Aujourd’hui c’est samedi, et comme chaque samedi Célestine se rend à l’épicerie. Il est dix heures et demie, et le soleil de juin est déjà chaud. Les enfants courent dans la rue, profitant de ces premiers jours de l’été. Célestine aime bien l’épicerie. Elle préfère les petits commerces où elle discute avec les vendeurs plutôt que les grands supermarchés bondés de gens qui se servent eux-mêmes des produits dont ils n’ont même pas réellement besoin. Ici, lorsqu’elle ouvre la porte de la boutique, les gens la reconnaissent immédiatement et la saluent avec un sourire.
— Bonjour madame Perrot, comment allez-vous aujourd’hui ?
— Très bien, je vous remercie. Et vous ?
— Moi aussi, avec ce beau soleil on ne peut qu’aller bien.
L’épicière, madame Humbert, a toujours le sourire. Elle connait tous ses clients et ne manque jamais une occasion de papoter avec eux.
— Alors, que puis-je faire pour vous ?
Célestine sort un bout de papier de la poche de sa robe et, en ajustant ses lunettes, le lit à haute voix.
— Il me faudrait du lait, du sucre, une demi-douzaine d’oeufs, quelques tomates et un paquet de riz, s’il-vous-plait.
Pendant que madame Humbert prépare les achats, Célestine se penche sur le comptoir pour se rapprocher de son interlocutrice.
— Il me faudrait aussi autre chose, j’aimerais commander une robe pour ma fille.
— Pour la petite Rachel ?
— Oui, vous comprenez, je trouve qu’elle…
Elle est interrompue par l’entrée dans le magasin de madame Lefèvre, accompagnée d’un grand garçon d’une vingtaine d’années.
— Bonjour mesdames.
Célestine et l’épicière saluent leur amie, et ne manquent pas de se montrer curieuses à la vue du jeune homme.
— Dites-moi, c’est votre fils que vous nous amenez-là ?
Madame Lefèvre pose sa main sur l’épaule du garçon beaucoup plus grand qu’elle.
— Oui, c’est mon Raymond. Il a décidé de m’accompagner à l’épicerie pour une fois.
— Comme il a grandi, il n’avait même pas dix ans la dernière fois que je l’ai vu.
— Et oui voyez-vous, le temps passe et nous vieillissons. Mais pardonnez-moi, je vous ai interrompues dans votre discussion je crois.
Célestine se repenche sur le comptoir et l’épicière lui accorde toute son attention.
— Donc je vous disais, je trouve que Rachel ne se met pas assez en valeur. C’est pour ça que j’aimerais que pour une fois elle puisse porter une belle robe qui la rendrait un peu plus jolie.
Toujours avec le sourire, l’épicière hausse les épaules et sort un catalogue qu’elle dispose devant sa cliente.
— Pour moi c’est la plus jolie des jeunes filles.
Sans prendre garde à sa remarque, Célestine tourne les pages du catalogue et s’arrête sur une image de robe à volants bariolée de fleurs roses et rouges.
— Celle-là lui irait très bien.
Madame Humbert regarde attentivement le modèle choisi.
— D’accord, je peux la commander. Par contre ça fait un bout de temps que je ne l’ai plus vue, la gamine, et pour ce qui est de la taille de la robe je ne suis pas très avancée…
— Justement, j’ai ramené une photo pour que vous puissiez vous faire une idée.
L’image sortie du sac de Célestine attire la curiosité de madame Lefèvre, qui se penche pour mieux voir.
— C’est votre fille ? Comme elle a grandi, c’est devenu une ravissante jeune fille.
— Ravissante peut-être, mais figurez-vous qu’elle est toujours célibataire. A vingt-et-un ans, tout de même…
— Pourtant elle est jolie. Regarde un peu, Raymond, tu ne trouves pas qu’elle est jolie ?
Le garçon jette un oeil sur la photographie et hoche la tête sans grande conviction. Madame Lefèvre se penche vers Célestine et lui chuchote à l’oreille :
— Raymond aussi est encore célibataire, et pourtant il a vingt-six ans.
— Il n’a pas envie de se marier ?
— Oh si, mais que voulez-vous, il n’a pas encore trouvé la bonne.
Célestine sent une idée lui traverser l’esprit. Elle chuchote elle aussi.
— Et vous pensez que la mienne pourrait lui convenir ?
— C’est possible, oui, je vais lui en parler.
Madame Lefèvre se tourne vers son fils et se remet à parler à voix haute.
— Raymond, tu sais que Rachel, la fille que tu as vue sur la photo, est célibataire ?
Le jeune homme hausse un sourcil.
— Ah bon ?
— Oui, elle recherche un mari. Et elle est plutôt jolie, non ?
— Oui, elle est assez jolie.
— Tu ne voudrais pas la rencontrer ?
Assise confortablement sur une chaise longue, Rachel profite du soleil pour continuer à lire. Elle en est au second volume de « The Lord of the Rings ». Bien que le roman soit en anglais, elle en comprend une grande partie, grâce au bon niveau d’anglais qu’elle avait lorsqu’elle était à l’école. Rachel était une très bonne élève. Elle aurait aimé faire des études en sortant du collège, mais ses parents n’ont pas eu assez d’argent pour payer les études de médecine de son frère et des études pour elle. Elle s’est sacrifiée pour lui, et puis dans la famille aucune femme n’a fait des études. Néanmoins, pour entretenir son bon niveau scolaire, elle continue à lire et à se cultiver autant qu’elle peut. Célestine arrive en courant dans le jardin, essoufflée et toute heureuse.
— Rachel, Rachel, tu as un rendez-vous !
Rachel fronce les sourcils et pose son livre.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Raymond, le fils de madame Lefèvre, il est célibataire lui aussi et il aimerait te rencontrer.
— C’est vrai ?
— Oui, il a vu une photo de toi et il te trouve jolie. Je l’ai invité pour le déjeuner demain.
Rachel a du mal à y croire. La perspective d’être enfin convoitée la fait sourire. Célestine reprend.
— Je compte sur toi pour faire bonne impression, fais-toi la plus belle possible, souris et sois polie. D’accord ? Sa fille hoche la tête.
— J’essaierai.
Rachel n’a jamais été aussi belle. Elle a ondulé ses cheveux pour avoir de grandes boucles élégantes, elle s’est maquillée et elle a mis sa plus belle robe, la bleue turquoise. Elle a toujours plus cherché à être intelligente qu'à être belle, misant peu sur le maquillage et les beaux vêtements, mais aujourd'hui elle se moque de la superficialité, elle se dit que c'est pour la bonne cause.
— Ma chérie, tu es magnifique. J’ai vraiment hâte que tu rencontres Raymond, c’est un beau garçon, tu verras.
Rachel sourit en se regardant une dernière fois dans le miroir. Elle aussi, elle a hâte. Le garçon qu’elle a tant attendu va arriver dans quelques minutes.
La sonnerie retentit dans toute la maison, et encore plus dans la tête de Rachel. Ça y est, il est enfin là. Elle se précipite en bas des escaliers, et s’aperçoit que sa mère a déjà ouvert la porte. Dans l’entrée se tient Raymond, il porte un costume et un chapeau, comme s’il allait travailler. Il n’est pas vraiment comme Rachel l’avait imaginé. Elle avait pensé à un brun, il est blond foncé. Elle avait pensé à un homme un peu timide mais intéressé, il est sûr de lui et un peu indifférent. Mais elle est tout de même contente, il ne lui parait pas si mal. Elle s’avance vers lui et lui serre la main tout en s’efforçant d’avoir le plus beau sourire possible.
— Bonjour, je suis heureuse de vous rencontrer.
— Moi de même.
Sous les encouragements de Célestine, les deux jeunes gens passent à table. Raymond s’assied en face de Rachel et à côté d’André. Célestine se place à côté de sa fille, et son mari Georges se met au bout de la table, une habitude qui lui est chère.
— Bien, dit Célestine qui s’impatiente, que faites-vous dans la vie Raymond ?
Après avoir bu une gorgée de vin rouge, Raymond pose son verre et répond à celle qu’il espère être sa future belle-mère.
— Je travaille dans un garage. Je répare les voitures et je commande les pièces.
— Oh, c’est intéressant.
— Oui, j’ai toujours été intéressé par les automobiles.
Rachel essaie de s’intégrer à la discussion. Cet homme est là pour elle, il faut tout de même qu’elle parle un peu.
— Vous faites ce travail depuis combien de temps ?
Raymond apprécie qu’elle prenne enfin la parole, il avait peur que ce repas ne devienne trop inintéressant. Maintenant il va pouvoir aborder les choses sérieuses.
— Bientôt six ans, avant j’ai travaillé pendant quelques temps dans une usine alimentaire. Et vous, qu’est-ce que vous faites de vos journées ?
— Et bien je reste à la maison, j’aide beaucoup ma mère. Je l’aide à cuisiner, et pour les tâches ménagères aussi.
Raymond sourit et, tout en reculant son dos dans le dossier de sa chaise, lance un clin d’oeil discret à Rachel.
— C’est parfait, c’est exactement ce que je recherche.
Rachel fronce les sourcils, se demandant si elle a bien entendu.
— Ce que vous… recherchez ?
— Oui, une épouse jolie, qui sait bien faire la cuisine et le ménage, que demander de plus ?
Rachel manque de s’étouffer avec son bout de viande. Elle se ressaisit vite. Elle ne veut pas faire mauvaise impression. Mais tout de même, elle ne peut pas le laisser parler comme ça et elle aimerait trouver quelque chose pour le contredire subtilement.
— Oh, mais ce n’est que provisoire. J’ai l’intention de commencer des études de langues bientôt.
Célestine, Georges et André la dévisagent tous avec des grands yeux. Aucun n’était au courant de ce projet. Célestine l’interroge.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu ne nous en as jamais parlé.
— Et bien maintenant je vous en parle, c’est un projet que j’ai en tête depuis un certain temps et je viens de prendre ma décision.
— Mais pourquoi faire ces études ?
— Parce que j’ai toujours aimé l’anglais et que ça me plairait beaucoup d’étudier cette langue. Et plus tard je pourrai devenir professeur, ou traductrice de livres, il y a plein d’avenir dans cette filière.
Célestine est contrariée par le choix soudain de sa fille, mais elle ne veut pas créer une dispute en présence de l’invité.
— On en reparlera plus tard.
Raymond prend une nouvelle gorgée de vin et se décide à intervenir.
— En tout cas, si je peux me permettre, je vous conseille d’abandonner ce projet. J’ai toujours pensé qu’aucune femme n’avait sa place dans les écoles supérieures. C’est vrai, ce sont les hommes qui travaillent pour nourrir leur famille et c’est ainsi depuis la nuit des temps, je ne vois pas pourquoi ça changerait.
André se racle la gorge, ne pouvant tolérer ce genre de discours.
— Je ne suis pas d’accord avec vous. Je trouve qu’il n’y a pas assez de femmes dans les facs, et c’est bien dommage. Rachel, je suis heureux que tu aies pris cette décision et je te soutiens entièrement.
Rachel se tourne vers son frère en souriant.
— Merci André.
— C’est votre opinion, et je la respecte. Toutefois selon moi les hommes travaillent et les femmes s’occupent de la maison et des enfants. Chacun a son utilité, c’est comme ça que marche le monde. Si les femmes se mettent à prendre la place des hommes, qui assurera les fonctions qu’elles sont censées occuper ? A mes yeux une épouse accomplie qui obéit à ses fonctions et chouchoute son mari, car il faut reconnaitre que nous les hommes avons besoin de ça aussi, aura toujours plus de valeur qu’une femme qui se prétend « femme libre » et fait des études pour voler le rôle des chefs de famille.
Rachel ne répond rien. Elle ne veut pas se faire remarquer davantage, elle a l’impression d’en avoir déjà assez fait. A la fin du repas, Raymond lui adresse quelques mots avant de partir.
— Rachel, ce fut un plaisir de vous rencontrer. Et même si nos opinions divergent quelque peu, je garde une bonne impression de vous et j’espère que nous aurons le plaisir de nous revoir.
Rachel essaie de sourire sans paraitre trop hypocrite.
— Je l’espère aussi. Au revoir Raymond.
Le soir, au cours du dîner, Célestine revient sur le voeu de Rachel de faire des études.
— Pourquoi tu ne nous avais pas parlé de ton projet avant ?
— Parce que ce n’est qu’à midi que j’ai été vraiment sûre que c’était ce que je voulais faire.
— Oui mais on a été un peu pris au dépourvu… Tu comprends, devant un invité ce n’est pas très correct.
— Oui je comprends.
— Ecoute, je suis consciente que ce projet te tient à coeur mais…
Elle s’arrête, attendant une réaction de la part de sa fille. Celle-ci ne dit rien.
— Enfin on en avait déjà parlé, quand tu es sortie du lycée. Ça fait seulement trois ans et tu sembles avoir oublié la principale raison pour laquelle nous avions convenu ensemble que tu ne ferais pas d’études.
Rachel hoche la tête, ne dissimulant qu’à moitié sa déception. Elle avait espéré qu’avec le temps cette raison aurait disparu.
— Oui, pas assez d’argent. Je me souviens.
— Voilà. Vraiment, je n’ai rien contre le fait que tu veuilles travailler plus tard, simplement ce serait bien que tu commences ces études quand tu seras un peu plus riche.
— Et quand est-ce que je serai riche ?
— Et bien quand tu seras mariée. Raymond a l’air d’avoir une bonne situation avec son travail.
Ils n’avaient pas encore reparlé de Raymond depuis qu’il est parti. Rachel ne tient pas à contredire sa mère ce soir, mais elle ne veut pas non plus la laisser s’imaginer trop de choses.
— Qui te dit que je vais l’épouser ?
Célestine fronce les sourcils. Elle n’aurait pas imaginé un seul instant que sa fille puisse remettre en question le mariage qui lui est presque offert.
— Il ne te plait pas ?
Rachel hausse les épaules.
— Ce n’est pas vraiment le genre d’homme dont j’aurais rêvé. Et puis de toute façon, pour l’instant il n’est en rien question de mariage entre nous.
Célestine se sent vexée. Elle répond froidement.
— Et bien j’espère que tu changeras vite d’avis parce que des occasions comme celle-là tu n’en auras pas deux, ça je peux te le dire.
Elle pose violemment sa serviette sur la table et se lève pour sortir de la cuisine, laissant là Georges et Rachel aussi muets l’un que l’autre.
“The night passed slowly. Legolas followed Aragorn, and Gimli followed Legolas, and their watches wore away. But nothing happened.”
— Rachel, téléphone pour toi !
Rachel lève les yeux de son livre. Qui peut bien lui téléphoner ? Elle se lève rapidement et descend. Célestine attend en bas, le combiné à la main. Rachel lui lance des petits signes interrogateurs et demande à voix basse :
— C’est qui ?
— C’est Raymond.
Rachel prend l’appareil.
— Oui ?
— Bonjour Rachel, c’est Raymond. Comment allez-vous depuis l’autre jour ?
— Très bien, et vous ?
— Moi aussi. Ecoutez, il y a un bal samedi soir et je voudrais vous demander si vous aimeriez m’y accompagner.
Rachel a du mal à réaliser. C’est la première fois qu’on l’invite à un bal. Cette demande qui arrive à tant de filles de son âge, elle ne l'avait jamais connue. Elle sent que son coeur bat plus vite que d’habitude et répond sans trop hésiter.
— Oui, ce serait avec plaisir.
Raymond sourit à l’autre bout du fil.
— Entendu, je viendrai vous chercher samedi vers vingt heures.
— D’accord, je serai prête.
A peine a-t-elle raccroché que Célestine s’impatiente.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
Rachel ne peut dissimuler son sourire.
— Il m’invite au bal samedi soir.
Sa mère croise les bras et sourit d’un air taquin.
— Tiens, je croyais que tu ne l’aimais pas…
Le sourire de Rachel disparait subitement, prise au dépourvu de l’incohérence de ses propos. Certes, elle n’aime pas cet homme, mais elle s’est sentie tellement heureuse quand il l’a invitée… Elle remonte dans sa chambre sans rien dire. Elle a l’impression d’avoir été faible, d’avoir laissé l’émotion prendre le dessus sur ses principes. Elle passe devant le miroir et s’y regarde, se demandant si elle a eu raison ou non. La seule réponse qu’elle obtient est qu’elle a vraiment hâte d’être samedi.
L'acceptation de Rachel d'aller au bal sans que le garçon lui plaise est toutefois cohérent. A suivre...
J'aime bien aussi l'ambiance que tu dépeins. À nouveau, je pense juste que tu pourrais glisser davantage de détails pour amplifier l'atmosphère, des petits riens comme le menu ou des détails de la tenue etc etc Ton histoire y gagnerait beaucoup je pense d'un point de vue immersion du lecteur