Je ne suis plus immortel. C’est le terrible constat qui m’assaillit au moment où mon sang vint perler sur le bitume grisâtre de cette rue piétonne. Je regardai ces précieuses gouttes s’écraser à même le sol sous les yeux de la marchande de fruits qui grimaça. L’empathie, sans doute. Un concept qui m’était étranger depuis bien des années. Elle me proposa un bandage, un pansement, mais je refusai aimablement avant de payer pour les quelques grappes de raisins responsables de mon nouvel état. Sur la branche de vigne, j’aperçus une traînée rouge qui imprégnait le bois tendre et flexible. Mes sourcils se froncèrent et j’agitai mes doigts pour faire disparaître l’entaille. Une seconde plus tard, tandis que je remontai l’allée principale avec le poids du regard de la marchande sur mes épaules, je sentis la douleur s’apaiser. La coupure s’était volatilisée.
Hors de vue des passants et des clients de ce marché bondé, je me surpris à détailler ma main une nouvelle fois : à l’endroit où avait été visible une profonde entaille se trouvait maintenant une fine ligne blanche, droite et propre, symbole de ma première cicatrice en plus de deux cents ans d’existence. Il n’y avait pas de doute possible : j’avais saigné. J’ouvris le sachet en carton qui contenait les précieux fruits que je venais d’acheter et passai ma langue sur l’écorce de la branche. Ce goût m’était tout à fait inconnu. On aurait pu croire un savant mélange de rouille et de viande, un peu comme si j’avais léché une fourchette abîmée sur laquelle aurait traîné un morceau de bœuf trop cuit. J’avais déjà pris du plaisir à dévorer la chair de quelques animaux pour me nourrir, mais le sang humain était loin d’être aussi avenant que celui des gallinacés ou des bovins. Je crachai dans l’herbe pour me débarrasser du goût devenu infâme à l’arrière de ma gorge et continuai d’avancer en direction de la sortie du village. Il était temps de rentrer.
Pendant cette courte marche digestive, je pris la peine de réfléchir à ce que ce changement impliquait pour moi : si je pouvais perdre mon fluide vital, je pouvais donc être tué et mourir. C’était un aspect de ma vie que je n’avais pas prévu, mais qui ne me déplaisait guère. L’immortalité avait pour seul défaut d’être particulièrement longue. Ce revirement me donnait l’occasion de voir les jours à venir sous un autre angle. Peut-être serai-je mort au lever du jour ? Peut-être ne verrai-je jamais plus le soleil gravir les échelons du ciel ? Peut-être que mon temps sur cette Terre venait de reprendre sa course là où il s’était arrêté, décidant à ma place de l’avenir qu’il m’était donné de vivre jusqu’à présent ? Ces questionnements me firent sourire, conscient d’être à l’aube d’une nouvelle page que je pouvais écrire librement sans savoir où les mots s’arrêteraient.
Mes pas me guidèrent jusqu’à l’orée d’un bois reculé où peu de promeneurs s’aventuraient. Un ou deux s’y étaient déjà égarés, mais ils s’étaient enfuis très rapidement. On disait que cette forêt était hantée. Bien sûr qu’elle l’était : j’en étais le principal fantôme. J’avais décidé, quelques décennies plus tôt, de me poser dans un coin tranquille du pays qui m’avait vu naître pour y reprendre des forces et trouver le recul nécessaire afin de remplir la difficile mission qui m’avait été confiée. Toutefois, le temps était passé bien plus vite que je ne l’avais imaginé et, aujourd’hui, j’étais ramené à ma réalité de mortel. Si je devais faire le point sur ce que toutes ces années m’avaient permis d’accomplir, je devrais me fustiger et m’envoyer moi-même au pilori pour avoir été si négligent. Mais il n’était pas encore question de trouver un coupable à mon inaction. Pour l’instant, je devais reprendre mes recherches et arrêter de penser à ce qui venait de se produire au marché.
J’entrai sur un chemin abrité de la pluie grâce à l’épais feuillage d’une haie d’arbrisseaux à peine plus grands que moi. Leur cime formait au-dessus de ma tête une voûte protectrice qui empêchait les intempéries de m’atteindre. C’était plaisant pendant l’hiver où je n’avais jamais souffert du froid, mais, l’été, la vue du crépuscule me manquait parfois, dans mes moments de nostalgie. Au bout de ce chemin perdu se trouvait le campement de fortune qui représentait ma demeure : un rondin de bois en guise de chaise, un cercle de pierres pour y faire flamber un feu douillet, une table en forme de rocher plat pour y poser mes grimoires et mes fioles et, enfin, une tente que j’avais achetée dans un magasin de sport, quelques années plus tôt. C’était assez sommaire, mais suffisant pour ce que j’avais à faire ici.
Un écureuil se présenta sur la pierre et couina de toutes ses forces pour attirer mon attention. Je lui fis signe du doigt pour lui montrer que je l’avais entendu, mais je devais d’abord mettre mes provisions à l’abri pour éviter qu’un de mes compagnons forestiers ne viennent au beau milieu de la nuit afin de subtiliser mon maigre butin. Je caressai mon majeur droit avec son voisin, l’index, et le sachet cartonné fut entouré d’un halo brillant pendant une seconde avant de s’éteindre. Quiconque toucherait à ce paquet serait surpris, dorénavant !
Je me tournai vers l’animal qui continuait de gémir à mes pieds en requérant mon attention. Je baissai les yeux et fis voler ma barbe brune dans sa direction. Son langage était assez rudimentaire mais suffisamment compréhensible pour une oreille avertie. La mienne, en l’occurrence, avait appris à déchiffrer beaucoup de codes invisibles pour les autres humains. L’écureuil me signalait la présence d’un odieux prédateur près de son nid et demandait mon assistance pour le chasser. Bien sûr, il s’agissait d’une traduction littérale de ses petits couinements bien plus basiques dans leur premier sens : danger – animal sauvage – aide requise.
Mon regard monta jusqu’au sommet du seul chêne présent à des kilomètres à la ronde et j’aperçus un majestueux faucon qui claquait déjà du bec à l’idée de son futur déjeuner. Je n’avais rien contre le volatile en question, mais je ne pouvais décemment pas le laisser décimer la petite famille de rongeurs qui me tenait compagnie habituellement. J’agitai bêtement les bras pour capter l’attention de l’oiseau qui ne daigna même pas me regarder. J’usai d’une seule sommation à son égard, mais cette menace ne le fit pas réagir. Il se rapprocha du nid de mes amis. Je serrai les poings, répugné à l’idée d’abattre un être vivant, mais la nécessité prit le dessus. Je tendis la main droite et sentis fourmiller dans mes doigts l’habituelle énergie qui vrillait mes sens en temps normal. Une seconde plus tard, je fis tourner mon poignet rapidement et libérai un éclair blanchâtre qui pulvérisa l’animal. Ce dernier tomba dans un bruit sourd sur le tapis feuillu de mon campement, immobile et transpercé de part en part. Je venais de trouver mon dîner.
L’écureuil ne demanda pas son reste et partit rejoindre sa famille terrorisée dans l’arbre. Pour ma part, je pris le temps d’ôter les plumes du faucon et de les mettre de côté pour m’en faire un oreiller. Avec celui-ci, j’avais de quoi m’en remplir un deuxième. Ces prédateurs étaient nombreux dans la région et venaient souvent me perturber. Ce n’était pas ma première victime.
L’animal ne pesait pas lourd, mais ferait un ou deux copieux repas, c’était une certitude. J’ouvris son corps tendre à l’aide d’un couteau en céramique et vis quelques gouttes de sang s’échapper de sa carcasse. Cela me rappela à ma nouvelle condition et, tandis que je vidai le chasseur de ses entrailles, j’essayai de me souvenir à quand remontait la dernière fois que j’avais fait face à la mort avec autant de certitude. Mon esprit abîmé ne s’en souvenait que trop bien et je fis abstraction des images qui s’imposaient sur mes rétines. Je n’aurais pas dû remuer le passé ! Je me concentrai sur la préparation de mon dîner et déposai le corps de l’oiseau sur une pierre de la taille d’une galette que j’installai sur les braises encore fumantes de mon dernier feu. Je joignis mes deux index et créai une friction mesurée qui raviva les flammes sous le rocher. Je pourrai bientôt manger.
L’atmosphère se faisait plus sombre et j’avais de plus en plus de mal à distinguer les contours de la canopée. Il faisait presque nuit et je ne voulais pas attirer d’autres bêtes sauvages qui risquaient de mourir inutilement. J’allais éteindre le feu lorsque la toile de la tente bougea fébrilement. Sans doute était-ce un souffle de vent qui avait fait remuer le tissu, mais je ne pus m’empêcher d’espérer et de scruter dans ces ténèbres grandissantes la silhouette que je tenais tant à voir. Toutefois, rien ne se produisit. Pas de miracle aujourd’hui. Au contraire, même !
Cette nouvelle mortalité me rappela l’une de mes obligations, plus pressante que jamais à présent : je déroulai une carte du monde connu que je gardai dans l’une des nombreuses poches de ma cape bleu nuit et l’étalai sur le rocher plat tout en la coinçant avec de plus petites pierres. La concentration était de mise et je devais faire en sorte qu’aucun son ne vienne me déranger. Mon être se replia dans les tréfonds de mon corps et y chercha l’étincelle nécessaire à cette pratique compliquée. Mes mains se joignirent, reflétant une lumière claire et apaisante sur le bout de chacune de mes phalanges. Je caressai le papier avec une certaine tendresse, faisant bien attention à n’oublier aucune zone de la carte. Cette dernière s’illumina quelques secondes et dégagea dans le ciel obscur une étrange clarté qui fit luire les feuilles ruisselantes des arbres trempés par la pluie de la veille. J’ouvris les yeux et retins mon souffle en voyant ce merveilleux spectacle. La lumière s’apaisa et laissa apparaître des points brillants à quelques endroits précis du globe. Sept en Amérique, six en Afrique, trois en Asie et deux en Europe. Deux en Europe ? La dernière fois que j’avais vérifié – le mois ou l’an dernier, je ne m’en souvenais pas – il n’y en avait qu’un ! Un autre enfant venait-il de naître ? Un nouvel espoir était-il possible ? Il faudrait que je me rende sur place dans les plus brefs délais. La mortalité me l’imposait.
Je dînai tranquillement, fixant le point lumineux avec force et inquiétude : qui donc se trouvait derrière cette nouveauté inattendue ? S’il s’agissait encore d’un bébé, je n’aurais pas la force de reprendre mes recherches encore une fois. Cependant, on n’avait rarement vu un adulte devenir réceptif à la magie en vieillissant, du moins, je ne l’avais lu qu’une poignée de fois et pourtant j’avais eu le temps de lire beaucoup d’ouvrages. Il ne pouvait s’agir que d’un bébé qui grandirait sans connaître sa véritable puissance, sa vraie nature et qui verrait sa force s’éteindre lorsqu’il passerait l’adolescence comme on souffle sur une allumette déjà vacillante. J’irai le voir, j’irai à sa rencontre par acquit de conscience afin qu’aucun Sage ne puisse me reprocher mon inaction, mais je n’entretenais guère d’illusions à ce sujet.
Une petite voix en moi me fit remarquer qu’il s’agissait du deuxième évènement notable de la journée après quarante ans à attendre qu’il se passe quelque chose. Quarante années à imaginer ce qui se passerait le jour où il me faudrait reprendre mes combats pour qu’au final je sois paralysé par la peur du changement. Je savais que ce constat finirait par me rendre fou et c’est la raison pour laquelle je me promis de partir dès le lendemain matin. Une bonne nuit de sommeil suffirait sans doute à me remettre les idées en place. Je vérifiai tout de même que l’enchantement auquel j’avais soumis la carte n’était pas raté et réitérai l’expérience. Ce fut un nouveau succès et le point brilla plus fort encore qu’auparavant. Une personne était réceptive à la magie à cet endroit du monde.
Je bâillai tout en jetant les ossements du faucon dans les buissons, un peu plus loin. Ils seraient rongés cette nuit et auraient disparu demain matin, faisant certainement la joie d’un des charognards qui traînaient dans les environs. J’ouvris le sachet en carton et y prélevai une grappe de raisin que je gobai rapidement. Ce plaisir sucré me redonna un peu de courage alors que j’allais entrer dans la tente pour y passer la nuit. J’éteignis le feu avec le plat de ma chaussure et avalai le dernier grain avant de pousser le tissu. Une lampe à huile brûlait doucement dans la partie la plus reculée de l’habitacle tandis que deux lits occupaient la place principale. Le premier était vide et attendait que je vienne le rejoindre alors que le second était habité par un corps inerte et froid. Une jeune femme emprisonnée dans l’enveloppe de ses seize ans, habillée d’une robe rose aux bords dentelés. Elle était protégée par une épaisse couverture polaire parfaitement inutile, mais qui m’autorisait à croire que je jouais correctement mon rôle de père. Ma fille était mise à l’abri par de puissants sortilèges, incapable d’avoir froid, incapable d’avoir faim, incapable même de mourir. Cette couette n’était là que pour me permettre de visualiser une véritable barrière contre la fraîche température qui dominait la météo ces derniers temps.
Sous sa nuque battait faiblement un pouls que j’avais matérialisé par un simple rai de lumière blanc. Ainsi, je pouvais veiller sur elle sans la toucher, sans la déranger dans ce sommeil artificiel que j’avais créé pour elle.
Mon regard n’en supporta pas plus et je me glissai dans mon sac de couchage en lui tournant le dos. Je refermai le poing en direction de la lampe qui s’éteignit brutalement sans me laisser le temps de lui souhaiter une bonne nuit. À quoi bon ? Elle dormait déjà depuis si longtemps. Quarante ans…
Je viens de tomber sur ton histoire. Je trouve ce premier chapitre très intriguant. Qui est ce personnage ? Ou plus qu'est ce qu'il est ? D'où tiens t-il cette magie et pourquoi avoir endormi sa fille depuis si longtemps ?
Que de question, que de question. La lecture est fluide c'est un très bon point, le chapitre se lit très facilement, j'attend la suite avec impatience !