La sonnette de l'entrée la sortit de ses pensées, et Jeannette s'extraya du fauteuil pour aller ouvrir. Clotilde se tenait sur le seuil, vêtue d'un tailleur bleu marine, un petit sac à dos orange à la main. Ses cheveux tombaient en boucles brunes sur ses épaules. Ses yeux soulignés de noir semblaient fatigués, et son anticerne ne dissimulait pas totalement des ombres bleutées qui n'existaient pas en décembre. Elle, qui avait toujours été très active, avait encore accéléré la cadence ces derniers mois. Un nouveau poste, plus de responsabilités et apparemment plus de travail aussi. Jeannette avait à peine vu Clotilde depuis Noël, alors qu’elles habitaient à peine à 50 km l’une de l’autre. Jamais elle n’oserait l’avouer, mais sa fille lui manquait.
A ses côtés, se pressant contre les jambes de sa mère, se tenait le petit Enzo. Ses cheveux blonds ébouriffés encadraient un visage aux joues pleines de chérubin, dans lequel brillaient des iris couleur de chocolat fondu. Son regard curieux furetait ici et là, papillonnant entre sa mère, sa grand-mère, et la pièce qui se trouvait derrière elle, sans décider à se poser.
- Bonjour maman, dit Clotilde.
Du moins, c'est ce que cru deviner Jeannette. Bon sang, elle avait encore oublié de mettre sa paire d’audiophones !
Sa fille continuait de parler, alors Jeannette tendit l'oreille et essaya de se concentrer sur les bribes étouffées qui lui parvenaient. Est-ce que Clotilde disait qu'elle reviendrait en fin de journée, ou bien qu'Enzo prenait des céréales pour son petit déjeuner ? Impossible de trancher.
Jeannette plissa les paupières pour mieux distinguer les mouvements des lèvres de sa fille. Cette méthode l'avait déjà sauvé chez le boucher la semaine dernière, et lui avait évité de revenir avec une tranche de foie de porc à la place de son bifteck habituel.
Zut, maintenant Clotilde la regardait, semblant attendre une réponse de sa part. Sans doute espérait-elle une confirmation que ses consignes seraient bien prises en compte.
- C'est bien noté, Clotilde. Tout se passera bien, bluffa Jeannette.
Et pour éviter que cette situation gênante perdure, la septuagénaire embrassa sa fille sur la joue, attrapa le sac à dos orange et pris la main d'Enzo dans la sienne.
- A tout à l'heure !
A peine la porte refermée, Jeannette se hâta vers la salle de bain. Elle avait dû laisser ses sonotones à côté de l'évier. Pourtant, elle eut beau déplacer le peigne et les pots de crème, les appareils restèrent introuvables. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien en avoir fait ?
- Mamie ?
Il y a six mois, elle avait déjà perdu une paire de sonotones et elle avait dû s’en procurer à nouveau. Et, ces trucs minuscules coûtaient les yeux de la tête ! Avec la somme réduite qu’elle percevait pour sa retraite, elle ne pouvait pas se permettre d’en acheter tous les semestres.
- Mamie !
La voix cristalline d'Enzo parvint à percer le mur ouatée qui isolait Jeannette du reste du monde. Elle sursauta en se rappelant la présence de son petit-fils.
- Mamie, qu'est-ce que tu fais ? insista Enzo, en la dévisageant de ses yeux bruns plein de candeur.
Etant donné les circonstances, c'était une bonne chose que les jeunes enfants aient tendance à parler d'une voix perçante.
- Je cherche quelque chose, mon chéri.
Jeannette était certaine d'avoir ôté ses audiophones la veille au soir. Ils produisaient un léger bourdonnement continu qui l'aurait empêché de trouver le sommeil. Et cette nuit, Jeannette avait dormi comme un bébé.
- Qu'est-ce que j'ai pu en faire, grommela-t-elle, tout en ouvrant et fermant les tiroirs de son meuble de toilette. Où se cachent ces maudits sonotones hors de prix ?
- Tu cherches quoi, mamie ?
Tirant sur la manche de sa grand-mère, Enzo essayait d'obtenir un peu de son attention. Jeannette pinça ses lèvres, se sentant coupable de négliger son petit-fils à cause de sa distraction.
- Des petits appareils, pas plus gros que deux grains de raisins, avec une antenne qui dépasse. Ils sont très précieux, et il faut absolument que je les retrouve, expliqua-t-elle en caressant la joue du garçonnet.
A ces derniers mots, le regard d'Enzo se mit à pétiller et il décocha un grand sourire à son aïeule.
- Ah, alors c'est une chasse au trésor ! Je peux t'aider ?
C'était beau l'enthousiasme de la jeunesse.
Jeannette observa avec amusement Enzo se mettre à quatre pattes pour regarder sous le meuble. Jamais plus elle n'aurait la souplesse nécessaire pour s'aplatir ainsi sur le sol sans souffrir le martyr.
Ce fut une révélation. Bien sûr, la recherche serait beaucoup plus efficace avec son aide !
- Tu as tout compris Enzo, c'est une chasse au trésor, confirma-t-elle. Et si tu le trouves, tu auras droit à prendre des bonbons dans ma boîte en fer blanc.
Le visage poupin s'illumina à cette promesse d’orgie sucrée.
- Super ! J'ai le droit de fouiller partout ?
- Presque. Je resterai avec toi, et je te dirai ce que tu n'as pas le droit de toucher, mon petit pirate.
Jeannette encouragea Enzo tandis qu'il scrutait chaque recoin, glissant ses membres fins sous les meubles à la recherche des précieuses "oreilles" de sa grand-mère. Se prenant au jeu, l'aïeule accepta même de retourner elle-même un ou deux tableaux pour faire plaisir à son petit-fils qui, sérieux comme un pape, voulait s'assurer que les appareils n'étaient pas cachés derrière.
Enfin, après une heure de recherche minutieuse dans tout le rez-de-chaussée, Enzo se fatigua de ce petit jeu, et demanda à faire une pause.
Jeanne sortit alors la boite des petits chevaux et commença à installer le plateau de jeu sur la table du salon.
- Honneur aux vieilles ! s'exclama Enzo, avec l'ingénuité cruelle de l'enfance. Tu peux commencer à lancer le dé, mamie.
Jeannette croisa le regard d'Ernest dans le cadre photo, et elle eut l'impression que celui-ci l'observait d'un air goguenard, comme amusé par l'irrévérence de son petit-fils. Ah, ils se seraient bien entendus tous les deux !
Pendant qu'elle déplaçait son pion, la grand-mère raconta à Enzo quelques anecdotes sur son grand-père parti un peu trop tôt. Les airs de jazz qu'Ernest aimait écouter, les ritournelles qu'il chantait aux enfants pour les endormir, et son esprit de compétition qui le poussait parfois à réagir avec mauvaise foi lorsqu'il perdait aux jeux de société. Évoquer ainsi les souvenirs de son cher disparu, et voir Enzo boire ses paroles en gloussant de rire fit du bien à Jeannette.