Partie 1
Juin 1959
La chambre est plongée dans la pénombre lorsque Célestine ouvre la porte. Déposant sa corbeille de linge dans le couloir, elle entre dans la pièce silencieuse et marche jusqu’à la fenêtre. Après avoir ouvert les volets, elle s’approche du lit et secoue doucement sa fille.
— Rachel, il est l’heure de se réveiller.
Allongée sur son lit, la jeune fille entrouvre un oeil et, éblouie par la lumière du soleil, le referme aussitôt.
— Laisse-moi encore cinq minutes.
Célestine pose les mains sur ses hanches pour se montrer autoritaire.
— Non, il est déjà assez tard. Lève-toi et habille-toi, tes cousines vont bientôt arriver.
Rachel s’assied sur son lit en poussant un soupir assez explicite. Elle n’a aucune envie de voir ses cousines. Elles s’entendaient bien lorsqu’elles étaient enfants, mais avec le temps leurs goûts et leurs modes de vie se sont éloignés. Aujourd’hui elles n’ont presque plus rien en commun.
Rachel attrape un bout de pain sur la table de la cuisine et se met à le manger silencieusement. Célestine, qui porte deux plateaux couverts de toasts, lui adresse un regard de reproche.
— Ne mange pas de pain, tu n’auras plus faim tout-à-l’heure. Viens plutôt m’aider à poser tout ça sur la table du jardin.
Sans rien dire, Rachel pose le pain et se dirige vers la porte menant au jardin. En voyant la nonchalance de sa fille, Célestine lui tape légèrement le dos.
— Allez, bouge-toi un peu.
A peine ont-elles installé les chaises et les verres dans le jardin que déjà on frappe à la porte. Toute excitée, Célestine se précipite vers la porte d’entrée et revient très vite dans le jardin, accompagnée de ses deux nièces.
Elles sont toutes les deux très jolies. Nicole porte une robe bleue avec des fleurs roses dont les volants lui donnent un air de poupée de porcelaine. Sa longue chevelure blonde est soigneusement disposée sous un grand et élégant chapeau. Madeleine, quant à elle, porte une robe rouge à pois blancs, aussi gracieuse que celle de sa soeur. Ses cheveux sont châtains et retombent en cascade sur ses épaules. Après avoir dévisagé ses cousines, Rachel baisse la tête pour se regarder elle-même. Elle se sent mal-à-l’aise de ne pas être aussi éblouissante qu’elles. Sa robe à elle est plutôt simple, c’est une robe droite à carreaux noirs et blancs. Sa taille n’est pas aussi fine que celle de ses cousines, ses cheveux ne sont pas aussi bien coiffés que les leurs et sa peau n’est pas aussi impeccable. Rachel n’est pas laide, elle n’est simplement pas aussi jolie que les filles de son âge.
Célestine, munie d’un grand sourire, propose aux filles de s’asseoir et leur sert à boire. Puis elle s’assied à son tour et, curieuse et impatiente, commence à leur poser des questions.
— Alors mes enfants, comment allez-vous ? Cela fait tellement longtemps que je ne vous ai pas vues, et vous avez tellement grandi… Nicole, quel âge as-tu maintenant ?
D’une façon très distinguée, Nicole s’éclaircit la voix avant de prendre la parole.
— J’ai vingt-deux ans.
Célestine essaie de contenir l’émotion qui l’envahit. Elle se souvient de l’époque où ses nièces étaient hautes comme trois pommes, et les voilà maintenant devenues de jolies jeunes filles.
— Et comment va ton mari ?
— Armand va très bien, il aurait été ravi de m’accompagner aujourd’hui mais il travaille.
Célestine ne peut s’empêcher d’être heureuse pour elle.
— J’imagine que vous êtes un couple très heureux.
Nicole se met à rougir.
— Oui, et de plus nous attendons un heureux événement.
Les trois femmes autour d’elles la regardent d’un air interrogateur, attendant plus de précisions. Les voyant si captivées, Nicole se décide à leur annoncer la nouvelle, la voix pleine d’émotion.
— Je suis enceinte.
Célestine et Madeleine poussent un petit cri d’excitation.
— Félicitations ma grande, je suis vraiment heureuse pour toi.
Après quelques minutes, le temps pour elles de calmer leurs émotions, Célestine se tourne vers Madeleine.
— Et toi, ma jolie, tu as dix-neuf ans si je ne me trompe pas.
La jeune fille hoche la tête, et sa tante continue ses interrogations.
— Alors tu n’es pas encore mariée ?
Madeleine rougit à son tour et répond timidement.
— Pas encore, mais je suis fiancée. Je vais me marier dans quelques mois.
Après quelques nouveaux cris de joie, Célestine reprend.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Il s’appelle Gustave, et il a vingt ans.
Célestine continue d’exprimer son bonheur, et pendant ce temps Rachel ne dit rien. Elle n’a pas la force de se mêler à cette joie collective, elle voudrait simplement fuir cette discussion et se retrouver seule. Elle jette un regard sur sa mère, qui est toujours en train de parler joyeusement avec les deux invitées. Rachel sait très bien ce qu’elle pense. Elle sait qu’elle aimerait qu’elles soient ses filles. Nicole et Madeleine sont toutes les deux jolies, elles sont intelligentes, raffinées, l’une est mariée et l’autre est fiancée. Rachel, elle, est une fille simple. Personne ne la remarque, elle n’est en rien supérieure aux autres, et à vingt-et-un ans elle n’est pas encore mariée, ni même fiancée. Aucun garçon n’a jamais voulu d’elle, parce qu’ils sont tous intéressés par les jolies filles, par les filles comme Nicole ou Madeleine. Rachel peut presque lire dans les pensées de Célestine, tellement celles-ci lui paraissent évidentes. Elle sait qu’elle désespère de voir sa fille toujours célibataire. Rachel sait qu’elle la déçoit. Et surtout, elle sait qu’elle n’est pas la fille que sa mère aurait rêvé d’avoir.
Nicole et Madeleine viennent de partir. Célestine commence à faire la vaisselle tout en s’adressant à sa fille.
— Rachel, tu n’as presque pas dit un mot de la journée. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Pour toute réponse, Rachel se contente de hausser les épaules, ce qui énerve encore plus sa mère.
— Tu ne parles pas, tu ne souris pas… Ce n’est pas comme ça que je t’ai éduquée. Quelle image tu donnes aux autres ?
— D’habitude je souris, mais aujourd’hui j’avais pas envie.
— Et bien tu aurais dû. Regarde tes cousines, comme elles sont jolies. Elles prennent soin d’elles, elles sont polies, vraiment elles sont admirables.
Rachel sent la colère monter en elle. Elle se doute bien quelles pensées traversent l'esprit de sa mère, mais au fond elle aurait souhaité avoir tort. Et Célestine vient de lui prouver qu’elle a entièrement raison.
— Oui, je sais, tu aurais préféré avoir elles comme filles plutôt que moi. Qu’est-ce qu’elles sont jolies, Nicole et Madeleine. Qu’est-ce qu’elles sont polies, quelle belle image elles renvoient. Et pour couronner le tout, elles ne sont pas célibataires comme moi. Mais c’est comme ça, maman. Je suis comme ça, ta fille est comme ça, et toutes les deux on n’y peut rien.
Pour ne pas exploser devant sa mère, Rachel lui tourne le dos et monte les escaliers. Elle n’est même pas encore arrivée en haut que déjà elle remarque que Célestine la suit en l’appelant. Elle ignore ses interpellations et s’allonge sur son lit. Célestine s’assoit à côté d’elle, essayant de se montrer douce.
— Rachel, je ne préfèrerais pas que Nicole et Madeleine soient mes filles plutôt que toi. Je n’ai pas honte de toi, tu sais. Simplement, ce serait bien que tu fasses quelques efforts.
Rachel soupire sans répondre. Elle sait qu’elle devrait changer mais elle n’a aucune idée de comment s’y prendre. Alors elle préfère ne rien faire plutôt que de faire n’importe quoi et d’être encore pire. Voyant qu’elle ne dit rien, Célestine continue.
— Pourquoi tu ne sympathises pas avec les garçons de ton âge ? Il est vraiment temps que tu trouves un mari…
— Maman, laisse-moi tranquille. Je suis très bien comme ça.
Sentant ses essais vains, Célestine sort en soupirant. En descendant les escaliers, elle croise André, son fils et frère jumeau de Rachel. Celui-ci l’embrasse sur la joue.
— Bonjour maman. Comment tu vas ?
— Très bien, et toi ? Ta semaine s’est bien passée ?
— Super. Rachel n’est pas là ?
— Si, elle est dans sa chambre. Tu devrais aller la voir, je ne sais pas si elle va très bien.
André hoche la tête et termine l’ascension des escaliers recouverts de lino. Il aime discuter avec sa soeur quand il en a l’occasion. Il ne la voit pas souvent, car il ne rentre à la maison que les week-ends : Joigny est une jolie petite ville, mais pour ses études de médecine il est obligé d’aller à Paris.
— Rachel ?
Sa soeur se tourne vers la porte et son visage s’illumine quand elle le voit. Elle se lève et se précipite vers lui.
— André ! Comment tu vas ?
— Ça va. Maman m’a dit que tu n’allais pas bien, qu’est-ce qui se passe ?
— Oh, on vient de se prendre la tête. Nicole et Madeleine sont venues aujourd’hui, et maman me reproche de ne pas être aussi bien qu’elles.
— Elles n’ont rien de plus que toi, pourtant.
— Si, je dois bien reconnaitre qu’elles sont plus jolies que moi.
André secoue la tête.
— Arrête, vous n’avez pas la même beauté, c’est tout. Ton physique à toi n’est peut-être pas celui de toutes les autres, mais je t’assure que tu as des charmes qu’elles n’ont pas.
— Et pourtant ces charmes, comme tu dis, ne me permettent pas d’être aimée. Je ne suis pas aux normes, c’est tout. Madeleine, Nicole, toi, tous les gens de mon âge, vous êtes tous des gens normaux. Vous avez tous des gens qui vous aiment, pas moi. J’ai l’impression d’être la seule célibataire sur cette planète.
— Ah, je vois. C’est maman qui t’embête avec ça, c’est ça ?
— Oui. Tout le temps. J’ai dû finir par lui dire que j’étais très bien comme ça et que ça ne me dérangeait pas.
— Mais est-ce que c’est la vérité ?
Rachel détourne le regard, réfléchissant à ce qu’elle va répondre. Elle aimerait être honnête avec elle-même, pour ensuite être honnête avec son frère. Elle sait qu’à lui elle peut tout dire.
— A moitié. Tu sais, il y avait une époque où je déprimais d’être comme ça, de ne jamais avoir été capable d’être aimée par un garçon. Je me lamentais sur mon sort et je ne cessais de me plaindre, de dire que ce n’était pas juste et que je n’avais pas de chance. Mais avec le temps, j’ai fini par m’y faire. Je n’ai jamais fréquenté personne, et ce ne sera sûrement jamais le cas. Mais qu’est-ce que j’y peux ? J’ai déjà tout essayé. Autant voir les choses du bon côté, je préfère en sourire qu’en pleurer. J’ai appris à ne plus rien espérer et à me contenter de ce que j’ai. Je vis mieux comme ça. Alors oui, bien sûr que je serais contente d’avoir tout de même un petit ami, mais ce n’est pas le cas et c’est bien aussi. Je resterai célibataire toute ma vie, et je serai heureuse coûte que coûte.
André sourit. Il aime quand sa soeur est aussi optimiste, même s’il ne voudrait pas qu’elle se fasse de fausses illusions.
— Oui, et puis si un jour tu te sens trop seule tu sais que tu pourras toujours venir chez moi.
— Je ne sais pas, tu n’es pas tout seul et je ne voudrais pas déranger.
— Mais ne t’inquiète pas, il y a toujours de la place pour toi.
— Au fait, toi alors tu comptes te marier quand ?
— Dans quelques années, j’attends d’avoir fini mes études. Et puis Françoise n’a que dix-huit ans…
— Elle n’est pas venue avec toi ce week-end ?
— Non, elle est restée à Paris.
— C’est dommage, j’aime bien quand elle est là.
André ne répond rien. Il est heureux de constater que sa fiancée plait à sa famille. L’horloge du salon se fait entendre jusqu’à la chambre, alertant les deux jeunes gens. Il est dix-neuf heures, le diner sera bientôt prêt.
On a envie de lire la suite...
Pour la mise en page, je te conseille quand même des tirets cadratins qui simplifient de beaucoup la lecture pour nous autres lectrices curieuses hahaha
Sinon, je n'ai vraiment pas grand-chose à y redire si ce n'est que je suis curieuse de voir les obstacles que Rachel devra surmonter pour gagner son indépendance... ou pas
Et bonne lecture du coup, j'espère que ça te plaira ;)
Bonne lecture !