Cinq ans plus tard, le dix-huit du mois des Brumes de l'an 717.
Le soleil était haut dans le ciel. Il était voilé par de vaporeuses écharpes de nuages gris. L'air était lourd d'humidité. Dans la grande salle de réunion du palais, le roi Evorn et ses conseillers occupaient tous les sièges.
La princesse Tianelle avait bientôt dix-huit ans, l'âge de prendre un époux. Le moment était donc venu de consolider une alliance. Elle épouserait le prince Elren, fils cadet d'Alaren Erendhir, roi des elfes. Ce mariage avait été planifié de longue date et la première rencontre entre les promis avait déjà eu lieu. Elle s'était tenue à l'occasion du dix-septième anniversaire de la princesse. Il s'agissait à présent d'organiser le mariage.
— Mes chers conseillers, vous n'êtes pas sans savoir que ma tendre fille, la princesse Tianelle, va bientôt prendre époux.
Une quinzaine de regards bienveillants se déposa sur la jeune fille, assise à un bout de l'immense table. Elle baissa humblement les yeux.
— C'est un événement d'une importance sans pareil. Il nous faut le rendre inoubliable, tant par les jeux qui y seront organisés que par les invités qui s'y rendront. Vous comprenez donc que bien plus qu'une alliance avec le royaume des elfes, il s'agit là d'une occasion de nouer des liens avec d'autres contrées.
— Quels rois envisagez-vous de convier, majesté ? demanda l'un des conseillers.
— Mis à part le roi Alaren et moi-même, il me semble que nous avons déjà discuté de quelques autres noms, Tendor.
— Majesté, êtes-vous vraiment certain de vouloir inviter ces Ogres et ces Trolls répugnants ?
L'homme qui venait de prendre la parole était âgé d'une trentaine d'année. Il était de loin le plus jeune des conseillers, mais il n'était pas le seul à penser ainsi.
— Fenn, il faudra bien que vous admettiez un jour que même si leurs... coutumes sont différentes des nôtres, nous avons tout intérêt à nous tourner vers ces peuples. Leurs deux contrées représentent à elles seules un tiers de notre continent.
Un autre conseiller prit la parole.
— Je suis du même avis que messire Fenn, majesté. Qu'est-ce des bêtes comme eux pourraient bien nous apporter ? Ils vivent sur des terres de glaces ou de marécages ! Il n'y a rien à construire ou à cultiver là-bas.
Le roi prit une longue inspiration. Ses conseillers étaient engourdis par la paix qui régnait sur la capitale depuis tous ces siècles.
— Chers amis, je m'efforce depuis de longues années de vous faire comprendre qu'il n'y a rien de plus instable que la paix. La menace pourrait venir de n'importe où. Il est donc primordial que nous songions à former des alliances militaires, et non pas à agrandir notre territoire. Protéger notre royaume de la violence extérieure est une nécessité.
— De quelle menace parlez-vous, majesté ? Il n'y a aucune menace ! lança Tendor d’un ton belliqueux.
— Cela suffit ! Vous êtes endormi par votre bonheur. Le plaisir de goûter de la bonne nourriture à chaque repas et de vous satisfaire de chair blanche chaque nuit vous a rendu mou ! Je ne tolérerai pas que vous fassiez fi de mon avis. Mon père et son père avant lui savaient plus que quiconque que le bonheur et la paix sont des choses fragiles. Que croyez-vous que les batailles de Gaèdre ou de Torlen aient été ? Rien de moins que la Guerre, conseillers ! Oui, la Guerre !
Dans son élan, le roi avait abattu ses poings sur la table. Ses yeux brillaient d'un mélange de colère et de peur. Tendor lui, avait été piqué au vif par les paroles du souverain. Prétendre qu'il y avait de la mollesse en lui avait heurté sa fierté.
— Vous devriez plutôt vous tourner vers la protection de ce bonheur que vous chérissez tant, au lieu de simplement vous en gaver. Ma fille, tu sais fort bien que tout ce que je fais je le fais pour vous, mes enfants. Et pour mon peuple.
La lèvre inférieure de la princesse trembla. Son père avait toujours jugé bon qu'elle soit au courant de ce qui se passait autour d'elle, qu'elle soit une femme ou non.
— Je le sais, père.
L'émotion ceignait la poitrine de Tianelle. Elle avait toujours su que son rôle était d'assurer la sécurité du peuple de son père, peu importe les sacrifices qu'elle aurait à endurer. Aujourd'hui, elle se sentait fière d'accomplir son devoir. De plus, elle se savait récompensée par les Dieux pour cela, qui lui avait offert pour futur époux un homme dont elle était profondément amoureuse. Ce mariage n'était en aucun cas une épreuve pour elle.
Tous les conseillers gardaient la tête baissée. Les mots du roi parvenaient tant bien que mal à se frayer un chemin jusqu'à leur cœur et leur raison. Seul le conseiller Tendor gardait encore son regard braqué sur le roi. Il était profondément étroit d'esprit et vaniteux.
— Je ne peux accepter de telles paroles, majesté, vous le savez. Je ne vous permettrai pas de faire pénétrer dans nos murs de telles abominations. Ils ne feraient que nous piller et nous massacrer ! Une telle laideur ne peut rien renfermer qui puisse satisfaire vos attentes. Et je ne suis pas mou !
Sous les yeux ahuris de sa fille, le visage du roi Evorn vira au rouge. Il avait toujours consenti à la discussion avec ses conseillers, à condition qu'aucun n'insulte jamais son autorité. Tendor avait franchi cette ligne.
Dans un calme à peine maîtrisé, le roi se leva. Dans sa voix transparaissait la colère.
— Sortez immédiatement ! rugit-il.
Alors que le conseiller s'apprêtait à prendre congé dans bien peu de forme, la grand porte de la salle s'entrouvrit. Un épi blond sur sa tête d'enfant, le prince Kalen entra.
— Père, pourquoi criez-vous ?
Tianelle tendit le bras en direction de son frère qui trottina jusqu'à elle. Elle le hissa sur ses genoux. Elle répondit d'une voix douce :
— Père explique pourquoi il est important de devenir amis avec d'autres royaumes. Mais le conseiller Tendor, que tu vois là debout, n'est pas d'accord avec lui.
Le garçonnet posa ses grands yeux turquoise sur l'homme.
— Ah, je croyais que les conseillers étaient toujours d'accord avec père, avança calmement Kalen.
— Pas toujours non, sourit la princesse.
L'enfant se tourna vers le roi. Les mots qu'il prononça ensuite étaient si emplis d'innocence que Tendor frémit.
— Allez-vous le tuer, père ?
Evorn se rassit dans son siège.
— Non, Kalen. On ne fait pas mourir un homme parce qu'il a exposé son avis. Je t'ai déjà expliqué que la mort est définitive. Ce n'est pas une sentence comme les autres. Tu le comprendras avec le temps.
— Mais j'ai déjà cinq ans, père ! Je suis capable de tout comprendre maintenant !
La fougue de son jeune fils lui tira un sourire. Il avait lui aussi parlé ainsi, enfant. Et il avait également raté de nombreuses heures d'instruction sous prétexte d'assister son père !
— Effectivement, et le cours de géographie d'Enmia, l'as-tu compris ?
Kalen baissa les yeux, pris en flagrant délit.
— Vous ne voulez pas me garder avec vous ? dit-il d'une petite voix.
— Bien sûr que si, mais tu dois apprendre, mon fils. Va retrouver ta nourrice maintenant. Elle doit te chercher partout.
Avec vivacité, l'enfant sauta des genoux de sa sœur. Il alla quémander un baiser à son père puis repartit aussi vite qu'il était venu. Au moment de fermer la porte, il passa une dernière fois sa tête dans l'ouverture :
— Ah j'oubliais ! Ellindra vous a dessiné une fleur !
Et il disparut, engloutit par l'immensité du château.
* * *
Étendue sur les dalles de marbre blanc, la grande Prêtresse Tulumn se remettait lentement de sa vision sanglante. Toujours secouée de tremblements, elle se hissa sur les marches de l'autel au-dessus d'elle et posa ses mains sur la pierre. La froideur qui s'en dégageait l'apaisait à peine. Son beau visage était livide, et ses yeux cerclés de bleu sombre.
— Ô déesse de la Lumière, donnez-moi la force d'arriver à temps... murmura-t-elle.
Déployant ses dernières forces, elle se leva et sortit du temple secret, chancelante. Seuls les initiés au culte de la déesse Lesta en connaissaient l'existence, et aucun d'eux ne se trouvait à Faelonn. Elle était la seule à pouvoir sauver les enfants.
Plus tôt dans la soirée, quand le soleil avait commencé à se coucher, la réunion entre le roi et ses conseillers avait pris fin. Le conseiller Tendor avait été démis de ses fonctions pour avoir insulté le roi et sa fille. Ses derniers propos avaient été inacceptables, si bien que personne n'avait osé les rapporter. La grande Prêtresse avait croisé Tendor lors de son départ et, ayant senti sa haine à l'égard du roi, était descendue prier. Ce fut à ce moment que la vision l'avait frappée.
S'appuyant contre le mur, elle monta avec difficulté les escaliers qui menaient au château. Malgré sa jeunesse, les visions la laissaient toujours faible. Ouvrir la trappe de pierre qui scellait l'entrée lui demanda encore plus d'effort. Lorsqu'elle pénétra dans le large couloir, elle constata que le noir était déjà installé. Les torches pour la nuit avaient été allumées. Secouée par la peur de ne pas être assez rapide, elle parvint à courir.
Arrivée aux portes de la chambre des jeunes jumeaux, Kalen et Ellindra, Tulumn sentit le soulagement l'étreindre. Elle choisit de les réveiller : elle savait qu'elle n'avait pas le temps de les porter chacun leur tour jusqu'au temple, surtout si elle voulait aussi sauver la princesse Tianelle.
— Mes enfants, réveillez-vous... chuchota-t-elle.
Ellindra s'éveilla aussitôt. Il fallut passer une main dans les cheveux de Kalen pour qu'il consente à sortir de son sommeil.
— Tulumn, qu'y a-t-il ? interrogea la petite fille.
Ellindra était aussi blonde que son frère et ses yeux étaient aussi bleu. Elle était cependant de nature plus craintive et, la fatigue la rattrapant, des larmes se mirent à perler au coin de ses paupières.
— Ce n'est rien, petite fée, seulement un jeu. Je vais vous emmener dans un endroit secret...
Immédiatement, le visage de Kalen s'anima :
— Où est-ce ?
— Chut, il ne faut pas parler. Venez, c'est par là.
Elle attrapa les deux petits par la main. Elle était parvenue à les faire jurer de ne pas prononcer un mot et de ne pas rire, utilisant la ruse du jeu. Très vite, tout trois arrivèrent devant la trappe. Dans la pénombre, Tulumn avait failli ne pas remarquer l'encoche faite dans la pierre. Quiconque ne connaissant pas son existence aurait été bien incapable de la distinguer, de jour comme de nuit.
Lorsqu'elle dévoila l'entrée, la bouche de Kalen s'entrouvrit.
— Prends ton frère par la main, Ellindra, n'aie pas peur, murmura-t-elle à la petite fille. Vous allez descendre et m'attendre en bas. Vous pourrez explorer cette nouvelle pièce, mais avec les yeux. Entendu ?
Les jumeaux hochèrent la tête et s'engouffrèrent par l'ouverture. Les torches accrochées aux murs dispensaient une lumière suffisante pour qu'ils n'aient pas peur.
— Je reviens vite !
Tulumn se mit de nouveau à courir, mais cette fois en direction des appartements de la princesse Tianelle. Il lui fallait monter un étage et passer un croisement. Cela lui paraissait si long qu'elle se força à courir plus vite, ignorant le mal qui lui perçait les côtes.
Alors qu'elle allait bifurquer dans le couloir d'arrivée, elle entendit des pas. Elle s'écrasa contre le mur et jeta à peine un coup d'œil. Ils étaient sept, non, huit ! Tous des hommes, et armés ! La grande Prêtresse sentit le désespoir l'envahir. Elle constata avec horreur que le corps d'un des gardes gisait quelques mètres plus loin. Il avait été égorgé sans bruit, dans le noir.
Elle tenta de retenir un sanglot mais le son fut couvert par le fracas de la porte de la chambre qu'on enfonçait. Elle entendit la princesse hurler. Ses cris furent recouverts par une autre voix, bien plus grave.
— Tu vas nous conduire jusqu'à la chambre du roi, princesse ! Et ensuite à celle de tes frères et sœurs !
Tulumn devina que la princesse avait été bâillonnée. Saisie de terreur, elle se mit à courir vers là d'où elle était venue. S'ils la trouvaient, ils la tueraient et les petits seraient enfermés dans le temple pour toujours. Elle ne pouvait plus rien pour Tianelle.
La figure ruisselante de pleurs, elle parvint à rejoindre la trappe en quelques minutes seulement. Elle n'avait pas été suivie car sa course avait été masquée par les hurlements des personnes encore vivantes qui habitaient les palais. Tous ses sens en alerte, elle percevait enfin les corps dissimulés par la pénombre, tous égorgés. Pas un garde, pas un domestique qui ne s'était trouvé dans les couloirs n'avait été épargné. Elle ne devait qu'à la chance et aux Dieux d'être encore en vie.
Rompue de douleur et de fatigue, elle ouvrit la trappe, bravant la souffrance. Elle referma avec hâte et se laissa tomber sur les marches. Avec un certain soulagement, elle constata que le bruit extérieur au temple était fortement atténué par les pierres. D'où ils étaient, les enfants n'allaient avoir rien entendu.
Exténuée, elle adressa une dernière prière à Lesta, qu'elle savait pourtant vaine. Le roi et sa femme étaient morts, c'était une certitude. Et elle n'avait rien pu faire.
Côté forme, quelques coquilles :
- « Qu'est-ce des bêtes comme eux pourraient bien nous apporter ? » : il manque un « que »
- « depuis tous ces siècles. » pourrait être simplifié en « depuis des siècles »
- « De plus, elle se savait récompensée par les Dieux pour cela, qui lui avait offert » : avaient offert
- « la grand porte de la salle s'entrouvrit » : il manque un e à grande
- « Et il disparut, engloutit par l'immensité du château. » un t en trop à « englouti »
- « Le conseiller Tendor avait été démis de ses fonctions pour avoir insulté le roi et sa fille » : la phrase précédente finissait déjà par « le roi », pour éviter une répétition, tu pourrais remplacer par « pour avoir insulté la couronne. » ?
- « ses yeux étaient aussi bleu »: il manque un s à bleu
- « qui habitaient les palais » : le plutôt que les, ou il y a plusieurs palais ?
- « D'où ils étaient, les enfants n'allaient avoir rien entendu. » la formulation m’a perturbée, ce serait plus fluide avec « ils n’avaient rien dû entendre / ils n’auraient rien entendu »
Mais je confirme ma première impression, je lis avec beaucoup de plaisir !