Lorsque Monsieur Wobbly arasé par une longue journée de travail voulut faire tournoyer sa petite cuillère dans sa tasse de thé fleurie, il ne l’y trouva pas. Il était pourtant certain de l’avoir pour ainsi dire à l’instant même à la main. Il chercha, très étonné, dans sa paume si par hasard la tasse ne s’y serait pas cachée. Chez les impipixies, c’était tout à fait normal, voyez-vous, que l’on puisse ainsi voir les objets prendre diverses tailles sans trop bien que l’on sût pourquoi ni comment la réalité d’un objet puisse ainsi évoluer. Chacun s’y était accoutumé, Monsieur Wobbly y compris. Mais cela devenait extrêmement agaçant lorsque l’objet en question disparaissait subitement.
Les impipixies n’étaient pas un peuple qui avait goût au désordre, bien au contraire, l’ordre devait régner partout et à tout bout de champ, c’était une loi très stricte que l’on transmettait dès la Scolapura, à laquelle personne n’osait déroger ! Monsieur Wobbly détestait donc voir ainsi disparaître sa délicieuse petite tasse de thé ! Si Monsieur Wobbly avait été un tant soit peu moins fatigué, il eut peut-être entendu un éclat de rire se volatiliser dans la cuisine emportant avec lui la tasse qui petit à petit perdait de sa contenance. Si Monsieur Wobbly avait tendu l’oreille au lieu de tenter de s’extraire de son fauteuil avec grande difficulté, il eut peut-être entendu des remontrances gonder derrière le mur voisin. Des remontrances qui l’aurait fort intrigué et qu’il eut pu en se mordant sa langue de vipère colporter dans Le Petit Echo d’Hollow...
Monsieur Wobbly en bon journaliste était friand de faits divers. C’était un impipixies tout ce qu’il y a de plus rangé mais il adorait pouvoir faire démarrer de potentielles vagues qui puissent animer la société. Les impipixies aimaient l’ordre, cela les rassurait grandement. Ils avaient tous besoin d’un petit train-train, d’une routine, et quoi de plus évident pour eux que de travailler pour répondre à ce besoin et pas n’importe où, tenez-vous bien ! Leur sérieux et leur assiduité leur valait une excellente réputation auprès de Sa Gouvernance pour satisfaire ses besoins en minerais vils. De père en filles et de mères en fils, les impipixies étaient de grands mineurs ! Ce travail, quoi que rude, leur offrait tout ce dont ils avaient besoin, un cadre, une maison dont le loyer était retiré sur leur salaire et quelques pépites pour se payer une bonne grosse miche de pains ou parfois même une barrette de charbon. Monsieur Wobbly était par excellence là pour divertir les quotidiens des habitants du coron d’Hollow. Il n’était pas vraiment apprécié par ses congénères, personne ne se livrait vraiment à lui de peur de se découvrir en une de journal le lendemain. Mais ce manque d’amitié n’empêchait pas Monsieur Wobbly de rester à l’affut de la moindre information chamboule tout où d’en être informé. Les gens ne l’aimaient pas pourtant beaucoup d’impipixies n’avaient de désagrément pour dénoncer les sulfureuses mésaventures de leurs voisins ! Et si par hasard, il n’avait rien à se mettre sous la dent, Monsieur Wobbly n’hésitait pas à brasser du vent. Ce jour-là donc, Monsieur Wobbly avait loupé une information extrêmement intrigante, une de celle que Sa Gouvernance eut farouchement réprimée.
Quelques jours plus tard, alors qu’il discutait sans vraiment l’écouter la vieille Lucy Dizzy, Monsieur Wobbly manqua s’étouffer sur une autre tasse de thé ! Il se posa un instant la question de savoir si par mégarde il n’aurait pas avalé ladite tasse pour tousser si fort, ceci pouvait arriver compte tenu des changements aléatoires des objets dans cette contrée. Puis réalisa que c’était bien l’information qu’il avait écoutée sans l’écouter vraiment qui l’avait secoué. Il demanda alors à cette chère Lucy Dizzy de se répéter et n’en crut pas ses longues oreilles d’impipixie ! La petite vieille qui était une de ses meilleures sources à potins, avait, elle aussi subit des disparitions d’objets inquiétantes, enfin pas vraiment des disparitions, les objets se volatilisaient sans trop que l’on ne sache pourquoi pour se poser ailleurs dans la maison bien souvent vide du contenu intéressant qu’il pouvait avoir. Lucy Dizzy avait ainsi retrouvé sa boite à gâteaux sans plus rien avoir à picorer dedans non pas dans son armoire mais à la place de son canari, puis son rouge à lèvre vide de rouge semblait s’être étalé avec joie sur son miroir, et son carnet à potins vidé de ses feuilles ou encore le papier toilette dont il ne restait soudainement plus que le carton ce qui était très embarrassant lorsque l’on fait la grosse commission ! Et ce n’était pas tout, il s’avérait que d’autres commençaient à se plaindre de ces inquiétantes rebellions matérielles. Monsieur Wobbly se frotta sa panse bien ronde, extrêmement étonné, les narines au vent tel un chien de chasse prêt à limer sa proie. C’était ainsi qu’il s’imaginait lorsqu’il était sur une grosse enquête, quoi qu’il en eût grande peur, les chiens prennent souvent les impipixies pour des jouets à mâchouiller, mais sont cependant bien moins effrayants que les loups aux ordres de Sa Gouvernance qui n’ont de cesse d’arpenter la ville et de mordiller tout impipixies qui ne travaille pas assez vite ou assez bien. Il effaça bien vite la pensée atroce qui le submergea lorsque l’un d’eux le frôla d’un peu trop près, les loups étaient devenus dangereux ces derniers temps, y compris pour les journalistes comme lui, aussi prestigieux soit-il, pour se mettre à la recherche d’une explication à cet étrange phénomène.
Monsieur Wobbly rentra chez lui quelques heures plus tard, essoufflé et écumant comme un bœuf, il ne put s’empêcher de tendre l’oreille face aux remontrances de sa voisine qui pestait contre sa fille. Une chic dame que sa voisine, Monsieur Wobbly ne s’était jamais trouvé enquiquiner par elle, il la portait dans son cœur si fort qu’il eut bien quelques rêves d’épousailles…hélas pour lui, chez les impipixies, les femmes décident pour elles même de leurs amourailles et il est strictement interdit de les importuner trop lourdement pour les faire plier au risque de passer quelques mois dans un coucouche panier puant d’un cabot plein de tiques ou pire de pupuces ou pire encore de bavasse ! Cette menace suffisait à lui ôter toute envie de s’emmouracher de sa délicieuse voisine. Souvenez-vous, Monsieur Wobbly a une sainte horreur des chiens quoi qu’il puisse à ses instants se prendre pour un limier ou un ratier, enfin un chien de chasse ! Il ne put s’empêcher pourtant de se délecter de la douce tonalité irritée qui émanait d’elle. La remontrance était très sérieuse et la petite très peinée, elle avait dû commettre quelques bêtises dont seules les impipixies de son âge ont le secret. Lui aussi avait été un drôle polisson autrefois. Il remarqua cependant que la tonalité de sa voisine avait baissée à son approche pour finir par un doigt sur la bouche et un « Adélaïde, file à l’intérieur » qui l’avait amusé. Les impipixies n’aimaient pas voir ses grandes oreilles trainer autour de leurs jardinets. Cela n’avait rien d’anormal. Monsieur Wobbly finit donc par rentrer chez lui, fatigué de n’avoir pratiquement rien trouvé à se mettre sous la dent mais satisfait d’avoir écouté sans l’avoir vraiment écouté la jolie voisine d’à côté. Il se mit une tite musique sur sa platine-sauteuse et commença à chantonner sur l’air de Carmen un « si tu ne m’aimes pas je t’aime » tonitruant avant de s’interrompre, le disque s’était volatilisé à sa barbe pour finir dans l’évier. Monsieur Wobbly sentit la moutarde lui monter au nez. Les objets le prenaient pour un benêt ! Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir ! Monsieur Wobbly fila dans son bureau pour en ressortir le visage crispé de colère un rouleau de scotch double face à la main, un impipixie en colère est effroyable, sachez-le ! Il scotcha, scotcha, scotcha ainsi tous les objets de la maison ce qui lui valut de tels flots de transpiration qu’il fila une fois la satisfaction revenue en direction de la salle des pendus - comprenez par-là la salle de douche dans laquelle il suspendait ses vêtements, les vêtements séchant à la chaleur du feu, feu qui entretenait l’eau de la bassine dans laquelle il faisait ses lessives et prenait son petit bain, les impipixies ont un esprit très pratique et peu de moyens, c’était comme ça depuis l’élection de Sa Gouvernance, chacun avait appris à se débrouiller de peu. Mais reprenons : Alors qu’il se délectait sous la douche en se débarbouillant à grands renforts de son béguin, une petite coiffe bleue qu’il ne quittait pas et grâce à qui il gardait toujours la tête propre, Monsieur Wobbly du constater qu’une nuisance sonore qu’il écoutait sans l’écouter vraiment commençait à lui saisir sérieusement les tympans ! Vu les bruits de meubles et la musique qui se mit à s’épandre à grands cris d’opérette dans la maison, il sut que sa stratégie avait abouti à un échec. Les objets étaient pris de folie et cette folie se disséminait partout, enfin presque partout, seuls les habitants les plus teigneux d’Hollow en avait subi les conséquences et directement dans son entourage proche. Cela lui mis la puce à l’oreille, à l’heure qu’il est tout le coron aurait dû être atteint par cette maladie contagieuse. Ce qui n’était pas le cas, la maladie était sélective, c’était le seul point sorti de son enquête du jour. Cette déduction l’emmenait à penser que seul quelqu’un ou quelque chose pouvait ainsi agir machiavéliquement et faire bouger dans l’invisibilité les objets.
Monsieur Wobbly n’avait pas tort, il était même très près du but.
Lorsqu’il sorti de sa bassine aussi rouge qu’une écrevisse bien cuite, tout à sa réflexion il voulut se sécher mais la serviette qu’il s’apprêtait à saisir, s’échappa inopinément de ses mains. Nu comme un vers, sa grosse bedoche à l’air, il se mit à poursuivre le linge volant au travers de la maison en jurant des jurons qu’il ne vaut mieux pas répéter ici ! Puis soudain comme elle s’était enfuie, après avoir laissé Monsieur Wobbly s’époumoner dans un couloir, la serviette comme lassée par son jeu décida de s’affaler par terre. Ce n’est qu’à cet instant précis que Monsieur Wobbly l’entendit très distinctement pour la première fois, un petit rire, petit et mesquin comme celui d’un petit impipixie doté de pouvoirs interdits, il en fallait forcément pour ainsi faire bouger les objets au nez et à la barbe de leur propriétaire ! Tout s’accéléra très vite dans sa petite tête, ses grandes oreilles s’agitèrent et son nez de limier se mit à humer l’air. La petite de la voisine, comment s’appelait-elle déjà ? Adélaïde, c’était elle ! Il en était certain ! ça ne pouvait être que la petite de la voisine ! D’ailleurs la mère était en train de faire des remontrances, les échos de sa colère traversant la fine paroi de son mur. Tout azimut, il enfila une robe de chambre et fila dans l’obscurité observer ce qu’il se passait dans la maisonnée voisine. Après avoir manqué s’étaler sur une limace dans le jardinet (les impipixies sont assez grands pour se prendre les pieds dedans), il frappa trois coups discrets chez sa voisine. Monsieur Wobbly n’aimait pas faire de vagues, rappelez-vous, la discrétion était de mise pour ne pas éveiller l’attention et puis le soir venu, les impipixies étaient tenus de rester sagement chez eux. La porte s’ouvrit sur sa voisine qui semblait très surprise de le trouver ainsi sur son palier.
- Monsieur Wobbly, souffla-t-elle, mais que faites-vous donc en robe de chambre dehors à cette heure-ci ! Il vous manque un bout de miche pour le dîner peut-être ?
Monsieur Wobbly se sentit très décontenancé par tant de gentillesse.
- Pardonnez-moi chère Elissandre, je… je… voulais juste m’assurer que tout allait bien chez vous ! Il paraît que les objets sont pris de folies ces derniers temps…et…
Elissandre ouvrait de grands yeux ronds, visiblement elle le prenait pour celui qu’il n’était pas, elle le prenait pour un fou. Monsieur Wobbly jeta néanmoins un œil derrière elle pour découvrir la petite Adélaïde, attablée, toute tranquille, en train de déguster une tasse de chicorée. Il était pourtant certain de les avoir entendu se disputer, il était certain d’avoir reconnu le petit rire effronté. Son flair ne le trompait que rarement.
- Monsieur Wobbly ? le rappela à l’ordre sa voisine. Monsieur Wobbly ? Vous êtes vraiment étrange ce soir ! Je ne vous reconnais pas ! Etes-vous sûr que tout va bien ?
Il avait dû se tromper sa voisine était une brave femme qui élevait seule une enfant qui n’avait rien d’un ange oui, il s’était probablement trompé cela peut arriver à n’importe qui et même s’il n’aimait pas le reconnaître il devait avoir tort. D’une révérence et par quelques maigres excuses, Monsieur Wobbly s’éclipsa aussi discrètement qu’il était arrivé, en prenant garde toutefois de ne pas recroiser le chemin de la limace !
Le lendemain, le journal du Petit Echo d’Hollow titrait en une :
Hollow victime d’une sévère zizanie ! Les objets disparaissent comme par enchantement !
Tout le monde, sauf les plus aigris, se demandèrent si Monsieur Wobbly n’avait pas encore pété une durite, voyez-vous, c’est qu’à trop brasser du vent notre brave journaliste était tombé dans le discrédit. Les impipixies avaient fini par se méfier des fausses nouvelles qui pullulaient ces derniers temps entre les pages du petit quotidien. Pourtant Monsieur Wobbly avait été certain d’avoir flairé une piste intéressante, assez intéressante pour que Sa Gouvernance et ses loups s’en saisissent, assez intéressante pour bouleverser la vie du coron d’Hollow, une nouvelle qui aurait ravivée le passé et fait trembler dans les chaumières. Les forces obscures du passé, il en était sûr, étaient en train de rejaillir. C’était très inquiétant pour un impipixie bien rangé comme lui, très inquiétant.