Il était presque l’heure. Jeannette se passa un dernier coup de brosse, tentant de reproduire la mise en plis de son coiffeur qui redonnait du volume à ses cheveux fins. Dans le miroir, elle croisa le regard d'une septuagénaire bien conservée, dont le regard bleu azur s'harmonisait aux reflets de sa chevelure blanche. Coquette, Jeannette pinça la peau de ses joues entre ses doigts qui commençaient à être déformés par l'arthrite, afin de les rosir pour un effet bonne mine.
Allez, ça irait bien comme ça ! Après tout elle ne recevait pas le pape, mais son petit-fils.
Après un instant d'hésitation, elle se décida quand même à s'appliquer un peu de son bâton de rouge à lèvres. Voilà, elle était quand même plus pimpante comme ça.
Jeannette quitta la salle de bain après un dernier coup d'œil appréciateur dans la glace, et remonta le couloir en direction du salon. La grande horloge à balancier indiquait 8h20. Sa fille, Clotilde, l'avait prévenue qu'elle déposerait le petit Enzo vers 8h30, avant de se rendre à son rendez-vous professionnel.
Jeannette ne les avait pas revus depuis Noël, et le garçonnet avait sans doute déjà bien changé. Quel âge avait-il déjà ? chercha-t-elle à se souvenir. Dans les 4 ans ? Elle avait beau fouiller dans sa mémoire capricieuse, impossible de se rappeler la date de naissance de son petit-fils !
Jeannette s'approcha de l'ancien fauteuil d'Ernest dont l'assise de cuir était écrasée par des années d'usage. Prenant appui sur les accoudoirs, elle plia ses genoux, et se laissa glisser en arrière dans l'empreinte creusée au fil du temps par le corps osseux de son mari. Une fois assise, Jeannette se recula en dandinant jusqu'à se retrouver les reins confortablement calés contre le dossier du fauteuil.
- Tu t'en souviens toi, de la date d'anniversaire d'Enzo ? s’exclama Jeannette en saisissant un cadre photo en argent qui trônait sur un guéridon jouxtant son siège.
Sur la photographie, l'homme blond dont le regard pétillant était adouci par des lunettes en écailles, lui répondit par un sourire mystérieux.
Bien sûr, son Ernest avait une mémoire fantastique. Il s'en serait sûrement souvenu, lui.
Elle aimait ce portrait qui résumait si bien son mari : élégant et secret, avec un petit sourire en coin, comme s'il se réjouissait d'une blague qu'il était le seul à connaître.
Fébrile, Jeannette jeta un nouveau regard vers l'horloge. 8h25. Encore 5 minutes à attendre.
Ernest s'était éteint quelques mois plus tôt, dans son lit. Il était parti avec la discrétion qu'il mettait dans toutes choses, la laissant seule dans leur foyer, hantée par leurs souvenirs. Ce départ inattendu avait laissé Jeannette frustrée. Ils ne s'étaient pas quittés fâchés, c'était déjà ça. Cependant, leur dernière journée ensemble s'était écoulée dans l'indifférence. Elle était allée au marché, avait nettoyé la maison et avait cuisiné comme d'habitude. Dans cette paisible routine, elle avait croisé Ernest, plongé dans ses mots croisés, ou revenant de sa séance de jardinage. Comme tous les jours, ils avaient mangé côte à côte, en face de la télévision, le carrousel de reportages remplaçant les conversations qu'ils ne tenaient plus.
Le cœur serré, Jeannette se souvenait encore des dernières paroles qu'elle avait échangées avec son époux.
- Tu veux l'oreiller ?
- Non merci, le traversin me suffit. Bonne nuit.
- Bonne nuit à toi aussi.
Et voilà. Trente-neuf ans de vie commune, deux enfants, et pour leurs ultimes instants, juste un mois avant leur anniversaire de mariage, ils avaient partagé des banalités. Puis, ils s’étaient laissés aller dans les bras de Morphée, sans un baiser ou une caresse. Pas même une accolade.
Cette pensée amère, Jeannette la ressassait depuis qu'elle s'était réveillée, surprise de ne pas entendre les ronflements familiers d'Ernest, et qu'elle avait constaté qu'il ne respirait plus.
Elle ne se rappelait même pas quand Ernest lui avait dit qu'il l'aimait pour la dernière fois, ou même quand ils étaient allés au restaurant ou s’étaient offerts une sortie romantique. Après le départ de leurs enfants, ils avaient passé des années à se fossiliser dans un train-train ennuyeux. Leurs émotions s'étaient étiolées, leurs sens s'étaient endormis. Même l'humour malicieux d'Ernest s'était essoufflé au fil du temps.
Et leurs sentiments ? Est-ce qu'Ernest l'aimait encore, ou bien était-elle juste devenue un repère, une présence familière dans sa vie, fidèle et rassurante, comme son vieux fauteuil en cuir.
Jeannette soupira. Il était trop tard désormais pour arracher la vérité à son taiseux de mari.
Je suis contente de pouvoir te lire ! Tu as fait de précieux commentaires sur mon texte, j'espère que les miens te seront utiles.
Tout d'abord, bravo pour cet incipit. J'aime beaucoup ton style. Je le trouve très travaillé et très intéressant. J'ai aimé la description physique de Jeannette comme entrée dans l'histoire. Il y a du suspense quand on se demande pourquoi elle a oublié l'âge de son petit-fils. J'ai beaucoup aimé également la description du mari et surtout de ses derniers instants, le regret que Jeannette éprouve quand elle réalise que leurs derniers échanges ont été triviaux et sans tendresse. C'est un passage touchant et qui fait écho à la vie de couple (notamment le passage de l'oreiller et du traversin :) ) J'ai très envie de lire la suite.
Je me permets de faire quelques remarques orthographiques et stylistiques.
Il me semble avoir repéré deux petites erreurs. "Cependant, leur dernière journée ensemble c'était écoulée dans l'indifférence." "s'était écoulée". "quand ils étaient allés au restaurant ou s’étaient offert une sortie romantique" "s'étaient offerts", il me semble que l'on doit accorder le verbe "offrir", verbe pronominal réciproque (à vérifier cependant).
Ensuite, j'ai trouvé que certains passages étaient un peu moins percutants stylistiquement.
- " dont le regard bleu comme le ciel " j'ai trouvé la comparaison assez attendue
- "Allez, ça irait bien comme ça ! Après tout elle ne recevait pas le pape, mais son petit-fils." "Voilà, elle était quand même plus pimpante comme ça." J'ai trouvé qu'il y avait un décalage avec le style de ces passages et le reste du texte. Mais, je pense qu'il s'agit de discours indirect libre et que tu as voulu faire entendre la voix du personnage.
Encore félicitations pour ce texte et à très bientôt.
Merci beaucoup pour ton avis et tes commentaires très pertinents. Je vais corriger les erreurs.
Très belle journée et à bientôt,