Chapitre 1

Par Morcom
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me remonter vos impressions et les fautes. Pour le moment, je n'utilise pas les guillemets.

Un bruit désagréable de vibration sur une surface résonne dans ma boîte crânienne et m’arrache un grognement sourd. Je cherche mon portable à tâtons pour l’éteindre, il n’est pas à proximité. Je m’oblige à ouvrir les yeux. Mauvaise idée, je gémis de douleur. Mon cerveau est anesthésié. Je me soulève péniblement, en battant des paupières et en me protégeant les yeux pour limiter l’afflux de lumière. Je m’extirpe du canapé, endolorie et vaseux.  

Je retrouve mon téléphone abandonné dans l’entrée. Je réprime une nouvelle vague de nausée. Je sens une odeur de transpiration, la mienne. Mes habits sont les mêmes que la veille, ma chemise est aussi froissée que les torchons de la cuisine. Elle arbore quelques petites taches de sang, celui de Samuel. Je me masse les tempes en espérant que cela réduise ma migraine.  

Dix heures. Mes collègues doivent être en train d'alerter la police nationale. Je ne suis jamais arrivé en retard en huit ans de service. Un nouvel appel, je décroche.  

— Matthew ! Enfin ! C’est la neuvième fois que j’essaie de te joindre ce matin. Tu vas bien ?  

C’était Charlie. Nous étions devenus amis dès notre première rencontre. C'était une jeune femme extravagante et expressive qui portait en elle une énergie palpable et communicative. Elle était directe et il était facile de communiquer avec elle. Profitant des embellies économiques et des départs à la retraite, elle était devenue une Directrice des Ressources Humaines zélée, m’extorquant des accords budgétaires bien trop généreux, tandis que j’avais pris la fonction de Directeur Administratif et Financier. 

— Quelques problèmes familiaux. Je peux prendre ma matinée ? 

— Tu n’as pas attendu mon autorisation, non ?  

— Tu es trop bonne avec moi.  

— Je te prélève une demi-journée de congé et je passerais notre accord sous silence si j’ai 3% d’augmentation sur mon budget formation.

Elle raccroche et m'arrache un sourire. Je trouverais un moyen de me venger de ce chantage. J’allume la télévision. Une chaine d’info en continu, rien de mieux pour s'enfoncer dans la déprime. Je déboutonne mon pantalon, le délaisse dans un coin et me dirige vers la salle de bain.  

Dans le reflet du miroir, j'aperçois un homme de bientôt trente ans, les traits tirés, le regard vitreux et le teint pâle. Mes cheveux châtains n’ont pas vu l'ombre d'une paire de ciseaux depuis plusieurs mois et ma barbe me mange les joues. Mes muscles fondaient à vue d’œil. L'œuvre de mère nature et de son ami, le temps qui passe.  

Je suis un homme quelconque, pensé-je en me remémorant l'homme que j’avais malmené quelques heures plutôt. Il était plus vieux, mais semblait plus en forme, plus confiant, en meilleure santé. J’étais plus grand, plus épais, mais moins... je cherche le mot... Sémillant ? Séduisant ? Rutilant ? 

Mon regard se pose sur les brosses à dents, à côté du miroir. Celle d'Ethan ne servait que lorsqu'il dormait ici. La mienne semblait seule. Seule ? Ma colère revient par vagues successives. Elle n’a besoin de personne.  

Je me détourne, je retire le reste de mes vêtements et les fourre dans la corbeille de linges sales, ne sachant plus s'il était question des brosses ou de moi. Je me glisse sous la douche et laisse l’eau emporter mon chagrin dans le tuyau, ainsi que les quelques larmes de grands garçons qui m'échappent.  

— Matt ! 

Je me tasse sur ma chaise, faussement absorbé par mon écran et par les lignes de ma feuille de calcul. J'étais arrivé au travail et avais, délibérément, oublié de saluer mes collègues. Ils débutaient l'après-midi en accomplissant un obscur rituel autour d’une boisson chaude. 

— Un café ? 

Charlie avait pénétré dans mon bureau, le sourire aux lèvres, emportant avec elle une vitalité solaire et un parfum légèrement amer. Elle avait déjà bu sa drogue post-déjeuner.  

— Vu ta tronche, tu as des choses à me raconter.  

Je marmonne que ce n’est pas une manière de saluer quelqu’un. Ma voix est rauque et ma langue pâteuse. Elle se penche et plante son regard dans le mien.  

— Sauf si votre collègue est de bonne humeur

— Dépose une réclamation au service client.  

 Charlie était une femme qui prenait plaisir à blaguer et chahuter ses collaborateurs. Les cibles dont elle raffolait ? Les hommes qui ne rentraient pas dans son jeu, ceux qui avaient du mal à la suivre et ceux qu’elle parvenait à irriter. Je devais faire partie du deuxième type. Je n'étais connu ni pour mon humour, ni pour mon aisance sociale. Si vous demandiez à mon équipe, elle vous dirait : “Matthew Dennis ? Sérieux, dévoué à son entreprise, professionnel”, c’est tout. Il m'était arrivé de faire rire, provoquant des quiproquos ou subissant une situation burlesque inopinée, mais cela se rapprochait plus d'une erreur dans mon programme qu’une réelle volonté de divertir mon auditoire.  

— Fais-moi plaisir... tu diras à Monsieur Grincheux de rester chez lui demain.  

Elle sourit et parvient à me dérider. Elle a gagné notre courte joute verbale, comme toujours. Elle m’entraine dans la zone café et je m’affale dans l’un des fauteuils pendant qu'elle se sert. Les arômes qui me parviennent ne sont pas désagréables, mais une fois en bouche, son goût s'avère toujours trop acide pour moi. Pendant un instant, je me demande combien je pourrais faire d’économie en retirant toutes les machines à café.  

— En comptant les procès pour maltraitance ? Tu perdrais de l’argent.  

J’ai dû penser à haute voix. Elle vient s’installer à côté de moi. Je lui raconte les évènements de la veille comme si je les revivais une énième fois. La peur et la rage qui m’étaient montées à la tête, les révélations d’Ethan, le profil de son amant.  

— Un psychiatre ?  

— Aucune autre info ne te choque ? Il est gay, avec un mec de 45 ans, depuis plus d’un an.  

Elle semble amusée et me regarde m’agiter.  

— Des choses sur lesquelles tu n’as pas le contrôle. J’aurais payé cher pour te voir perdre ton sang-froid. Je pense que la meilleure chose est de te changer les idées pour le moment et laisser les choses se tasser. 

— Tu sais lorsque quelque chose me dérange, elle m’obsède. 

— Oh, oui ! Tu aimes le contrôle. Tu te rappelles la tête du pauvre consultant sur la mission Johnson le mois dernier ? Tu t’es pointé à son rendez-vous avec le client pour réclamer des papiers manquants.  

Je me suis fixé une éthique irréprochable, mes dossiers sont impeccables, intouchables. Je veux que toutes les administrations sachent que Matthew Dennis est exemplaire. Dans le cas cité, après 6 mois de relance pour récupérer un document, j’avais craqué et profité d’une occasion pour aller les chercher moi-même, directement à la source.  

— Tu sais ce qu’on dit de toi ?   

Elle me ramène dans le présent. Oui, j’ai bien une idée. Elle me fait sourire en m’apprenant que son pouvoir réside dans la maitrise des informations et des rumeurs. Je lui adresse une boutade sur son aptitude à me soutirer des augmentations, elle ne relève pas.  

— Quand on me parle de toi, tu est défini comme quelqu’un de froid, mais d'étrangement accessible. 

J’avais deux collaborateurs directs qu’elle ne voit pas souvent. D’après elle, c’est un bon signe. Elle sait aussi que je m’applique à remplir les bilans et les entretiens annuels avec la régularité et la précision d’un métronome.  

— Tu es apprécié par les collaborateurs avec qui tu travailles, tandis que je suis la preuve que tu n’as pas de problème avec les femmes ou les autres membres du management... 

Là, elle se trompe en partie. J’ai une éruption cutanée à chaque fois que j’aperçois certains Directeurs Associés du cabinet, quel que soit leur genre. Je sais que certains prennent des libertés avec leurs notes de frais. Ils savent que je veille sur nos comptes comme un bulldog sur ses croquettes. Nous étions tombés sur un accord tacite : Leurs affaires sont à jour, je ferme les yeux.  

— … tu es jeune, tu n’as pas de petite amie, tu es plutôt grand, bien bâti, des épaules assez larges. Si tu prenais plus soin de toi, tu serais l’une des cibles préférées des consultantes. 

— Ton ombre les ferait fuir, non ?  

Charlie était l’une des seules femmes que je fréquentais en dehors du travail. Nos private jokes et notre complicité avaient vite semé le trouble sur notre relation. Elle devient plus douce, comme pour me préparer à une vérité douloureuse. Je me raidis. 

— Les photos de ton bureau sont des répulsifs plus puissants... Matt, beaucoup pensent que tu es gay et que tu sors avec un homme plus jeune. 

Aie ! Ça pique. L’ironie du sort me saute au visage et me prend à la gorge. Avant que je puisse protester, son téléphone vibre et elle bredouillait une excuse en décrochant. Un appel important. Elle se lève et me glisse un dernier regard en éloignant le micro de son téléphone.  

— Samedi, toi, moi, soirée.  

Je hoche la tête et je la regarde quitter la pièce. Je reste assis quelques minutes après qu’elle ait disparue, le temps que l’information remonte le long de mon système nerveux et redescende dans mon estomac.  

Je retourne à mon bureau et je prends un instant pour l’observer. Une table rectangulaire en verre et en métal, comme il en existe des centaines dans ce bâtiment, des chaises lui font face. Un ordinateur portable, des piles de documents, des armoires pleines d’archives et quelques cadres photos. Ethan avec notre mère adoptive. Ethan avec un vieux chien. Ethan à la plage. Ethan à Noël.  

Je prends soudain conscience que je suis peut-être atteint d’un Brother Complex. Un genre d’attachement excessif qui pousse un ainé à idolâtrer ou à surprotéger son cadet ou sa cadette. Je le regarde en maillot de bain, enroulé dans une serviette. Je me demande quelle idée tordue m'avais traversé pour l’afficher ici. Par honte ou par anxiété, je glisse les cadres dans l'un des tiroirs et je me replonge dans mes budgets. 3% d’augmentation ? Charlie avait intérêt à m’envoyer un argumentaire en béton.  

— 

Lorsque je n’eus plus assez de travail pour trainer sans que le vigile ne me jette des regardes suspicieux, il fut temps de rentrer. En arrivant devant la porte, j’avais fixé la poignée du regard avant de me décider à l'ouvrir. Combien avait-elle vu d’homme ? Étaient-ils des amants d’Ethan ? En apercevant une lettre sur la table du salon, un nouveau sanglot m'avait secoué. J’avais décidé de l’ignorer, je n'étais pas encore prêt.  

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Catkanda
Posté le 21/03/2021
« [je] laisse l’eau emporter mon chagrin dans le tuyau » Oh noooon c'est si triste, le pauvre !

Matt a l'air d'être autant zélé pour son travail qu'avec son frère, il a peut-être un Brother Complex mais il a aussi un... Comptable Complex ? :D *je sors*
Le point de vue est assez chouette car on en déduit beaucoup sur le personnage (à tort ou à raison, mais c'est ce qui est justement intéressant). J'aime bien son échange avec Charlie, il fait très naturel. Hâte de voir ce qui se passera à la fameuse sortie du samedi !

J'ai un peu accroché sur le tout dernier paragraphe, je ne comprends pas pourquoi la lettre le secoue alors qu'il ne la lit pas ? C'est une lettre (en mode "petit mot suite à leur dispute") de son frère ?
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