Affalé dans mon sofa, des cadavres de bouteille gisants aux quatre coins de la pièce, je songeais au moment où ma vie avait volé en éclats.
Quelques heures plus tôt, j’avais retrouvé deux corps pressés l’un contre l’autre dans l’entrée de mon appartement. Le premier était celui de mon frère de 21 ans, plaqué contre le mur, les cheveux en bataille. Le second, celui d’un quadragénaire qui le serrait contre lui d’une manière possessive.
Une désagréable envie de vomir m'avait soulevé la poitrine. Ma fréquence cardiaque s’était emballée, lancée dans une course effrénée. Un artiste abstrait s’était attelé à me peindre un visage aux multiples expressions, tordu par le dégoût, rongé par la colère, assailli par la peur. Mon sang n’avait fait qu’un tour. J'avais empoigné l’inconnu et l’avais jeté au sol.
En me remémorant la situation, je me souviens maintenant qu’Ethan avait tenté de m’arrêter, mais je voyais rouge et je n’entendais plus rien. Je dominais ma victime en taille et en muscles. Enragé, je l'avais frappé jusqu'à ce que son visage gonfle et prenne l’allure d'une œuvre cubiste. Ce ne fut qu’à cet instant que j’avais entendu Ethan me supplier de m’arrêter. Je m'étais retourné pour le regarder. Son expression larmoyante n’était pas celle d’un jeune homme effrayé par un possible intrus.
Ne comprenant pas la situation, j'avais libéré ma victime et Ethan l’avait aidé à se relever. Il avait quelques ecchymoses, son arcade et sa lèvre étaient ouvertes. J'avais entendu un mon amour, mais mon cerveau avait été incapable de l’interpréter.
Nous avons ensuite passé plusieurs lourdes minutes à discuter. Ethan m’avait jeté son homosexualité à la figure et m’avait présenté l’homme avec qui il sortait depuis plus d’un an. Samuel, psychiatre, 45 ans, père de l’un de ses meilleurs amis. Ils s’étaient rencontrés lors d’une soirée.
Je n’avais aucune excuse à leur débiter. J’avais grondé de dédain, d'écoeurement, d'aigreur, d'aversion, de ressentiment. J'avais été transversé par tellement d’émotions différentes que j’avais eu du mal à me concentrer sur les propos d’Ethan. Pour étouffer mes envies de meurtre, j’avais lancé des regards menaçants au vieil homme se tenant à coté de mon trop jeune frère. Il avait détourné le regard pour fixer ses chaussures. J’avais répondu que j’avais besoin de temps et ils avaient quitté l’appartement. Je savais qu’Ethan dormirait chez Samuel, mais je m’étais inventé une histoire pour ne pas y penser, préférant me bercer d’illusions que de voir la vérité en face.
Depuis cet événement, je végète, complètement amorphe, dans mon salon. Ma colère ayant laissé la place à un vide froid que je remplissais en me remémorant ce moment.
Avec l’aide de quelques bouteilles de vin, j’en étais arrivé à la conclusion que l’homosexualité était une chose acceptable. Bien sûr, ce n’est pas une situation enviable. Aucun parent ne souhaite que son enfant naisse différent. La société est plus clémente qu’auparavant, mais elle reste encore dure avec les personnes s'écartant de la norme. Jusqu’ici Ethan avait été discret sur ses relations. J’avais encore du mal à l’imaginer au bras d’un homme, mais je ne fais pas partie de ces générations que l’homosexualité choque par principe. Étrangement, malgré la circonstance dans laquelle je l’avais découverte, elle était l’information la plus facile à avaler.
La seconde actualité de la soirée, celle selon laquelle l’amant de mon frère était un homme de 30 ans son ainé, était plus difficile à accepter. Mon sentiment est proche de celui que je ressens lorsque j'aperçois une jeune femme avec un homme beaucoup plus âgée. De la jalousie ? Une impression de gâchis ? J’aurais préféré qu’Ethan sorte avec des personnes de son âge. Je me surprends à espérer qu’il ait connu d’autres amants et une première fois avec un garçon de sa génération. J'éloigne cette idée de mes pensées.
Leur affection me rebute, me choque et m’inquiète. Je repense à ce serpent qui corrompt mon Eden. J’ai l'impression d’avoir surpris ma créature en train de croquer dans un fruit défendu et j’ai toutes les peines du monde à comprendre les raisons pour lesquelles je n’ai rien vu. Je lui en veux, à cet homme, à mon frère, à son meilleur ami, à la personne qui avait organisé la fameuse soirée où ils s’étaient rencontrés. J’en veux au monde entier et je m’en veux, à moi aussi. Je sais que cette sensation s’estompera, je ne peux rien faire pour contraindre Ethan ou l’éloigner de Samuel, mais la douleur est difficile à accepter.
Mon téléphone vibre. Un message de ma mère. “Je t’aime”. 3 mots, sans fioriture. Elle sait. Avait-elle été au courant avant moi ? Je ne réponds pas, mais ce message est réconfortant.
Au début, nous étions deux. Ethan et moi. Lorsque nos parents ont perdu notre garde, j’avais tout donné pour que l’on ne nous place pas dans des familles différentes. À l’âge de 15 ans, je m’étais plié à toutes les exigences. Je m’étais cramponné à mon petit frère de 7 ans, comme un naufragé à sa bouée. Mue par la responsabilité des ainées, j’avais déployé un trésor d’ingéniosité et une énergie phénoménale, promettant la lune à nos potentiels parents, les persuadant que nous étions une affaire en or, un lot indissociable : un orphelin adopté, le second offert.
Ensuite, nous étions devenus trois. Betty, notre mère adoptive, venant compléter notre duo. J’ai consacré mon adolescence à répondre à ses attentes, à celles de son mari et à me comporter comme un grand frère pour ses deux filles. J'avais la peur viscérale qu’ils souhaitent se débarrasser de l’un de nous deux. J’avais été studieux, sérieux, appliqué, ouvert, mature et réfléchie. Puis, un jour, Betty et moi avons eu une conversation. L’une de celles que vous partagez rarement avec vos enfants, l'une de celles qui vous aide à grandir. Nous avons beaucoup pleuré. Elle me jura que quoiqu’il advienne, jamais elle ne renoncerait, jamais elle ne nous ramènerait, jamais elle ne nous séparerait. Elle avait soulagé mon fardeau et elle s’était impliquée comme une véritable mère dans nos choix de vie. Elle était devenue le navire bravant les flots et sauvant les deux âmes en perdition que nous étions.
Maintenant, je refuse que nous devenions quatre. Betty, Ethan, Samuel et moi. En repensant à lui, j’ai de nouveau le coeur au bord des lèvres. Nous n’avions pas besoin de lui.
Le soleil couchant déverse sa lumière crépusculaire à travers la baie vitrée. Je me calme. Ici, je suis dans une zone sûre. Ces quatre murs m’appartenaient, il ne pouvait rien m’arriver, personne ne pouvait m’en déposséder. Encore une réminiscence d’un obscur syndrome d’abandon ou de perte ? Je demanderai au Docteur Samuel, lorsque je n’aurai plus envie de lui arracher les yeux...
"J’ai consacré mon adolescent à répondre à ses attentes" => adolescence*, non ?
A part ça, pas d'agression à signaler !
Ton histoire m'intrigue, j'aimerais bien savoir où cela va mener... :)