J’ai dû prendre l’avion pour la première fois de ma vie. Auparavant, je n’avais jamais eu de mal à transporter mon corps, ce morceau de chair et d’os qui tenait debout par un habile mécanisme ligamentaire, à l’aide d’un sortilège de transfert. Cet enchantement, coûteux en énergie, certes, mais particulièrement pratique en termes de gain de temps, m’avait été appris au tout début de ma carrière, alors que j’avais de nombreux idéaux et principes auxquels je m’accrochais. Par exemple, j’étais persuadé, à l’époque, que je ne prendrai jamais d’épouse et que je n’enfanterai jamais pour le bien de la race humaine. Quel type d’Enchanteur étais-je pour imposer ma condition d’immortel à une femme qui finirait par mourir ? Pire encore : à un bébé innocent qui aurait une chance sur deux d’être frappé par la même malédiction ? Évidemment, j’avais changé d’avis, une petite centaine d’années plus tard. Concernant mon mode de transport de prédilection, j’avais prévu de ne jamais utiliser le sortilège de transfert qui me mettait au tapis pendant quelques heures après chaque trajet. Petit à petit, j’avais fini par l’apprivoiser et me rendre compte que la distance importait réellement dans le calcul et qu’un léger déplacement ne pouvait pas me faire de mal. C’est pourquoi, jusqu’à la naissance de ma fille, j’avais pris l’habitude de ne voyager que par magie.
Mais, en essayant de réaliser l’incantation, ce matin, je m’étais rendu compte que quelque chose n’allait pas. Au moment d’entrer dans les limbes de mon esprit pour y puiser l’étincelle nécessaire au sortilège, j’avais senti que ce transfert me tuerait. J’avais tenté de réessayer mais l’identique s’était produit. J’étais coincé, à terre, dans ce corps incapable de supporter la décharge de magie impliquée dans mon voyage. J’avais pesté, un peu, profitant d’être seul dans mon trou perdu pour lancer quelques insanités. Devais-je mettre ce contretemps sur le dos de ma nouvelle condition de mortel ou bien s’agissait-il d’une fatigue passagère ? Je m’imaginai consulter un médecin généraliste, dans un cabinet de province, en lui exposant brièvement mon soucis. L’idée, hilarante, me fit sourire. Toutefois, elle ne réglait pas mon problème. Que me restait-il, pour voyager rapidement, comme solution de rechange ? L’avion s’était imposé à moi. L’ennui, c’était que j’aurais eu plus confiance à dos de dragon qu’assis dans cet engin. Quel esprit malade et détraqué s’était dit que l’homme pourrait voler par ses propres moyens ? Le concept de planer dans une machine pesant plusieurs tonnes me paraissait complètement surréaliste et j’avais dû me concentrer pour ne pas faire une attaque de panique sur mon siège usé. Le voyageur à côté de moi avait les yeux rivés sur l’écran de sa tablette numérique et la femme dans la rangée de droite lisait un article sur son téléphone portable. Les passagers attendaient patiemment, sereinement, de prendre le chemin des airs sans avoir la moindre appréhension. Pour ma part, j’étais tétanisé et le fait que je sois devenu mortel la veille n’arrangeait rien à mes réflexions. Étais-je destiné à m’éteindre dans un avion ?
Par bonheur, le vol dura un peu moins de quatre heures et nous atterrîmes sans soucis à l’aéroport, sur une piste trempée. Il pleuvait des cordes dans ce coin du monde et le ciel chargé promettait de laisser grêler sa colère pendant de nombreuses heures encore. Mon voisin dut ranger sa tablette qu’il n’avait pas quittée du regard durant le trajet. Le retour à la réalité parut compliqué, sans doute la différence de résolution entre un écran et la vraie vie. Il plissa les yeux, cherchant l’entrée du tunnel qui devait nous mener jusqu’au terminal où nous pouvions récupérer nos bagages. Je n’avais aucun bagage hormis une large sacoche en cuir qui ne m’avait pas quitté, mais je suivis le flot de passagers vers l’extérieur en marchant à un rythme qui agaça quelques pressés. Cette ville m’était déjà désagréable.
En sortant de l’aéroport, je laissai mes yeux vagabonder sur les courbes du paysage urbain qui se dessinait devant moi : mon carré de forêt me manquait. J’espérai que ma fille était bien à l’abri derrière mon enchantement d’invisibilité et qu’elle ne souffrirait pas trop de mon absence tout en sachant pertinemment qu’elle ne remarquerait pas la différence.
Si la carte que j’avais ensorcelée un peu plus tôt dans la matinée était censée me conduire jusqu’à l’humain responsable de son scintillement, elle restait tout de même très vague quant à son emplacement exact. En effet, j’avais une idée précise de la ville et du quartier dans lequel cette personne résidait, mais j’étais incapable de trouver la rue ou l’appartement qui la cachait à ma vue. Ce contretemps était provoqué par les nombreuses interférences que produisaient les êtres humains ordinaires avec leurs appareils électroniques. Ils perturbaient l’efficacité de mes sorts et je dus m’empêcher de pester plus d’une fois contre ces adolescents attardés scotchés sur leurs écrans. Heureusement, j’eus tout le loisir de me calmer lorsque j’arrivais à l’entrée d’un parc aux contours boisés. Deux vieilles femmes promenaient leurs chiens et discutaient gaiement de banalités tandis qu’un garçon d’une dizaine d’années s’entraînait sur son skateboard à faire des figures acrobatiques. Je caressai l’air qui vibrait autour de moi, fixant mon regard sur ce petit bonhomme, mais il ne se passa rien. Ce n’était pas mon sujet d’observation.
Je fis le tour de ce rectangle de verdure sans y croiser d’autres âmes et m’attardai un peu sur un banc désert. Je dépliai la carte sur mes genoux et scrutai le terrain d’un œil attentif : ce nouveau Magicien était dans le coin, j’en étais persuadé, car son point brillant luisait de mille feux, mais cet éclat se diffusait sur trois larges rues autour de moi. Je soupirai et rangeai le morceau de papier dans ma besace. L’une des promeneuses s’arrêta à ma hauteur et me lança un sourire appuyé. J’y répondis maladroitement, gêné, avant qu’elle ne s’éloigne. Avais-je pris quelques années pour intéresser une femme âgée ou bien était-ce une coutume particulière de ce pays ? J’eus le loisir de scruter mon reflet dans l’eau d’une fontaine toute proche, mais il me renvoya une image classique de mon physique : longue barbe noire, cheveux dépeignés et regard vif mais fatigué. Rien n’avait changé, voilà qui était rassurant !
Je repris mon chemin sans savoir où aller tandis que les trottoirs commençaient à accueillir toute une population de travailleurs en quête d’un endroit où manger. Ce soudain regain de vitalité dans ce quartier grabataire me donna un nouvel espoir. Je devais me concentrer ! La personne que je cherchais devait être relativement jeune – la trentaine, maximum – et devait posséder des qualités rares pour que l’essence de la magie se soit fixée à son être après sa puberté. Elle était toute proche, je pouvais sentir l’odeur des enchantements dans cette rue, le sel piquant des sortilèges mal exécutés collait à ma peau. Elle s’était servie de ses nouveaux pouvoirs de façon grotesque, voire accidentelle. Je devais la retrouver avant qu’elle ne commette le moindre dégât qu’une population effrayée pourrait lui reprocher.
Mes sens éveillés me guidèrent jusqu’à l’ébauche d’un marché à ciel ouvert dont les quatre stands faisaient peine à voir. Les gens passaient sans s’arrêter malgré les grands gestes des quelques vendeurs désabusés. Je vis un homme immobile devant un étal de fromages, mais il secoua la tête, une adolescente bouscula un vieux monsieur pour lui voler son portefeuille et une jeune maman fondit en larmes lorsque son bébé se mit à hurler. Par mesure de précaution, je fis glisser ma main en direction de ces gens, surtout pour vérifier que le nouveau Magicien n’était pas ce bébé brailleur, mais il ne se passa toujours rien. J’allais faire demi-tour quand j’aperçus du coin de l’œil un homme s’arrêter au niveau du bambin et poser une main bienveillante sur sa joue. Presque instantanément, l’enfant se tut et colla sa tête au fond de sa poussette pour y retrouver le confort de son sommeil. Sa mère remercia de tout cœur l’inconnu et lui demanda comment il avait fait pour le calmer afin qu’elle puisse réitérer cet exploit à l’avenir. Il lui répondit qu’il avait un don avec les enfants et qu’il s’était senti obligé de voler au secours de cette femme épuisée. Je levai un sourcil devant cette explication tordue et caressai l’air une troisième fois vers ce m’as-tu-vu, bellâtre à trois sous. Sa silhouette scintilla sous mon regard pendant un instant et s’éteignit lorsque je perdis mes derniers restes de concentration.
Un Magicien, lui ? Je n’osai trop y croire. La science magique requérait un dévouement sans faille à la matière, une abnégation sincère et nécessitait une constante remise en question de soi. Cet homme se servait consciemment de ses dons pour parvenir à des fins matérielles que je qualifiai de médiocres. Il avait usé d’un enchantement de sommeil sur un bébé, sans même savoir quelle dose il devait lui appliquer pour qu’il n’y ait aucun risque pour sa santé, afin de séduire sa mère. Ils venaient de s’échanger leurs numéros de téléphone sous mes yeux et de convenir d’un rendez-vous pour le lendemain soir. Je restai bouche bée, incapable de raisonner correctement : pourquoi l’avoir choisi ? Pourquoi lui avoir fait cadeau de magie alors qu’il n’en était clairement pas digne ? Cette personne était, pour l’instant, la seule pouvant recevoir mon enseignement et je savais mes jours comptés. Toutefois, imaginer que je devrais transmettre les plus puissants secrets magiques à cet individu me fendait le cœur. J’en étais pétrifié d’angoisse ! Alors quoi ? Laisser la magie s’éteindre ? C’était également hors de question ! Je n’avais plus qu’une seule solution : me rendre au nord pour y consulter le Recueil et déterminer combien de temps il me restait à vivre sur cette Terre. C’était un sortilège compliqué que je n’avais jamais maîtrisé, persuadé de ne jamais en avoir besoin. De plus, ses conséquences funestes en avaient poussé plus d’un à essayer de lui donner tort. Certains en étaient même devenus fous ! En ce qui me concernait, cela me permettrait de mettre au point une stratégie de transmission correcte. S’il me restait un an à vivre ou cinquante, mes options seraient différentes.
Je fis le trajet inverse vers l’aéroport, m’asseyant dans un train de métal bondé un peu après le déjeuner. Les émanations de sueur et de parfums me firent mal à la tête et je dus me concentrer sur mon voyage vers les pays froids pour éviter de tourner de l’œil. Je ne savais pas quand partirait le prochain vol, mais l’attente dans ce grand hall serait bien moins pénible que ces courts trajets surchargés. J’arrivai devant le panneau des départs, ma sacoche sous le bras, cherchant rapidement ma destination. Je sentis une goutte de transpiration couler le long de mon dos. Cette cape me donnait chaud. Je vis le numéro de l’avion qui me convenait le mieux s’afficher sous mes yeux et me dirigeai vers le comptoir d’une belle demoiselle au sourire étincelant. Deux personnes se tenaient devant moi au guichet et je patientai tranquillement, prenant le temps d’observer les environs avec quiétude. Le soudain accès de brutalité avec lequel les deux policiers me saisirent par les épaules me ramena brusquement à la réalité. Ces mastodontes m’obligeaient à aller dans une direction tout en me demandant de rester calme et de ne pas résister. Je trouvai tout de même étrange de m’inciter à ne pas m’énerver alors que ces deux énergumènes paraissaient particulièrement sur les nerfs eux-mêmes. Je voulus connaître la raison de cette arrestation arbitraire, mais on me fit comprendre qu’il était dans mon intérêt de garder mes questions pour plus tard en me montrant une matraque électrifiée à la ceinture de l’un de mes ravisseurs.
Ils m’emmenèrent dans un bureau carré où une large table occupait la majeure partie de l’espace. Un employé en costume était installé sur un fauteuil à roulettes et attendait que je sois menotté devant lui pour prendre la parole. Il se présenta, mais j’oubliai aussitôt son nom, sa profession et sa fonction dans cet aéroport. Ses questions m’échauffèrent rapidement l’esprit déjà à vif à l’idée de m’envoler à nouveau : pourquoi n’avais-je pas de bagage hormis ma besace ? Qu’y avait-il dans cette sacoche ? Pourquoi une cape ? Pourquoi une barbe ? Pourquoi un avion et pourquoi un autre le même jour, quatre heures plus tard ? Trop de pourquoi se bousculaient à mes oreilles et les réponses ne s’acheminèrent pas dans le bon ordre. Je m’embrouillai, je m’en voulais et je ne parvenais qu’à rendre mon interlocuteur encore plus suspicieux qu’auparavant.
L’un des agents de police derrière moi attrapa mon sac et le retourna au-dessus de la moquette épaisse qui tapissait le sol de ce local poussiéreux. La charnière résista une seconde, juste ce qu’il fallait pour que mon cerveau se mette en marche : dans un instant allait tomber par terre une fiole remplie de bile de renard, un sachet contenant de la poudre de queue de scorpion vert, une malle cubique de dix centimètres renfermant des herbes, de la sève de figuier, du thym et des graines de houx, et une gourde d’eau. Je n’aurai d’explication plausible que pour la gourde…
Je fermai les yeux, frottai mes deux paumes l’une contre l’autre dans un geste discret que je voulais anodin et attendis en croisant les doigts. La charnière se détacha et déversa son contenu par terre. Les officiers entendirent le choc des objets contre le sol, mais ne virent rien tomber. Ils cherchèrent des yeux ce qui avait bien pu faire ce bruit, mais durent se rendre à l’évidence : la sacoche était vide. Je bredouillai une remarque à peine audible concernant cette absence de bagage et acceptai leurs excuses avec un dédain mesuré. Une heure s’était presque écoulée entre le début de l’interrogatoire et le moment où j’avais fini par être relâché. Mon avion était probablement parti sans moi et, selon mes souvenirs, je savais qu’il n’y avait pas d’autre vol avant le lendemain matin. J’allais devoir passer la nuit dans cette ville sinistre où les grésillements des téléphones perturbaient mes pouvoirs magiques.
Sur le chemin qui me ramenait au centre-ville, je me surpris à penser à cet agent des forces de l’ordre qui m’avait arrêté, débordé par son instinct de conservation et persuadé que j’étais un terroriste en puissance. Ce monde allait-il si mal pour que l’on accuse de tout et n’importe quoi le premier homme avec une barbe et un accoutrement un peu excentrique ? Après tout, je n’étais pas le seul individu à me balader avec des habits étranges ! Cette fille avait un trou si grand dans l’oreille que je pouvais y glisser deux doigts sans toucher le bord, ce garçon avait des fentes si larges dans son pantalon qu’il aurait pu tout aussi bien se promener nu que cela n’aurait rien changé. Je croisai même un mendiant portant une jupe et une barbe dont les couleurs se mélangeaient ! Je n’étais pas la personne la plus bizarre de ce pays, ça non ! Pourtant, les préjugés m’avaient fait rater mon départ et je devais rester concentré sur ma demande auprès du conseil des Sages pour consulter le Recueil. Eux seuls pouvaient me donner un tel privilège et il y avait bien longtemps qu’ils avaient cessé de m’accorder leur confiance…
J’arrivai devant la porte d’un hôtel miteux dont la vitre n’avait pas été lavée depuis des lustres. Sur le bois était collé un prospectus indiquant que l’établissement était relayé dans un guide touristique dont l’année s’effaçait. Je déchiffrai qu’il y avait au moins une quinzaine de printemps que ces chambres n’avaient pas été visitées par un expert, mais poussai quand même la porte, résigné. Il n’était pas question que je me procure de l’argent que je ne possédais pas par un biais magique et encore moins que j’use de mes pouvoirs pour fausser le jugement d’un pauvre réceptionniste qui pourrait être accusé d’une faute que j’aurais provoquée ! Je devais me contenter de mes ressources réelles qui étaient relativement maigres. Cet hôtel était le seul dans mes moyens. J’entrai dans le hall, devant le comptoir de la réception et demandai une chambre à un employé au regard déprimé. Il monta mes bagages dans la pièce portant le chiffre 3, écrit en lettres de bronze à moitié rongées par l’humidité, et s’en alla sans un mot.
Je dînai non loin du parc où j’avais découvert l’homme réceptif à la magie ce midi. Mes pas m’avaient mené jusqu’ici sans doute à cause du désir inconscient que je nourrissais de comprendre pourquoi l’étincelle magique s’était liée à lui et non pas à quelqu’un de plus digne. Cette question ne devrait sûrement jamais trouver de réponse puisque j’avais décidé de ne pas lui adresser la parole. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’y songer. Il devait avoir vécu quelque chose de grave, de traumatisant, mais avoir gardé au fond de lui une part de bonté, un sursaut de générosité que les forces mystiques avaient jugé suffisant. Une voix mesquine me répliqua que ces forces étaient peut-être contraintes à faire avec ce qu’elles avaient sous la main et cet homme était sans doute le meilleur – et unique – candidat.
J’étais en train de terminer une pêche bien mûre quand la personne qui mangeait à la table derrière moi me bouscula par inadvertance. Je me mordis la lèvre et sentis le goût du sang se répandre dans ma bouche. Deux fois en deux jours, c’était un peu trop pour moi ! Je crachai un peu de salive rougeâtre et me retournai pour voir le visage contrit de celui qui m’avait poussé.
— Pardonnez-moi, je suis confus ! Je voulais déboucher cette bouteille, mais je crois que mes doigts ont glissé.
Je restai sans voix, incapable de parler après avoir croisé le regard vert de cet homme que j’avais aperçu un peu plus tôt dans la journée. Il était là, devant moi, en train de baisser le menton, navré de son impertinence et de sa maladresse. Ses yeux exprimaient un réel regret et je voyais à son attitude qu’il cherchait mon pardon, surtout après avoir remarqué que je saignais de la lèvre. Je hochai la tête pour lui signifier que ce n’était pas grave.
— Puis-je vous offrir quelque chose pour me faire pardonner ?
Que faire ? Accepter m’obligerait à faire plus ample connaissance avec cet être aux pratiques perfides. Mais refuser reviendrait à ne jamais trouver de réponse à mes questions existentielles. La curiosité se fit plus forte que ma réserve, décidant d’accorder le bénéfice du doute à cet homme que je ne connaissais pas assez pour me faire un avis précis.
Je pris ma chaise et m’installai à sa table, en face de lui. Il mangeait seul, habillé d’un costume sombre à rayures blanches. Le nœud de sa cravate était légèrement desserré et tombait sur son torse carré. Cela lui donnait un côté nonchalant assez séduisant qui devait plaire aux femmes. Il devait avoir à peine trente ans, mais l’assurance qu’il avait dégagée ce midi avec cette mère désespérée m’avait fait croire qu’il était plus vieux. Ses cheveux blonds étaient coiffés en arrière, plaqués sur son crâne avec autant de netteté et de précision que s’il venait de sortir de chez le coiffeur.
— Je suis vraiment très maladroit ! L’autre jour encore, j’ai cassé un verre en le sortant du lave-vaisselle ! Ma mère jurait que je serais responsable de nombreux accidents. Vous venez de lui donner raison.
Il essayait de faire de l’humour, de me dérider. Je ne pus m’empêcher de faire une moue approbatrice sans dire le moindre mot. Avais-je perdu toute répartie ? Je n’étais pas certain du comportement que je devais adopter face à cet homme dont le secret m’était connu. Être franc avec lui ou bien voir jusqu’où il serait prêt à aller pour me cacher la vérité ? Ces questions devaient se bousculer au fond de mes yeux, perdus dans un lointain inaccessible à ce garçon qui voulait faire amende honorable et qui cherchait un moyen de me faire ouvrir la bouche pour le déculpabiliser.
— Il n’y a pas mort d’homme.
— Non, mais je vois que vous saignez. Je déteste être la cause de désagréments. Pardonnez-moi, encore une fois ! Je peux vous offrir un verre ?
— Un jus de raisin ne serait pas de refus.
Il commanda et reporta son attention sur moi. Il avait demandé à la serveuse la boisson que je lui avais indiquée et un peu de vin pour lui. Cette dernière, plutôt jolie dans son tailleur noir et blanc, n’avait même pas éveillé la moindre attention de désir chez lui. Je notai ce détail dans un coin de ma tête pendant que la demoiselle apportait nos commandes. Elle s’en alla tandis que le soleil dardait son dernier rayon sur nos peaux blafardes.
— Au fait, je m’appelle Arthur. Et vous ?
— Vous plaisantez ?
— Rarement avec mon prénom, pourquoi ?
— Disons que le mien s’y accorde particulièrement bien.
Je m’autorisai un sourire énigmatique qu’il ne chercha pas à élucider. Il but une gorgée de son verre qu’il dégusta avec un réel plaisir. Pour ma part, j’avalai une grande partie du jus tout en me demandant ce qu’aurait fait ma fille à ma place. Elle aurait sans doute essayé d’en savoir plus sur ce jeune homme, son comportement, son tempérament. Mais je n’avais ni sa patience ni sa capacité à tirer des informations de la part de personnes non coopérantes.
— Je vous ai vu ce midi. Avec cette mère de famille en larmes. Vous êtes venu à son secours alors que son bébé pleurait. Comment avez-vous fait ?
— Vous me suivez ?
Je sentis une légère pointe d’inquiétude dans sa voix, mais ne répondis pas à sa question. Je n’avais pas pour habitude qu’on élude mes interrogations.
— J’ai… un don. Les gamins ressentent les bienfaits de mes caresses et s’apaisent. Rien de très spectaculaire.
— Cet enfant faisait une crise, caprice ou réel besoin d’attention je l’ignore, mais il était vraiment dans un état catastrophé. Votre don semble être très puissant pour calmer ce genre de comportement. N’y a-t-il rien de plus ?
— Non ! Je l’ai juste apaisé ! Qu’est-ce que vous croyez que je lui ai fait ? Que je l’ai drogué ? Vous aussi je pourrais vous endormir si je le voulais. Ça marche sur tout le monde ! C’est un don, c’est tout !
Voilà qui était intéressant : il avait testé cette capacité sur plusieurs personnes et savait déjà comment la faire fonctionner, mais il ne semblait pas avoir mesuré l’ampleur de son pouvoir. Son premier sortilège était donc un accident et la dépense d’énergie pour un enchantement de sommeil était particulièrement négligeable, ce qui expliquait qu’il n’ait rien remarqué quant à sa nouvelle condition de Magicien. Une idée me vint soudain pour le prendre à son propre jeu.
— Je serai curieux de voir cela.
— Pardon ?
— Endormez-moi !
— Quoi ? Là, ici ?
— Oui. Allez-y !
— Vous êtes sûr ?
— Vous avez mon autorisation.
Je lus l’hésitation dans son regard, essayant de masquer une certaine pointe de fierté. Il voulait me prouver son talent. Il approcha sa main de ma joue et la posa avec un tremblement discret. Je sentis le contact de sa paume glacée malgré la température douce de la soirée sur ma peau et attendis de m’imprégner de l’onde magique qui réchaufferait nos tissus. Celle-ci se dissipa dans ma mâchoire et, très vite, circula dans mon corps. Néanmoins, je restai parfaitement éveillé et alerte. Il recula de quelques centimètres et observa sa main sans comprendre.
— Vous saviez que je n’y arriverai pas sur vous, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Alors, pourquoi m’avoir demandé de le faire ?
— Pour vous faire oublier l’idée que vous êtes tout-puissant et que vous pouvez manipuler les femmes.
— Je ne la manipulai pas !
— Je vous ai vu ! Vous vouliez son numéro de téléphone ! C’est l’unique raison qui vous a poussé à venir à son secours.
— Je ne voulais rien de sa part, je vous le promets ! Je ne suis pas un manipulateur.
— Tant mieux, car je n’aimerai pas m’entretenir avec une telle personne.
Il jaugea ma cape d’un œil attentif et scruta ma besace accrochée au cadre de ma chaise. Ses iris fixèrent mes deux bagues ornées de runes et il sembla me détailler avec plus de précision qu’il ne l’avait fait auparavant.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Merlin et je pense qu’il est temps que nous ayons une petite conversation…
Merlin ? LE Merlin ? Intéressant !
Cela éclaircit beaucoup de point notamment sur ce qu'il est mais aussi sur l'époque à laquelle se déroule cette histoire. J'attend la suite avec impatience !