Falktown. Une ville aux allures de dystopie, rongée par la pluie, la crasse et le désespoir. L'air y est lourd, saturé de pollution. Chaque souffle est une agonie discrète.
Dans la périphérie extérieure du centre-ville, le bar The Hope baignait dans une lumière jaune poisseuse qui collait aux murs. L'air sentait l'alcool renversé et la fumée froide incrustée dans les vêtements. Les conversations s'entremêlaient dans un brouhaha continu.
Accoudé au comptoir, Kaïn serrait un verre de whisky. La trentaine. Une carrure lourde. Les cheveux en bataille. La barbe mal rasée. Ses yeux éteints, cerclés de larges cernes, semblaient vides. Ses vêtements, sales et usés, pendaient sur lui comme une seconde peau fatiguée.
Il but une gorgée. L'alcool lui brûla la gorge.
Ses yeux se tournèrent vers la droite. Deux tabourets plus loin, un client avachi, le front appuyé sur sa main.Même âge que lui. Épuisé. Déprimé.
Entre eux deux, une jolie jeune femme aux cheveux sombres et bouclés prit place. Elle posa son coude sur le bois collant du comptoir, son menton dans la paume. Le reflet de son sourire se perdait dans le miroir derrière le bar . Ses yeux brillaient, fixés sur Kaïn.
Il ne voyait plus le client avachi. Son regard s'assombrit.
Un bruit sec. Un bras musclé s'écrasa sur le bois du comptoir. L'air vibra d'un parfum de sueur et de colère. Un type massif, épaules larges, le regard noir, se pencha sur lui.
« Ça va, je te dérange pas l'ami ? »
Kaïn cligna des yeux, surpris. Le poing de l'homme attrapa son col d'un geste brusque. La femme, derrière, souriait, carnassière. C'était ce qu'elle attendait.
« C'est ma copine que tu mates. »
Kaïn esquissa un sourire ironique.
« En fait... c'est plutôt elle qui me regarde. »
Le poing du colosse se leva. La salle bruissait encore, mais autour d'eux, le silence pesait. Le barman leva la tête du verre qu'il essuyait. Ses cheveux grisonnants luisaient sous la lumière sale. Son regard claqua comme un ordre.
« Pas de baston ici. Si vous voulez vous foutre sur la gueule, allez dehors. »
Le poing resta suspendu un instant. Le type massif lâcha Kaïn à contrecœur.
« Suis-moi », cracha-t-il.
« Sinon je te traîne dehors par la peau du cul. »
***
Derrière le bar, la ruelle sentait l'humidité et la pisse. L'air était froid, saturé de moisissure. Les lampadaires grésillaient au loin, mais ici, l'obscurité avalait tout.
Kaïn gisait contre les pavés humides, coincé entre les murs de briques noircies. Le col serré d'une main, son visage martelé de coups. Chaque impact résonnait contre les murs étroits.
Un peu plus loin, la femme aux cheveux sombres observait. Ses yeux pétillaient d'excitation.
Le sang coulait du nez de Kaïn. De sa bouche aussi. Il ne répliquait pas.
Une voix étrange s'éleva dans la nuit, comme si elle venait de nulle part et de partout à la fois.« Je sais qu'on a l'habitude. Mais c'est pas pour ça que tu dois te laisser faire ! »
Kaïn, à quatre pattes, tenta de se relever. Un coup de pied lui arracha un souffle rauque.
« Je te le répète... » murmura Kaïn d'une voix basse, éraillée.
« Notre colère ne sera jamais dirigée vers les innocents... »
Un dernier coup. Il s'effondra sur le sol humide.
Le type massif redressa ses épaules, haletant, fier. La femme battit presque des mains.
« Comment tu l'as défoncé !C'était trop cool ! »
Ils repartirent ensemble, bras dessus bras dessous. Leurs rires s'éloignèrent, résonnant contre les briques.
« Ce taré marmonnait des trucs », lança le colosse.
« Il a peut-être aimé ça », ricana sa compagne.
Kaïn cracha un filet de sang sur les pavés. Il se redressa lentement. Ses genoux raclèrent le sol.
Une silhouette translucide s'approcha. Un double éthéré de lui-même. Un fantôme.
Il le surplombait, les bras croisés, l'air déçu.
« T'es satisfait, maintenant ? On s'est fait démonter pour rien. »
Kaïn essuya son visage avec son t-shirt imbibé de sang.
« Celui qu'on cherche est à l'intérieur. »
Le fantôme lui tendit une main pour l'aider à se relever.
« Allez, viens. On a d'autres chats à fouetter. »
Alors que Kaïn cherchait à prendre appui, sa main traversa le corps du fantôme. Kaïn s'écrasa, front contre le sol. Le fantôme éclata de rire.
« AHAHAHAH ! J'y crois pas, tu te fais avoir à chaque fois ! »
Kaïn se redressa, mains sur les cuisses, haletant. Il fixa son double, soupçonneux.
« Des fois, je me demande de quel côté tu es. »
Le fantôme haussa un sourcil.
« Je suis toi. Tu veux que je sois de quel côté, abruti ? »
Kaïn ouvrit la porte du bar.
« T'es vraiment qu'une petite merde. »
« Je sais », répondit le fantôme en ricanant.
***
Le bar The Hope n'avait pas changé. Même chaleur moite. Même odeur de bière éventée. Kaïn reprit place au comptoir. Le sang marquait encore son t-shirt.
Le client avachi qu'il observait tout à l'heure le regarda à son tour, stupéfait. Le barman posa un verre devant lui.
« Offert par la maison. »
Kaïn plissa les yeux.
« En quel honneur ? »
« Ça fait vingt ans que je bosse ici », dit le barman.
« Et c'est bien la première fois que je vois un type se faire éclater la gueule et revenir s'assoir au comptoir comme si de rien n'était. »
Il esquissa un sourire.
« Ça a sauvé ma soirée. »
Derrière, le fantôme désigna du doigt le client avachi qui se levait.
« Hé, réveille-toi. Il se tire. »
Kaïn vida son verre d'un trait. Il fit signe au barman en se levant.
« Merci pour le verre. »
***
La rue sentait la pluie séchée sur l'asphalte. Les lampadaires diffusaient une lumière jaune pâle. Des passants murmuraient en marchant. Un peu plus loin, le client qui était avachi au comptoir marchait en titubant. Sa silhouette se balançait dans la nuit.
Le fantôme marcha à côté de Kaïn.
« Tu t'es fait remarquer au bar. S'il se retourne, il saura que tu le suis. »
Kaïn grinça des dents.
« Tu veux que je fasse quoi ? Y a trop de monde. »
« Calme-toi », répondit le fantôme en levant les mains.
« Je dis juste que nos chances diminuent. »
Kaïn releva la tête. L'homme avait disparu.
« Bordel... il est passé où, ce fils de pute ?! »
Il accéléra le pas, dépassant une ruelle sombre qui s'ouvrait sur sa gauche.
Il recula de deux pas.
Regarda dans la ruelle.
Kaïn glissa la main derrière son dos, sous son t-shirt.
Il referma les doigts sur quelque chose.
Il s'enfonça dans la ruelle, avalé par l'ombre.
***
L'homme était là. Adossé au mur. Une main contre les briques. L'autre couvrant son visage. Des sanglots étouffés.
« ... quelle petite salope... »
Son poing frappa le mur.
« Tout ça... »
Ses yeux se noyèrent de haine.
« Parce qu'elle a ouvert sa gueule... »
« Sam Brockers ? » La voix surgit derrière lui.
L'homme se retourna brusquement, surpris.
« Euh... oui ?! »
Kaïn était déjà sur lui. Un marteau s'abattit.
Le bruit résonna comme une cloche funèbre dans la ruelle étroite. Un flot rouge éclata, maculant les pavés sales, comme si la ville elle-même recrachait ses péchés. Son corps s'effondra dans un silence lourd. Le crâne déformé. Et Falktown, pour une seconde, sembla retenir son souffle.
Le fantôme sourit. Puis son regard se durcit. « Maintenant, finis-le. »
Les yeux de Kaïn se durcirent également. Une colère insondable, froide, au bord de la folie.
Il s'agenouilla sur le corps. Le marteau remonta. Et s'abattit.
Encore.
Encore.
Encore.
La tête céda. Chair et os éclatés sur le sol.
Kaïn se releva. Il essuya son marteau sur le pantalon du cadavre. Son regard était froid.
Il rangea l'arme sous son t-shirt puis s'enfonça dans la ruelle. Le fantôme le suivit, hilare.
« Une bonne chose de faite ! »
***
L'appartement sentait la poussière et la friture froide. Les rideaux mal tirés laissaient entrer une lumière grise. Le canapé faisait face à la télé posée sur une caisse branlante.
Le fantôme restait planté juste à côté de l'écran. Kaïn était affalé sur son canapé. Un sandwich à moitié défait dans la main. Des miettes sur son t-shirt taché.
La télé diffusait les infos. Le son couvrait à peine le silence de la pièce.
« Dans la nuit de samedi à dimanche, un nouveau corps a été retrouvé dans une ruelle du centre-ville de Falktown. »
En haut à droite de l'écran, une photo apparut. Un visage figé, blême, déjà promis à l'oubli.
Les mots du présentateur s'égrenèrent dans la pièce.
« Il semblerait qu'il s'agisse de Sam Brockers, récemment libéré de prison. »
L'image disparut. Le présentateur prit un ton grave.
« Condamné à six ans de détention pour inceste sur sa fille, alors âgée de huit ans. »
Kaïn mâcha lentement. Ses yeux restaient fixés sur l'écran.
« C'est la seizième victime du tueur au marteau », poursuivit le présentateur.
« Toutes avaient un casier judiciaire bien chargé : viols, pédophilie, actes de barbarie. »
Le fantôme croisa les bras, immobile, face à la télé.
« Certains diront qu'ils ne manqueront à personne », continua la voix.
« Que nos rues sont plus sûres sans eux... » Il fit une pause.
« Mais rappelons qu'ils avaient payé leur dette à la société. »
Dehors pourtant, les rues noires n'avaient jamais cessé de réclamer d'autres paiements.
Le fantôme serra les poings.
« Pfff... payer leur dette, hein ?! »
Kaïn se redressa un peu, le regard sombre.
« Les journalistes... ils sont pas censés être neutres ? »
Il sortit son portable de sa poche. Un silence lourd tomba dans l'appartement.
« Mais... il n'a pas tout à fait tort. »
Sa voix était basse.
« On peut faire mieux que ça. »
Ses doigts serrèrent le téléphone.
« Il est peut-être temps d'essayer autre chose. »
Avec tous ces trigger warning dès le départ je me demande s'il ne vaudrait mieux pas mettre l'histoire en -18 ;-)
L’ambiance de Falktown est hyper immersive, on visualise bien la crasse, la pluie et le bar poisseux. Kaïn est vraiment un perso marquant, à la fois paumé et glaçant. Les scènes de violence sont très graphiques, parfois dures à encaisser, mais elles servent bien l’univers sombre que tu veux installer.
La morale n'est pas si évidente que ça, ça nous questionne justement sur la justice, qui est un concept très ambigü.
A bientôt ! ^^
La succession de phrase courtes n'empêche pas de se faire une belle représentation visuelle du récit, donc continues, c'est un début prometteur :)