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Sur les dix districts qui composaient Land, Bizertland était le premier. Séfan, âgé de seize ans, ne l’avait jamais quitté. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Ses parents vivaient ici depuis toujours sans aucune autre famille connue ailleurs, même lointaine. Né dans le quartier numéro cinq, un des plus ancien, son père siégeait au parlement en tant que membre de la Haute Autorité Morale, la HAM, et sa mère enseignait la morale landienne dans les écoles secondaires.
Bizertland était un district mais également son unique ville, comme partout ailleurs sur Land. Au fil des ans, le prélat en place et l’assemblée ajoutaient des quartiers, si bien que cette année on en comptait un cinquantième. Malgré la politique de l’enfant unique, la population augmentait dangereusement. Avec des ressources limitées, le seul continent de la planète vivait de fait en autarcie depuis des milliers d’années.
Enfant unique, avec des parents entièrement dévoués à leur profession, la vie à la maison s’écoulait monotone et austère. Le principe de la morale landienne reposait sur le précepte de l’ECO : Égalité, Civisme, Obéissance et le dévouement à son prélat. Enseignés dès le plus jeune âge, ces préceptes accompagnaient chacun tout au long de son existence. La vie sur Land, sûre, imposait strictement le respect des lois. Toute religion et vénération étaient prohibées et la tolérance de mise dans la limite de la bienséance. La police représentait la seule force de l’ordre, faisant appliquer les lois et réprimant les délits. La grande délinquance restait très rare et les quelques crimes perpétrés, sévèrement punis de la peine de mort. Au quotidien, les policiers géraient seulement quelques délits mineurs. La notion d’armée n’existait pas. Les dix districts siégeaient au sein d’une assemblée qui régissait les lois et l’économie landiennes, évitant ainsi les guerres, les conflits, la famine. Un prélat et dix membres composant l’assemblée de la HAM gouvernaient chaque région.
En se levant ce lundi matin-là, Séfan savait qu’une rude semaine s’annonçait. Durant cinq jours il devrait, lui et tous les jeunes âgés de seize ans, se confronter aux épreuves du brevet du prélat. Cette épreuve marquait la fin du cycle secondaire et l’entrée dans une école supérieure ou à l’académie prélastique pour les plus doués ou encore à l’arrêt brutal des études pour ceux qui échoueraient. Ceux-là se verraient attribuer des métiers plus manuels ou ingrats. Le travail était réparti selon les capacités des individus. Tout le monde participait à l’économie de la société, chacun recevant une rétribution en fonction du poste qu’il occupait. Bien que la morale landienne vantât l’égalité, des écarts de rémunération existaient, mais personne ne manquait de rien et Land ne comptait aucun démuni.
Séfan passa en revue les différentes épreuves de la semaine. Lundi serait consacré à la littérature et à la morale landienne, mardi aux mathématiques, mercredi à l’histoire et la géographie, -avec un seul continent connu sur la planète, il suffisait de bien connaître Land-, jeudi à la philosophie et enfin les épreuves physiques termineraient la semaine du brevet. Il se sentait très à l’aise sur la morale landienne. Avec des parents qui en faisaient leur quotidien, il y baignait depuis son enfance et en maîtrisait tous les préceptes.
De taille moyenne et athlétique, les épreuves sportives ne lui poseraient pas de problème non plus. Malgré son tempérament plutôt taciturne, il se transfigurait lors de la pratique du Circle Ball, le sport national. Sélectionné dans l’équipe junior des Comètes du cinquième quartier, il en était le capitaine et un des atouts majeurs. Le Circle Ball se jouait sur un terrain carré composé de trois cercles : un petit entouré d’un moyen, entouré d’un plus grand avec au centre un poteau et trois paniers placés à des hauteurs différentes. Chaque équipe de huit joueurs devant marquer des points en faisant passer un ballon dans l’un des trois paniers. Plus le panier était haut et le cercle loin et plus les points élevés : marquer un panier du troisième cercle dans le troisième panier revenait à gagner trois fois trois donc neuf points, un panier du deuxième cercle dans le premier panier deux fois un donc deux points, ainsi de suite. Le match se jouait en trois tiers-temps de vingt minutes.
Plus qu’un sport d’adresse, il requérait aussi de vélocité et de puissance physique avec des contacts souvent rudes. Séfan possédait à la fois la force, l’agilité et l’adresse pour exceller à ce sport. Chaque quartier possédait son terrain de Circle Ball et un grand stade construit à hors de la ville accueillait les événements importants comme la coupe landienne qui opposait une fois tous les deux ans les dix districts. L’équipe de Bizertland n’était pas reconnue comme l’une des meilleures. En cinquante ans de compétition elle n’avait remporté la coupe que trois fois et la dernière victoire remontait à dix-sept ans.
Séfan devait chasser ses idées de Circle Ball pour se consacrer toute la semaine durant au brevet du prélat. Le centre des épreuves se situait dans le premier quartier dans la grande salle de l’assemblée aménagée pour l’occasion en une vaste salle d’examens. Pour s’y rendre, Il emprunta le convoyeur, sorte de tramway composé de trois voitures tractées sur rail par une locomotive qui cheminait à travers la ville.
Il aurait également pu s’y rendre à pied. Du cinquième quartier où il résidait, trente minutes de marche suffisaient. Mais il préféra ce moyen de transport qui lui permettrait d’observer les voyageurs dans le train et d’imaginer toutes sortes de choses à leur égard. Assis en face d’un grand gaillard aux cheveux grisonnants, il le catalogua immédiatement parmi les travailleurs manuels. Avec ses larges mains abîmées par des tâches physiques et sa carrure impressionnante, il pouvait être charpentier ou maçon mais en aucun cas il n’appartenait à la classe administrative. Cela motiva Séfan à faire de son mieux lors des épreuves car s’il échouait, c’en serait fini de ses études supérieures et de sa possible admission à l’académie prélastique pour tenter de devenir le prochain dirigeant de Bizertland.
Ces études imposaient un cursus très strict : les dix meilleurs élèves au concours, puis une sélection finale par la HAM de deux candidats, une fille et un garçon et enfin cinq années d’études dont six mois dans chaque district. À l’issue, un des deux serait nommé. L’origine des pouvoirs que recevaient les dix élus demeurait un mystère pour le commun des mortels. D’après la rumeur populaire, chacun d’entre eux conservait secrètement et transmettait à son successeur une « rune », en l’occurrence un rectangle de verre de dix centimètres sur cinq gravé de symboles. Elle représentait la source de leur pouvoir. À Bizertland, ceux qui gouvernaient, recevaient le don de divination : la capacité de voir des événements qui allaient ou qui pourraient se produire. Les cinq années d’études permettraient aux futurs prélats de maîtriser leur pouvoir, le plus difficile étant d’interpréter les présages.
Les épreuves de mercredi, consacrées à l’histoire et à la géographie, seraient l’occasion de démontrer que Séfan connaissait son district aussi bien que les neuf autres. Il refit pour la énième fois la liste et les pouvoirs qui y étaient associés. De loin, il préférait celui d’Eckerland : la précision. Son détenteur pouvait accomplir des exploits de précision. Si les chances, par exemple, de lancer une pièce en l’air et qu’elle retombe sur la tranche étaient d’une sur plusieurs millions, lui réussissait d’un simple geste désinvolte. Séfan imaginait souvent se servir de ce don lors d’un match de Circle Ball.
En un, Bizertland et la divination, deux Rauckland et la force surhumaine, trois Oberland et la vitesse, quatre Castleland et la télékinésie, cinq Eckerland et la précision, six Lemerland et la super mémoire, sept Isserland et la projection d’éclairs, huit Aydenland et le maniement des armes, neuf Nansland et la projection astrale, dix Drackerland et l’influence. Le « onzième » district, Everland, demeurait une terre interdite sauf au grand conseil des prélats. Nul n’avait l’autorisation ou même l’envie de s’y rendre. Les rumeurs les plus folles couraient sur ce territoire sauvage. Les rares témoignages faisaient allusion à un paysage lunaire et à une citadelle nichée au plus haut d’une falaise. Bizarrement, ces témoins disparaissaient peu après et nul n’entendait plus jamais parler d’eux.
Il faisait déjà presque jour ce matin de printemps lorsque Séfan descendit du convoyeur pour se diriger vers l’assemblée bizertlandienne où les épreuves devaient débuter à huit heures précises. Il salua ses compagnons de promotion et alla directement rejoindre son meilleur ami Théry alias Petit Pas. Il l’avait surnommé ainsi à cause de son déplacement sur un terrain de Circle Ball. Théry ajustait sa course et ses placements dans un ballet de petits pas qui lui permettaient selon lui d’être le plus précis possible lors du lancer au panier.
— Prêt pour cette semaine d’enfer ?
— Un enfer qui pourrait bien se transformer en paradis, répliqua Séfan.
— Parle pour toi, moi je ne me fais aucune illusion sur la suite de mes études. Je suis quasiment nul en mathématiques et la morale landienne n’est pas mon domaine de prédilection.
— Tu finiras dans les champs de patates !
La cloche de l’assemblée annonça l’ouverture des portes de la salle où se dérouleraient les épreuves. Le moment était venu de se confronter à son destin et d’écrire son avenir. Le brevet du prélat restait un événement assez rare puisqu’il n’avait lieu qu’une fois tous les quinze ans. Seule condition pour le passer : avoir terminé son cycle d’études secondaires.
Puisqu’ils gouvernaient quinze ans et qu’il fallait cinq ans pour former leurs remplaçants, on organisait donc leur succession au début de leur dixième année de mandat.
Ils géraient leur district de vingt et un ans à trente-six ans en étant en pleine possession de leurs facultés physiques et mentales. L’assemblée, quant à elle, se renouvelait en décalage de façon à ne pas laisser une région entre les mains d’un dirigeant et d’une assemblée novices.
La grande salle avec ses cent cinquante pupitres alignés était très impressionnante. Séfan consulta pour la dixième fois sa lettre de convocation pour revoir son numéro de siège : le soixante-trois, très loin de Petit Pas qui poserait ses fesses sur le deuxième banc en face du bureau du grand précepteur, le maître de cérémonie du brevet. Celui-ci et dix professeurs déambuleraient dans la salle tout au long des épreuves pour surveiller les candidats.
Les sujets de littérature furent distribués à huit heures précises quand la cloche de l’assemblée se mit à retentir. Quatre heures plus tard Séfan sortait de la salle avec un grand sourire. Lorsque Théry le rejoignit, il comprit à sa mine déconfite que le thème du jour sur la poésie landienne ne l’avait guère inspiré, contrairement à lui, fervent admirateur du poète bizertlandien Néophraste, thème principal du sujet de la matinée. Sa mère lui avait inculqué année après année cet art littéraire qui lui permettait de s’échapper du quotidien un peu ennuyeux de la vie à Bizertland. La culture sous quelque forme que ce fût n’était pas dans les gènes des Landiens. La littérature, la poésie, la philosophie, la musique intéressaient avant tout l’élite, les personnes proches du pouvoir ou occupant des postes à responsabilités. Le peuple préférait avant tout la distraction d’une rencontre de Circle Ball ou d’une foire quelconque. Il en existait une par saison. L’occasion de voir des stands de marchands ambulants s’installer sur la grande place de la ville durant une semaine. Tout au long de l’année, on retrouvait des maraîchers en été, des artisans en automne, des tisseurs en hiver et au printemps la grande foire au bétail.
— Ça commence plutôt mal, lâcha Petit Pas.
— Tu penses vraiment que c’est catastrophique ?
— Si tu as un mot pour définir plus que catastrophique je veux bien le connaître !
— Bon allez viens, on va rejoindre les autres au réfectoire, une pause déjeuner nous fera le plus grand bien, conclut Séfan.
Les autorités avaient mis à disposition des élèves et des professeurs le réfectoire du personnel de l’assemblée. Le système éducatif landien prenait tout en charge : restauration et frais de scolarité. Cela n’empêchait pas les plus favorisés de payer des cours privés à leur progéniture après les cours officiels. La haute autorité morale fermait les yeux depuis longtemps sur ce dispositif parallèle de formation contraire au principe d’égalité. En tant que parents, ils souhaitaient évidemment le meilleur pour leur propre enfant.