, dit-il en se relevant brusquement.”
Il avisa alors son bras, et blêmit.
“Je n’avais pas vu... J’ai cru que vous n’étiez qu’étourdie par la chute. Je vais vous ramener au domaine. Perkun est sellé et nous attend non loin.
- Je peux marcher, dit-elle abruptement.
- Bien entendu, mais je voudrais rentrer avant demain, répondit-il sarcastique.”
Elle se leva péniblement, la tête lui tournait : elle passa sa main droite dans ses cheveux et elle ressortit couverte de sang ; son bras gauche pendait lamentablement et elle avait certainement reçu un coup au genou gauche, car il était douloureux. Elle se força à avancer, respirant profondément, mais Olstrik secoua la tête :
“Serez-vous jamais raisonnable ? Laissez-moi vous aider.
- Montrez-moi la pente la moins abrupte, dit-elle, ignorant sa demande.
- C’est un long détour ; cessez votre bravade et prenez ma main, dit-il en la lui tendant.”
Elle la prit, et il la mena doucement vers le haut du talus, où Sophie sentit ses dernières forces la quitter, elle s’affaissa contre un arbre, le souffle court. Il soupira, et, d’autorité, la saisit dans ses bras, tout en sifflant, quand Perkun, répondant à l’appel de son maître, arriva au petit trot. Olstrik mit la jeune fille sur la selle, et monta derrière elle. Elle s’évanouit, tandis qu’il la maintenait sur la monture, la serrant tout contre lui, murmurant des paroles qu’elle ne pouvait ni entendre ni comprendre.
Elle sortit de sa torpeur quand ils arrivèrent aux écuries, et Olstrik la porta jusqu’à la chambre. Elle eut un sursaut de compréhension et se débattit : elle ne voulait pas qu’il la déshabille, même pour la soigner. Elle réunit les dernières forces qu’elle avait quand il la posa et s’enfuit dans la salle de bains, qu’elle ferma à clé.
“Ne soyez pas ridicule, voyons, entendit-elle à travers la porte, vous avez besoin d’aide.
- Non, je suis infirmière, je me soignerai toute seule. Ou alors faites venir une autre femme, ou un médecin.
- Je ne puis satisfaire votre demande, mais je vous assure que je ne souhaite que vous aider.
- Alors, veuillez rester derrière cette porte. Et veuillez m’apporter de quoi stériliser et panser la plaie”
Elle commença de se dévêtir, en silence, se lava les mains et examina la plaie de la tête : peu profonde, elle saignait beaucoup, mais ce n’était qu’une estafilade. Elle appliqua une serviette mouillée pour éponger ; puis regarda son bras : par chance, elle pouvait atteindre la plaie, et commença à nettoyer, enlevant les échardes à la pince à épiler.
Un coup retentit à la porte :
“Je dépose ce que vous m’avez demandé et sortirai jusqu’à ce que vous m’appeliez, entendit-elle.
- Je vous remercie.”
Elle s’accroupit, en sous-vêtements, ouvrit doucement, avisa le plateau où étaient disposés des flacons et des bandages, le fit glisser vers elle et referma aussitôt. Elle désinfecta, retenant ses gémissements de douleur, en profita pour se laver entièrement, palpa son genou, qui n’avait rien de grave, et banda comme elle put les différentes plaies, chose difficile à une main. Elle s’éclaircit la gorge :
“Commandant ?
- Je suis là.
- Veuillez déposer du linge de corps sur le lit puis sortir, je vous prie.
- Certes.”
Elle l’entendit ouvrir quelques tiroirs, puis sortir en claquant la porte. Elle jeta un œil, la pièce était vide, aussi revêtit-elle ses dessous, mais les bandages ne tenaient pas, à sa grande fureur. Elle se résolut à demander l’aide d’Olstrik.
“Commandant ? demanda-t-elle à nouveau, la voix beaucoup moins assurée.
- Je suis toujours là.
- Je... j’ai encore une faveur à vous demander.
- Dites toujours.
- Je ne parviens pas à faire mes bandages à une main, mais... Mais je suis en chemise et jupon.
- Rien d’extravagant là-dedans.
- Je me suis couverte avec l’édredon.
- Puis-je entrer, en ce cas ?
- S’il vous plaît.”
Elle se tenait assise sur le bord du lit, son bras gauche à l’air libre. Il approcha doucement, lui prit la main et examina la blessure.
“Il reste des échardes, je vais me laver les mains, et enlever ce qui reste.”
Il se rendit à la salle de bains, et en revint, manches relevées, avec le désinfectant et la pince à épiler. Il se mit à genoux pour être à la hauteur de la plaie, et commença d’extirper, avec beaucoup de délicatesse, ce qu’elle n’avait pu voir, désinfecta, lava, rinça, et lui mit un bandage. Très gênée, elle ne disait rien, et lui-même effectuait ces tâches en silence. Il se releva ensuite pour examiner son scalp, repoussant les cheveux, remettant le pansement en place.
“Heureusement, les lésions sont superficielles. Vous devrez rester quelques jours au lit, je vous apporterai vos repas.
- Merci, dit-elle, gardant les yeux baissés.
- Je vais vous monter un peu de nourriture puis vous dormirez.
- Oui. Merci, répéta-t-elle, regardant toujours ses genoux.”
Il sortit, elle s’enveloppa de l’édredon et attendit son retour.
“Voilà, ce n’est pas grand-chose mais cela vous nourrira suffisamment jusqu’à demain.”
Il posa le plateau sur un petit guéridon, s’inclina et sortit, fermant la porte à clé. Elle luttait contre les larmes ; il était très humiliant d’avoir été capturée si rapidement, et elle avait peur d’une punition exemplaire, mais il avait pansé ses plaies, aucun reproche n’était sorti de la bouche du commandant. Elle se souvenait comme il avait pris soin d’elle chez les Vengels quand elle était tombée dans l’étang gelé, et il continuait à le faire, alors qu’elle lui avait menti, qu’elle s’était enfuie, et elle eut très honte de sa conduite envers lui. Elle avait récompensé sa bonté par de la froideur.
Puis elle se révolta un peu : après tout, il l’avait menacée de faire tomber le réseau si elle n’obéissait pas, et la gardait captive dans cette prison dorée. On ne pouvait pas dire qu’elle avait réellement caché ses intentions, il savait qu’elle voulait s’enfuir. Elle ne se sentait pas moins honteuse, mais cela expliquait sans doute la patience de son gardien. Après avoir avalé quelques morceaux, elle se coucha, tout son corps douloureux, n’ayant aucune envie de voir le lendemain, car peut-être la pitié d’Olstrik se serait-elle estompée.
Elle dormit longtemps, et se réveilla tard, l’horloge marquait dix heures passées. Olstrik l’avait laissé dormir. Elle se leva précautionneusement, fit ses ablutions et enleva les bandages pour laisser respirer les blessures. Puis elle réappliqua un cataplasme sur le bras, afin de pouvoir se changer. Elle essaya de se coiffer, mais ne parvint qu’à faire une natte sur le côté, la douleur étant trop vive. Elle se remit au lit, quand elle entendit des coups à la porte :
“Puis-je entrer ?
- Oui, commandant, répondit-elle en se recouvrant du drap jusqu’au cou.”
Il apportait un plateau pour son déjeuner, et enleva celui de la veille pour poser le nouveau sur le guéridon. Il regarda par la fenêtre, tout en lui parlant :
“Avez-vous bien dormi ?
- Oui, je vous remercie.
- Vos blessures ?
- Il y a du mieux, je vous remercie pour vos soins ; c’est superficiel, bientôt il n’y paraîtra plus.
- Avez-vous des vertiges ? Est-ce douloureux ?
- Aucun vertige, et la douleur s’estompe, merci.
- Quand vous serez remise, j’aurai besoin d’avoir un entretien avec vous.
- Je serai bientôt sur pied.”
Un petit silence s’installa. Elle luttait contre les larmes, et puis n’y tenant plus :
“Je... vous demande pardon, commandant. Vous avez tout fait pour adoucir mon quotidien, et je sais que je vous dois la vie, et plus. Mais mon envie de me rendre utile à la France est plus forte que tout. Je ne puis rester ici passivement. Vous êtes bien bon pour moi, je ne mérite pas votre clémence, et je vous remercie, bien que les mots paraissent faibles.”
Il ne répondit pas, les yeux toujours fixés sur la fenêtre, et puis, après un silence :
“Je comprends. Je le sais. Dans votre situation, j’aurais cherché la liberté, moi aussi. Nous en discuterons quand vous irez mieux.”
Il s’inclina, reprit le plateau de la veille, et sortit, fermant à clé. Elle ne le revit que le soir, quand il lui apporta de quoi dîner, et il lui demanda si elle souhaitait son aide pour les pansements. Reconnaissante, elle accepta ; il refit les mêmes gestes que la veille, tandis que, gênée, elle regardait ailleurs. Soudain, elle eut un tressaillement.
“Vous ai-je fait mal ? demanda le commandant.
- Du tout, une pensée soudaine, pour votre main...
- Elle va très bien, je fais les exercices que vous me conseillez et je la frictionne moi-même. C’est assez efficace, vous serez débarrassée de cette corvée.
- Ce n’est pas une corvée..., commença-t-elle.
- Vous êtes bien charitable, mais je m’en débrouillerai seul.”
Il termina de panser la plaie, lui demanda si elle avait besoin de quelque chose, et comme elle répondit par la négative, il s’inclina et sortit.
Quelques jours passèrent ainsi, et Sophie se trouva de mieux en mieux, à tel point qu’elle put se lever, et s’habiller seule, si bien qu’un matin, le commandant la trouva debout qui l’attendait.
“Une bonne surprise. Voudriez-vous faire une courte promenade dans les jardins, ce matin ?
- Merci, commandant, oui.”
Il revint la chercher deux heures plus tard, la fit passer par le chemin habituel par l’entrée de service, la recouvrant d’un petit paletot pour qu’elle ne prît pas froid, et ils cheminèrent côte à côte dans les allées.
“Je dois vous transmettre de nouvelles informations, qui pourraient tout changer, dit-il soudain tout bas.
- Quoi donc ?
- Nous ne pourrons en parler qu’ici, il faudra être prudents.
- Bien sûr.
- J’ai continué de déchiffrer les écrits de mon grand-oncle, continua-t-il à voix basse. Ce que j’y ai lu me déplaît superbement, je dois vous l’expliquer. Les fondateurs de l’organisation à laquelle j’appartiens avaient pour idée de rendre sa liberté à la Lituanie, projet auquel j’ai adhéré. Seulement, ils veulent qu’à la tête de ce nouvel état, il y ait un roi, avec les pleins pouvoirs, sans opposition possible. Or, on me l’avait caché, car pour ma part, je souhaite un modèle démocratique, avec des parlementaires élus. J’ai donc compris qu’il y avait plusieurs degrés d’initiation dans l’organisation, et que mon grand-oncle, connaissant mes vues, a donné des ordres pour que je reste dans l’ignorance de ce projet-là.”
Il s’arrêta, alluma une cigarette et reprit :
“Je vais donc quitter l’organisation.
- Vraiment ? souffla-t-elle. Mais... comment ?
- Je ne sais pas encore, mais... je serai en danger en restant en territoires allemand et austro-hongrois. Je ne peux aller en Russie. Je souhaite donc aller en France, et vous m’accompagnerez.
- Mais... en France... c’est mon souhait le plus cher, mais vous serez capturé et fait prisonnier si vous vous y rendez.
- Pas si je passe par le réseau. Je pense contacter Héphaïstos et lui donner des informations fort utiles ; et, je vous le demande comme une immense faveur, je souhaiterais que vous vous portiez caution pour moi.
- Vous avez ma parole, dit-elle aussitôt.
- Prenez le temps d’y réfléchir, votre bonté vous rend impulsive. Mais je vous remercie.
- Quand partons-nous ? demanda-t-elle à voix basse.
- Il faut que je prépare le trajet, et l’organisation va trouver suspect ce déplacement. Ils m’ont laissé les mains libres vous concernant, mais le fait que je vous emmène va les alerter. Je dois encore réfléchir à un plan. Vous-même devrez être complètement guérie pour le voyage, et il sera plus simple de partir à la fin du printemps, je pressens des manœuvres à grande échelle, nous passerons plus inaperçus.
- Je me tiendrai prête, promit-elle.
- Nous continuerons ces entretiens uniquement dans les jardins, les domestiques sont quasiment tous des membres de l’organisation ; ils épieraient nos conversations en allemand, et trouveraient étrange si nous nous parlions subitement français ou anglais, après tout ce temps.
- Comptez sur moi. Et ordonnez-moi de vous broder quelque chose, il me faudra du fil et des aiguilles.
- Je vous avoue ne pas comprendre, dit-il, déconcerté.
- Pour faciliter le transport de choses et d’autres, et ainsi ne rien avoir de compromettant dans mon sac ou mes poches, je cousais beaucoup de choses dans mes jupons : des messages, notamment. Ainsi, je pourrais porter diverses choses sans attirer l’attention. De menues choses utiles, comme des pansements, de l’argent, que sais-je...
- Très ingénieux.
- Je vous remercie, mais l’idée n’est pas de moi. On se méfie rarement des femmes et des jeunes filles.
- Une grave erreur, comme vous me l’avez maintes fois démontré.
- Il faudra que vous me teniez informée des avancées du plan, et aussi des trajets...
- Je vous le promets.
- Je vais réapprendre à vous faire confiance, en échange, je vous demande d’avoir moins de secrets pour moi.
- C’est là chose facile. Vous me croyez donc, quand je vous dis que je veux quitter l’organisation ? N’avez-vous pas peur que ce soit un piège ?
- Votre ton... Votre voix était... si sincère, je vous ai cru de suite.
- Bientôt je n’aurai plus de secret pour vous, j’imagine.
- Cela vous ennuie ?
- Pas vraiment, mais c’est une sensation très nouvelle.”

Ils revinrent à l’intérieur, reprirent la routine d’avant l’évasion de Sophie, à quelques exceptions près. Et, pendant quelques semaines, ils se préparèrent, tentant d’imaginer, d’anticiper et de prévenir toutes les embûches et les obstacles qu’ils rencontreraient. Patiemment, ils brodaient la tapisserie de cette nouvelle aventure, espérant de toutes leurs forces que le succès couronnerait leurs efforts.

 

 

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