C’était la première fois qu’il voyait un cadavre. Enfin, d’aussi près. Aussi réel, si palpable, atrocement plus tangible que sur les clichés de Beato, cinq ans plus tôt, en 60. Ces photographies, Clément se souvint les avoir dévoré des yeux dans son journal du matin. C’est dans ces charniers, mis en valeur par une maîtrise macabre de la composition, c’est au milieu de ces corps que le noir et blanc rendait encore plus exsangues, que vivait son père. La guerre et ses horreurs lui avaient paru si proches, les yeux vitreux si brillants, les bouches si béantes qu’on en distinguait le fond de la gorge, tel des gouffres hurlant à l’unisson un silence de mort.
Maintenant qu’il avait un véritable macchabé sous les yeux, maintenant qu’il pouvait tendre la main et en palper la peau encore souple et chaude, l’intérêt morbide qu’il avait éprouvé devant son journal s’évanouissait pour laisser place à une répulsion maladive. Au premier regard, on eut dit un homme assoupi devant la cheminé. Mais, comme lorsque les yeux s’habituent à l’obscurité, le cerveau s’habitue à cette nouvelle interaction. Les caractéristiques du défunts apparaissent plus évidente. Les doigts étrangement crispés sur les accoudoirs, la respiration inexistante, les yeux fixant les flammes sans rien y voir et le visage… Clément retint ne quinte de toux acide. Le visage était le pire.
— On dirait qu’il est…mort de peur.
La voix forte et articulé d’Anastasia sortit Clément de sa contemplation malsaine. Tout le monde avait fait irruption dans le fumoir, les derniers arrivés se pressaient à l’arrière du groupe, se hissant sur la pointe des pieds pour observer la scène. Chacun arborait une expression différente. Anastasia fronçait les sourcils et, comme à chaque fois qu’elle était stressée, entortillait la chaîne d’or de sa médaille de baptême autour de son index. Son père, Leonid Degtiarev, juste derrière, cachait son incompréhension et sa stupeur derrière son épaisse moustache grisonnante. Jamais, pensa Clément, il n’avait vu l’inébranlable officier russe aussi soucieux. L’archevêque Simon murmurait des prière, sa teint cireux lui donnant des allures de vieilles statue à la lueur de l’âtre. Baptiste, le novice, se cachait en tremblant derrière son supérieur. Les deux missionnaires étaient aussi inséparables qu’un homme et son ombre. Pierre et Paul échangeaient des regards inquiets, le premier triturant son tablier taché de graisse de canard quand le deuxième se mordait l’intérieur des joues en ajustant inlassablement son binocle pince-nez. Venait ensuite sa mère, accroché à son bras comme elle faisait avec son père dans les moments difficiles. Elle secouait frénétiquement sa tête de droite à gauche. Un mouvement qui diffusait son insupportable parfum dans toute la pièce, couvrant presque l’odeur poivrée de la fumée de cigare. Elle répétait :
— Ça n’est pas bon mon petit, pas bon du tout.
Clément pris une profonde inspiration et s’avança vers la petite Annie. La pauvre ! À peine entrait-elle à leur service qu’elle découvrait un cadavre à sa quatrième semaine de travail. Le caractère étrangement comique de cette pensée frappa le jeune homme. Il posa une main aussi rassurante que possible sur l’épaule de la nouvelle femme de chambre. Celle-ci sursauta et encra ses fins yeux noirs dans ceux de Clément.
— Un ami mort dans la maison Monsieur… Mauvais, très mauvais ! Je suis désolée Monsieur.
La petite hoquetait et peinait de plus en plus à retenir ses larmes. Leonid intervint et tendit une flasque en étain rutilant à la domestique.
— Boit, dit-il sans équivoque.
Annie hésita un instant avant de s’emparer de la flasque et de prendre une longue gorgée du liquide qu’elle contenait. Son petit visage enfantin devint rouge coquelicot et qu’elle se mette à tousser bruyamment. Le militaire sourit en constatant l’effet attendu de l’alcool fort et but à son tour. Annie reprenait encore sa respiration quand Paul la somma de parler.
— An, reprends toi et raconte tout à Monsieur Millaud !
Paul ne semblait jamais pouvoir parler autrement que par de courtes phrases. Des intonations saccadées, que son accent rendait aussi froides et coupantes que la lame des couteaux qu’il maniait en cuisine. Clément n’arrivait pas à l’apprécier. Il avait rencontré nombre de chinois convertis au catholicisme depuis son arrivé à Shanghai, mais quelque chose dans les manières millimétrées de Paul et sa manie de faire grincer ses dents était horripilant.
— J’ai fait comme vous avez demandé Monsieur Millaud, dit Annie, des larmes encore plein la voix. Je suis allé prévenir Monsieur MacRu… Riu…
Malgré sa maîtrise impressionnante du français pour son âge, elle avait encore beaucoup de mal avec les noms propres occidentaux. Clément ne la reprenait jamais là-dessus comme le faisait sa mère. Lui-même l’appelais Annie simplement parce qu’il trouvait cela plus joli. Justement, sa mère leva les yeux au ciel et corrigea :
— MacRùn. Ruin. Ruin. En roulant le « r ». Autant ne pas massacrer les origines de notre pauvre invité.
Que sa mère fasse ce genre de réflexion dans une situation pareil agaça profondément Clément.
— Mère par pitié ! N’en rajoutez pas d’avantage sur les épaule de cette pauvre enfant ! De plus, Écossais ou non, le Ciel et l’Enfer ne font pas de distinction.
Sur ces paroles, l’évêque devint aussi blême que le cadavre. Il s’approcha de Clément de sa démarche traînante jusqu’à ce que sa bouche colle presque à l’oreille du maître de maison. L’eau de Cologne du prélat inonda les narine de Clément et se mêla aux fragrances déjà insupportables dégagées par sa mère.
— N’invoquez pas l’Enfer aussi naïvement mon fils. De plus, la mort d’un célèbre marchand, sujet de la reine Victoria, au sein même de Shanghai serait un incident des plus regrettables pour la France. Pensez-y. Nous devons faire traîner l’affaire jusqu’à demain.
Clément fut surpris par l’attitude de l’évêque Simon. Cet homme si simple et prévenant se comportait soudain comme un conspirateur. Le fait est qu’il avait raison, les relations entre l’Empire Français et la Couronne Britannique étaient tendues depuis la fin de la guerre. La mort d’un Écossais en territoire français n’arrangerait certainement pas les choses. Mais le bougre était simplement mort non ? Probablement que sa consommation excessive d’alcool en était la cause ! Mais son visage…
La tête de Clément lui tournait. Un mort dans sa maison, les affaires avec MacRùn presque enterrées, la possibilité d’une discussion avec le père d’Anastasia ruinée et maintenant l’évêque qui lui parlait diplomatie !
— Que tout le monde regagne la salle à manger je vous prie ! ordonna-t-il d’une voix plus aigüe qu’il ne l’aurait souhaité. Pierre, gardez la porte du fumoir et fermez la à clef. Nous allons reprendre toute cette soirée depuis le début !