« La nuit du 15 au 16 du mois du Feu de l'an 712 se tint la cinquième réunion secrète des fidèles de Kaart. Dans les souterrains de Faelonn se dessinèrent les prémices des tragiques événements de la Légende. Nul encore n'était au courant des véritables desseins du Conquérant, qui se tapissait dans l'ombre, dans l'attente du jour où il prendrait le pouvoir. Je fus présent à ces deux occasions. Le sang qu'il fit couler durant ces temps sombres salit à jamais ma mémoire et mes mains et je prie chaque jour pour que de la Déesse le Pardon me soit accordé. Puisse mon frère rendre l'honneur à notre famille et faire de notre nom un symbole de courage et de lumière. »
Ohn Ache'Senti, le 7 du mois de l'Esprit de l'an 727.
* * *
Tandis que les derniers conviés pénétraient l'alcôve par le boyau de pierre, l'homme debout sur l'estrade de bois se redressa. Sa taille et sa stature étaient impressionnantes, tant en hauteur qu'en largeur. Son aura, écrasante, suintait par tous les pores de sa peau. La dureté de ses traits parfaisait le personnage, ombré par les lumières dansantes des bougies.
Lorsque son regard se porta sur la petite foule, tous se turent. Bien plus qu'une simple apparence physique, il était aussi un esprit d'une rare finesse. Ses pensées et ses réflexes étaient affûtés, ses raisonnements profonds et précis. Il était d'une intelligence hors du commun. C'était d'ailleurs pour cela que malgré son désir de pouvoir, il restait encore caché. Il fallait attendre, observer et tisser son piège mortel avec soin, car son entreprise était ardue.
Sans plus attendre, il prit la parole. Les corps et les âmes tressaillirent. Il savait entretenir le mystère et tenir un auditoire en haleine. Il savait travailler son souffle et le rythme de son discours. Il savait éblouir et manipuler par les mots, faire une foule sienne et corrompre les esprits. Tous étaient pendus à ses lèvres. C'était si facile, si doux. Il avait leur confiance et parvenait à les faire s'émerveiller comme des enfants.
D'une main, il désigna ceux qu'il appelait ses généraux, dispersés parmi les personnes qui lui faisaient face. Ils seraient les mentors de tous ceux qui voudraient bien s'engager à ses côtés. Dans un parfait accord quatre hommes, d'une corpulence similaire à la sienne, sortirent de la foule. Ils vinrent se placer à ses côtés, fiers et droits. Leurs bras étaient couverts de cicatrices, de même que leurs visages, pour certains. C'était des combattants. On pouvait presque sentir l'odeur de terre, de sang et de brûlé qui émanait d'eux.
Kaart ne s'étala ensuite que très peu sur son mépris de la royauté, mais c'était là l'information la plus importante : il voulait bâtir une armée pour s'en défaire. Le clou de l'argumentation était proche. Il allait apporter la dernière touche, achever de les faire tous basculer de son côté.
Il évoqua la naissance prochaine d'un nouveau prince qui, comme ses ancêtres, se prélasserait dans la richesse. Il voulait mettre fin à cela.
À peine son discours fut-il terminé que la salle l'acclama. Un élan de courage véritable et de crédulité sans borne venait des fidèles. C'était là l'effet escompté. Il avait trouvé les parfaits pantins : il leur donnerait l'illusion d'être libres tout en étant guidé par un chef qu'ils jugeraient visionnaire, alors qu'en réalité ils ne serviraient que ses propres intérêts.
Au bout de quelques minutes, il leva la main à hauteur d'épaule, faisant signe à la foule de faire silence. Il avait supporté ce moment uniquement pour les conforter dans l'idée qu'il se souciait d'eux. Maintenant, cela suffisait.
Comme l'assemblée touchait à sa fin, il énonça le lieu du prochain rassemblement : la clairière de l'Est, à l'extérieur de Faelonn, durant une nuit de pèlerinage. C'était là qu'il choisirait ses futurs soldats et que l'entraînement commencerait pour de bon.
— Faites passer le message, chers amis. Notre heure approche, déclara-t-il.
Son temps de parole était terminé. Il avait conquis le cœur de chacun. À présent les fidèles repartaient silencieusement par le boyau d'où ils étaient venus, quittant les profondeurs de la terre. Seuls restaient ses généraux. Il remarqua alors qu'un jeune homme et un vieillard se tenaient debout dans le fond la salle.
— Kaart, je souhaiterais te parler.
La voix allait parfaitement avec le visage juvénile encore presque imberbe de l'adolescent. Kaart se tourna dans sa direction, irrité d'être ainsi dérangé alors que tout aurait dû être terminé.
— Que me veux-tu, petit ?
— Te dire que même si je te soutiens, je ne suis pas d'accord avec la totalité de tes propos.
Kaart plissa les yeux. La vive intelligence que dégageait ce gamin, qui devait avoir à peine seize ans, lui rappelait vaguement la sienne, mais en plus pure. Il descendit de l'estrade.
— Explique-toi.
— Tu projettes d'assassiner le Roi. Je ne peux pas soutenir un tel dessein.
Un sourire naquit au coin des lèvres de Kaart.
— Tu comprends vite les choses, petit. Tu pourrais nous être utile...
Son regard se fit songeur, puis il reprit d'un ton étrangement doux :
— Ceci dit, tu comprendras bien que je ne peux décemment pas te laisser repartir en possession de cette information. Tu risques de nous dénoncer.
Le vieillard posa une main sur l'épaule du garçon.
— Allons-nous en, Ohn. Laisse-toi la nuit pour réfléchir à tes paroles.
— Tu devrais écouter ton grand-père, petit.
La mâchoire du jeune homme se contracta.
— Et vous laisser le champ libre pour continuer à manipuler des gens ? Il n'en est pas question !
— J'ai dit que tu devrais, pas que j'allais te laisser t'en aller. Vois-tu, si j'étais clément, je te ferais simplement promettre de rejoindre nos rangs en tant qu'espion ou stratège. Mais ce serait bien trop facile...
Lentement, Kaart fit craquer les phalanges de sa main droite, celle dont il se servait toujours pour décocher le premier coup. Son rictus se fit menaçant.
— Je vais te dire une chose, mon garçon : tu as été stupide. Tu aurais dû te taire et partir, comme les autres.
Il fit un premier pas dans leur direction, puis un deuxième. Le vieil homme se plaça devant son petit-fils, pesant de tout son poids sur une canne de bois. C'était une bien faible résistance, face à un homme de la trempe de Kaart.
— Enfuis-toi, Ohn ! s'écria-t-il. Il n'a pas l'air décidé à discuter calmement. Je savais bien qu'il était loin d'être l'homme bon que tu m'avais décrit...
— Mais, grand-père...
— Veux-tu mourir, pauvre idiot ? Tente au moins de saisir la maigre chance que je te donne !
La poitrine de Kaart fut secouée d'un rire grave, presque étouffé. Ses yeux brillaient.
— Il est vrai que sans ton grand-père, je t'aurais probablement tué. Mais même si à présent mes projets pour toi sont différents, ne te leurre pas, petit... ce soir, quelqu'un ne ressortira pas vivant de cette salle.
L'horreur déformait les traits du garçon. Sa cage thoracique se soulevait frénétiquement et ses yeux passèrent de Kaart au vieillard. L'homme si charismatique s'était métamorphosé sous ses yeux. Il ne cherchait même pas à cacher son désir de tuer.
— Qu'est-ce que tu...
Ses paroles restèrent bloquées dans sa gorge. Kaart claqua des doigts.
— Millard, attrape-moi le gamin. Je veux qu'il regarde.
Lentement, un des quatre colosses se mit en mouvement. Tout paraissait rôdé, habituel. Aucun des généraux n'avait l'air surpris. Pris de panique, le jeune homme se tourna en direction du tunnel. Il devait fuir. Percevant son mouvement, Kaart se mit à jubiler.
— Tu t'enfuirais lâchement en laissant ton grand-père se faire massacrer ?
Alors que le dénommé Millard, géant blond à la peau basanée, le saisissait par les épaules, Ohn se mit à pleurer. La terreur déformait son visage et ses yeux, exorbités, laissaient couler des larmes silencieuses.
Kaart s'avança plus près du vieil homme. À l'intérieur, il frémissait déjà d'excitation. Il était impatient de laisser enfin toute la violence qu'il renfermait s'exprimer.
— Regarde, petit. Je veux que tu te souviennes de ce moment, pour que tu te rappelles que peu importe tes valeurs ou tes croyances, désormais ta vie m'appartient.
— Vous êtes un monstre... souffla Ohn.
Kaart partit d'un éclat de rire mauvais, lucide quant à sa nature. Sans prévenir, Millard attrapa les poignets du jeune homme et les lui bloqua dans le dos d'une main. De l'autre il lui saisit les cheveux et inclina violemment sa tête vers l'arrière, le forçant à regarder la scène qui se jouait devant lui.
— Et oui, je suis un monstre. Mais par égard pour l'ancêtre qui me fait face, je ne vais me servir que de mes jambes !
Pris dans la poigne de fer du général Millard, Ohn tremblait de colère. Son dégoût et son horreur ne connaissaient nul pareil. C'est alors que Kaart porta le premier coup.
Avec une violence inouïe, il faucha le vieil homme aux chevilles. La canne valsa au loin. Le bruit sourd qui survint lorsque le corps s'écrasa au sol ne parvint pas à masquer le râle de douleur. Le vieillard avait eu la respiration coupée et il sentait que son tibia gauche avait été brisé dans la chute. Ohn hurla.
— Grand-père !
Le général lui asséna une forte secousse, manquant de lui arracher les cheveux. De nouvelles larmes mouillèrent le coin de ses paupières tandis qu'il grimaçait. Allongé au sol, son grand-père était secoué d'une quinte de toux qui lui fendait la poitrine. Il n'eut pas le temps de reprendre sa respiration.
Kaart se remit à le frapper à coups de pieds dans les côtes.
Alors que le vieil homme se faisait rouer de coups, Ohn hurlait toujours. Tantôt il insultait celui qui deviendrait le Conquérant, tantôt il le suppliait. Les sanglots qui transformaient sa voix rendaient ses paroles incompréhensibles. La douleur psychologique qui l'assaillait l'avait amené proche de la folie. Il pouvait presque ressentir chaque coup que recevait son grand-père.
Peu à peu, les pierres du sol se teintèrent de rouge. Le cuir des bottes de Kaart s'en imbibaient, de même que leur propriétaire se nourrissait des gargouillements infâmes provenant de la masse de chair à ses pieds.
Lorsque le corps fut enfin totalement inerte, le visage massacré et les derniers réflexes nerveux passés, Kaart s'arrêta. Il contempla un instant son œuvre, conservant pour une seconde encore une expression terrifiante de cruauté et d'inhumanité. Sa folie meurtrière avait pris fin.
Le regard vide et les membres tremblants, Ohn fut abandonné sur le sol. Il n'avait même pas la force de se traîner auprès du corps de son grand-père.
— Rappelle-toi, petit, ta vie m'appartient. Tu viendras à la clairière. Et tu m'obéiras.
La dernière chose qu'aperçut Ohn avant de sombrer dans l'inconscience fut la teinte ensanglantée des bottes de Kaart. Une à une, les bougies qui éclairaient la salle furent éteintes. Accompagné de ses généraux, Kaart regagna la surface. Il faisait nuit noire.
Apaisé jusqu'au fond de son âme, il se remit à songer à l'avenir, sereinement.
Bientôt, il serait le maître de ce royaume.
On imagine sans mal la scène, qui est très bien décrite. La mort de ce pauvre grand-père est vraiment difficile à lire. On n'imagine que très difficilement l'état psychologique de Ohn après ça... Une seule petite remarque : quand Kaart décide de ne pas tuer Ohn mais de tuer le grand-père, j'aurais presque aimé qu'une phrase le marque encore plus concrètement. Tu aurais pu avoir un moment genre "Devant la pathétique tentative de l'ancien pour protéger son petit-fils, Kaart s'arrêta. Une idée, bien meilleure, plus savoureuse, se fraya un chemin dans son esprit...". Quelque chose dans ce style pour amplifier l'impression d'un gros chat qui joue avec une souris.
Bref, j'adore de toute façon !
Je suis contente que ça te plaise :)
Maintenant que suis revenue, je vais essayer de continuer ton roman moi aussi, j'ai bien envie de connaître la suite !
Au vu de ton résumé, je m'attendais à suivre les enfants du Roi, mais c'est bien mieux de commencer par Kaart ! Est-ce qu'il a des raisons particulières de vouloir le pouvoir ? Je lui imagine bien un passé compliqué pour devenir aussi sadique. Bref, j'ai hâte d'en savoir plus !
Je suis heureuse que ça te plaise autant et que ça t'ai donné envie de la suite !