Chapitre 1

Par Tllc

Une quinzaine de lampes-tempête éclairaient la lande, rythmées par le crissement de l’herbe gelée sous les pieds nus des ombres qui les accompagnaient. L’air, chargé en oxygène par la mer qui se jetait rageusement sur les rochers, avait le parfum puissant des algues en décomposition.

Alors que le ciel prenait doucement la teinte de l’eau grise  en contrebas, le capitaine Horn ordonna au groupe d’accélérer.

Son fils Chaca adopta un drôle de rythme entre la marche et le trot pour tenter de se maintenir à son niveau pour lui parler :

«  Tu crois que Synwulf sera là ? 

Dans la pénombre, Chaca devinait que les gros sourcils noirs de son père s’étaient froncés sous la remarque.

- Je ne sais pas, mais je l’espère. En tout cas, ta cousine est là et elle s’est préparée toute l’année pour l’épreuve du Kalonegezh.

- Youna ne devrait pas y aller seule, je… 

- Tu connais la règle Chaca. Seuls ceux qui ont eu 15 ans depuis le dernier solstice d’hiver participent au Kalonegezh. Cette année, ils étaient deux, Youna et Synwulf. 

- Si ce sale solien ne vient pas, j’irai à sa place.

- Ça suffit Chaca, gronda son père. Solien n’est pas un terme que je tolère dans la bouche de mon clan. Et pour ce qui est de Youna, elle ira seule ou avec son frère.

- Si je n’avais pas été là au dernier Kalonegezh, Fara serait morte.

- Ne te donne pas trop d’importance, mon fils. Fara et Youna sont des termajies.

Le jeune homme savait ce que sa cousine allait endurer, le froid, la fatigue, la peur. Il avait vécu tout cela, comme tous ceux qui s’étaient joints à eux aujourd’hui, mais il ne pouvait s’imaginer l’avoir fait seul. 

Dans un soupir agacé, il ralentit un peu le pas pour rejoindre sa cousine.

La lande devant eux laissait la place à un long éperon rocheux qui surplombait des eaux noires. Tout autour, des mouettes affamées entamaient, sous les cris de leurs congénères, leur premier ballet de la journée. Au loin, le phare de Skagen éclairait par vague les dernières ombres de la nuit.

- Ça va, Youna ?

La jeune femme lui renvoya un demi-sourire et releva le menton.

- Oui, je suis prête pour l’épreuve du Kalonegezh.

Malgré son ton bravache, la jeune fille essayait de contenir son stress. Son corps était aussi tendu qu’un filet de pêche pris dans les courants. Elle serra les dents de peur que leurs claquements ne recouvrent le grondement de la mer et le cri des oiseaux et avança dans les pas de ceux qui la précédaient.

Tout comme Chaca, elle connaissait les règles. La cérémonie avait lieu tous les ans lors du solstice d’hiver, le jour le plus court de l’année et l’un des plus froids, pensa-t-elle alors qu’un vent glacial remontait le courant le long de sa colonne vertébrale. Pour prouver leur courage et leur lien indéfectible avec l’océan, les jeunes termajis devaient parcourir à la nage la distance entre l’île de Meridor et le port de Skagen avant la nuit. Près de neuf miles nautiques dans une eau gelée, balayée par les courants, les vents et les marées du détroit de Merhoad. Youna s’y était préparée pendant toute une année. Elle avait mangé une quantité écœurante de gras pour se créer une barrière protectrice contre le froid, elle avait nagé tous les jours, de plus en plus longtemps, d’abord dans le sillage du Nautëa, puis seule. Son corps avait souffert de crampes, d’irritations et d’engelures. Son mental aussi avait été mis à rude épreuve. Plus d’une fois elle avait cru se noyer, plus d’une fois, elle avait cru mourir, mais elle avait combattu cette peur qui lui murmurait d’une voix de sirène que sans son ambre, elle n’était rien face à l’océan.

Arrivée en haut du promontoire rocheux, elle chercha des yeux son frère, mais elle ne vit que les ombres des genêts, des ajoncs et des pierres.

Sa tante lui fit signe qu’il fallait qu’elle se dépêche. Elle enleva son gilet en peau de phoque aux motifs brodés et sa robe de bure et se plaça devant le petit cairn qui avait été érigé là par leurs ancêtres. Autour de l’empilement de pierres, une petite rigole avait été remplie de bois sec et huilé que l’on s’empressa d’allumer. La jeune termajie apprécia la chaleur des flammes qui dansaient sous le vent. Ses pieds teintés de bleu luisaient sous la faible lumière. Deux femmes lui enlevèrent ses bijoux d’ambre et lui passèrent un morceau de tissu rêche imbibé d’huile de morue sur les parties du corps qui faisaient prises au vent. Sa tante s’agenouilla devant elle pour enlever la poudre indigo qui recouvrait ses pieds.

Youna était prête, l’épreuve du Kalonegezh pouvait commencer. 

Ezquel, le druide de son clan, se plaça devant elle. Ses longs cheveux blancs volaient dans le vent comme des algues prises dans des eaux bouillonnantes. Il les tressa rapidement, prit une grande inspiration, ferma les yeux et entama de sa voix profonde le chant de Myrrzine. La première termajie, celle qui a sauvé le monde, celle qui a maîtrisé les océans, celle à qui le Dieu Naute a offert le pouvoir de l’ambre. 

Le vieil homme continua en parlant de courage et d’espoir, mais la jeune fille avait cessé de prêter attention à ses mots, scrutant toujours la pénombre à la recherche de la silhouette familière de Synwulf.

Plongée dans ses pensées, la jeune termajie fut ramenée sur la pierre froide par une vive douleur à son bras gauche. Elle vit refléter un instant les lumières du phare de Skagen sur le manche d’une dague, duquel coulait quelques gouttes de sang. Son sang. Elle tenta de reprendre son bras, mais il était tenu fermement par les deux mains puissantes de son oncle. Le couteau d’Ezquel pénétra à nouveau sa chair pour former une demi-lune, qui la fit crier. Il y eut encore une dernière entaille, et ce fut fini. Les trois lignes noires formèrent le trident symbole des termajis. Pour sa scarification, Youna avait à dessein choisi une forme simple, mais cela n’avait en rien annihilée sa douleur. L’eau salée dans laquelle elle s’apprêtait à plonger finirait de creuser la plaie. La cicatrice qui lui resterait serait là pour témoigner au monde qu’elle avait passé l’épreuve du Kalonegezh.

Youna entendait son cœur battre à ses oreilles encore plus fort que le ressac en-dessous d’eux. Elle avait froid et elle se sentait seule, entourée de son clan.

Elle ne voulait pas y aller. Elle voulait retourner au bateau, et se blottir dans sa couchette. Elle voulait que l’hiver soit déjà terminé, avant même qu’il ne commence. Elle voulait que son frère soit là. 

Son oncle posa une main sur son épaule. Un froid soleil d’hiver venait de poindre à l’horizon. Alors, la jeune fille avança au bord de la falaise et après avoir cherché une dernière fois Synwulf des yeux, elle se jeta dans les eaux noires.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
DraikoPinpix
Posté le 10/01/2020
Un premier chapitre sympathique à lire :) Je veux connaître plus ton univers et j'aurais aimé plus de descriptions. Tout ça m'a l'air intéressant, surtout que tu nous livres pas mal de vocabulaire (ce qui ne me dérange pas) : on sent un background travaillé ;)
Cependant, des phrases seraient à retravailler. J'ai été un peu gênée au niveau de la ponctuation. D'autres sont agréables à lire :)
DraikoPinpix
Posté le 10/01/2020
J'ai oublié de préciser : j'ai été un peu perdu dans le premier paragraphe avec cette histoire de lampes-tempête.
Mais sinon, je m'empresse de lire la suite :)
Vipère
Posté le 12/12/2019
Bonjour Tllc!

Voilà un premier chapitre chargé d'iode et de tension! J'ai beaucoup aimé ce que j'ai lu et je suis plutôt emballée par l'univers que tu nous décris.

Je divise mon commentaire en deux si tu veux bien: les choses qui gagneraient peut-être à être reformulées, puis les points forts de ton début de récit.

La description du début est un peu déroutante: on sent bien l'ambiance de la lande mais à côté de ça j'ai eu un peu de mal à comprendre ce qu'il se passait, je n'ai pas tout de suite perçu qu'un groupe de personnes marchait ensemble sur cette lande. La référence aux lampe tempêtes est un indice, mais trop équivoque pour moi, il faudrait peut-être ajouter une phrase qui décrit plus explicitement la scène (d'autant que le dialogue entre Horn et Chaca peut laisser croire qu'ils ne sont que tous les deux).

"Tout autour, des mouettes affamées, entamaient, sous les cris de leurs congénères, leur premier ballet de la journée." --> je pense que tu peux enlever la virgule après "affamées".

Il y a beaucoup d'informations dans ce premier chapitre, je trouve qu'une seule lecture ne permet pas de bien se les approprier. Peut-être alléger un peu? Bon, mais ne prends pas trop cette remarque trop à cœur, je suis une lectrice un peu lente sur ces choses là :D

Les points forts:

Tout le reste!
J'ai adoré l'ambiance, qui est parfaitement décrite. L'alternance entre les descriptions paysagères et les pensées de Youna est habilement bien gérée. D'ailleurs on se met très facilement à la place de cette dernière grâce au ressentis physiques que tu décris (le froid, la douleur), mais aussi grâce à ses doutes qui la rendent très humaine.
J'ai beaucoup aimé l'armature de croyances et de traditions qu'on entrevoit derrière l'épreuve du Kalonegezh. Le côté épreuve de passage est franchement stimulant, et le rapport à la mer que tu décris me plaît beaucoup.
Enfin, ton attention aux détails (la préparation de l'épreuve, les vêtements portés, les sons, les odeurs) est très plaisante et contribue à l'immersion.


Voilà voilà, j'ai hâte de lire la suite!
Tllc
Posté le 12/12/2019
Merci beaucoup Vipère pour ton message et tes conseils que j'ai lus avec beaucoup d'attention. Je retravaillerai mon chapitre en prenant en compte tes commentaires.
Bonne journée !
Tllc
Posté le 13/12/2019
J'ai fait quelques petits ajustements suite aux remarques de Vipère. Merci à elle!
Vous lisez