Portant les sacs de courses, je sortis rapidement du magasin et me dirigeai vers l’immeuble où j’habitais avec Ezéchiel, mon colocataire. Bizarrement, tandis que je déambulais dans les rayons du petit supermarché, j’avais eu l’impression qu’on m’observait. Dans la rue, je jetai des regards rapides dans les reflets des vitrines pour vérifier que je n’étais pas suivie. Je ne vis personne mais la sensation persistait. Étrange.
A cette heure de la journée, les trottoirs étaient pleins de monde, les gens faisaient leurs achats du soir avant de rentrer s’enfermer chez eux. Les voitures formaient une file impatiente au feu rouge, les conducteurs klaxonnaient dès qu’un véhicule bloquait la chaussée en tentant de se garer. Consternant mais habituel.
Je marchais la tête baissée au milieu des passants pressés, le cœur gros. Ces jours-ci, j’avais subi quelques revers, j’avais besoin de nouvelles perspectives, et les filets rebondis pesaient anormalement lourd au bout de mes bras. Ne voulant pas céder à la déprime qui m’envahissait sournoisement, je chassai mes pensées parasites, et refoulant mon humeur morose, j‘accélérai jusqu’à mon immeuble.
Je pénétrai dans le hall d’entrée. Quelques instants plus tard, je sortis de l’ascenseur au dix septième étage et avançai vers la porte de l’appartement. Curieusement, elle était entrouverte. Ezéchiel devait encore être là, pourtant il était déjà tard. Nous nous alternions, il travaillait de nuit et moi de jour. Ainsi nous nous croisions souvent mais la plupart du temps nous étions seuls dans l’appartement. Nous y habitions en quelque sorte chacun à notre tour. Cet arrangement convenait à nos caractères solitaires et indépendants.
Je poussai la porte avec mon pied et laissai choir mes sacs sur le sol, sous le choc. Une tornade avait dévasté les pièces, tous les meubles gisaient par terre, les matelas et chaises étaient éventrés, les tableaux, miroirs et lampes avaient été arrachés et jetés sur le sol, les placards étaient vidés et les vêtements et livres éparpillés. Les ordinateurs avaient disparu. Je fis deux pas vers la cuisine et aperçus par terre sur le carrelage le corps inanimé d’Ezéchiel. Je me précipitai vers lui et m’agenouillai à ses côtés, prenant sa main et vérifiant qu’il était toujours en vie.
Je le secouai légèrement en essayant de le réveiller. Brusquement il ouvrit les yeux et me regarda avec des yeux hagards.
-- Tu n’es pas encore parti ? demandai-je affolée, qu’est-il arrivé ?
-- Fuis ! me dit-il dans un souffle, ce sont des fous !
-- Mais de qui parles-tu ? demandais-je, qui a tout cassé chez nous ?
-- Appelle la police et va-t'en tout de suite, c’est toi qu’ils veulent ! Ils sont armés, prêts à tuer. Ne garde pas ton téléphone, ils peuvent te localiser, murmura-t-il encore avant de s’évanouir.
-- Que se passe-t-il ? ajoutai-je pour personne, j’étais seule à être consciente dans la pièce en chaos, complètement déboussolée..
Obéissant à l’injonction d’Ezéchiel, en deux bonds je courus dans ma chambre. Je fourrai quelques vêtements de rechange et une brosse à dents dans un sac à dos, composai le numéro de la police pour alerter les secours et quittai aussitôt l’appartement en glissant mon téléphone dans le sac. Je voulus prendre l’ascenseur et me ravisai par instinct au dernier instant. J’ouvris la porte de la cage d’escalier pour descendre à pied les dix sept niveaux. Le battant venait de se rabattre avec un clic quand j’entendis l’ascenseur s’arrêter au dix septième étage et les portes coulisser.
Je m'élançai, dévalai les étages les uns après les autres, reprenant à peine mon souffle à chaque volée de marches, m’accrochant désespérément à la rampe pour ne pas glisser et tomber dans les virages. Mon esprit fonctionnait à toute vitesse, ‘ils’, qui qu’ils soient étaient juste derrière moi, je ne devais pas sortir par le hall d’entrée, s’ils étaient là ils devaient m’attendre. ‘Ils’ avaient dû me suivre dans la rue commerçante quand je revenais des courses, mais il y avait trop de monde dehors pour qu’ils tentent quoi que ce soit. Mais que faire ? J’avais encore quelques étages à descendre qui me laissaient une fraction de seconde pour trouver une échappatoire. Les caves ? le garage ? c’était pareil, ‘ils’ ne devaient pas être suffisamment stupides pour me laisser une issue de sortie.
Tout à coup je pensai à la dame du cinquième dont je m’occupais parfois des chats. Je pouvais me réfugier quelques instants chez elle pour discuter et me donner le temps de réfléchir. Quittant l’escalier au cinquième étage, je me précipitai vers la porte de Madame Foulx et frappai de toutes mes forces. En vain, il n’y avait aucun son dans l’appartement, hormis quelques miaulements de protestation derrière la porte.
Je faisais tant de bruit qu’une voisine entrouvrit le battant de chez elle et me houspilla.
-- Allez donc faire du vacarme ailleurs, ici nous aimons la tranquillité. Madame Foulx n’est pas là, ce n’est pas la peine de vous acharner inutilement, dit-elle sèchement.
-- Merci pour l’information, répondis-je dans un souffle, tentant de reprendre le mien après la course dans l’escalier.
-- De rien, fit la femme en refermant sa porte doucement.
Où pouvais-je me réfugier ? je n’avais nulle part où aller, cette situation me prenait totalement au dépourvu. Pourquoi Ezéchiel m’avait-il incitée à partir immédiatement ? Qui étaient ces gens qui avait tout détruit chez nous et qui me cherchaient moi ? Voulaient-ils vraiment me tuer ? Qu’avais-je fait pour qu’ils me traquent ? Qu’étaient-ils en train de faire subir à mon colocataire à notre étage ? Car je ne doutais pas qu’ils étaient revenus à notre appartement après m’avoir suivie. Allaient-ils le torturer pour lui soutirer des renseignements ? Quelles informations ou quel trésor possédai-je qui justifiait une pareille violence ? N’avais-je pas été lâche de m’enfuir et de ne pas rester pour protéger Ezéchiel ? Mais il avait été si péremptoire que je lui avais obéi aussitôt sans discuter, j’étais partie comme un automate sans poser de questions. C’était une mauvaise décision, irréfléchie. Et maintenant je la regrettais amèrement mais il était trop tard, je ne pouvais pas remonter le temps, il fallait continuer à fuir, impossible de revenir en arrière.
Appuyée contre le mur dans le couloir, j’essayais vainement d’ordonner mes idées et de calmer ma respiration, tout se bousculait dans ma tête. La femme de l’appartement voisin de Madame Foulx rouvrit sa porte et m’apostropha à nouveau.
-- Mais pourquoi êtes-vous encore là ? dit-elle, je vais être obligée d’appeler la police si vous ne déguerpissez pas immédiatement, vous ne devez pas rester ici.
-- Je m’en vais, dis-je avec désespoir, sans aucun plan en tête pour savoir ce que j’allais faire dans la prochaine minute.
A cet instant, nous entendîmes les sirènes des voitures de police retentir dans la rue et les crissements aigus de leurs pneus freiner brutalement sur le bitume. Les secours arrivaient pour Ezéchiel.
-- Mais que se passe-t-il ? hurla la femme qui commençait à paniquer.
Par réflexe, elle se précipita à la fenêtre pour voir ce qui se déroulait dehors, laissant sa porte entrebâillée. J’en profitai pour me glisser derrière elle et refermer le battant. Lorsqu’elle se retourna et m’aperçut chez elle, elle écarquilla les yeux de peur et voulut pousser un hurlement. Ayant anticipé sa réaction, je courus vers elle et collai ma main sur sa bouche pour lui intimer le silence.
-- Nous avons été agressés, murmurai-je, je me suis sauvée, mon colocataire a été assommé, je me suis enfuie après avoir appelé la police. Moi aussi je suis morte de peur.
-- On vit dans un monde de sauvages, répondit la femme en reculant, on n’est plus en sécurité nulle part. Je ferme ma porte à clé et je mets tous les verrous tous les jours.
-- Vous vivez seule ici ? demandai-je.
-- Oui, répondit-elle. Pourquoi dites-vous ça ? Que voulez-vous réclamer à Madame Foulx ? vous la connaissez ?
-- Je m’occupe parfois de ses chats, expliquai-je.
-- C’est vous la cat sitter ? elle m’a parlé d’une jeune fille qui venait parfois chez elle pour nourrir ses animaux.
-- Oui c’est moi, répondis-je.
-- Pourquoi voulez-vous la voir ? reprit la femme agressivement, je vous ai dit qu’elle n’était pas là.
-- Je ne sais pas à qui m’adresser, j’ai pensé demander de l’aide à Madame Foulx. Je dois quitter l’immeuble, mais comment sortir en évitant les agresseurs ? ajoutai-je, ignorant pourquoi je me confiais à cette parfaite inconnue. Sans doute avais-je besoin de parler à haute voix pour me convaincre que je n’étais pas en plein rêve.
-- Mais que vous veulent-ils ? questionna-t-elle.
-- Je ne sais pas mais je dois fuir au plus vite pour leur échapper, répondis-je d’un ton saccadé, la panique me gagnant petit à petit.
Je commençais à trembler en repensant à la scène d’horreur que j’avais vue chez moi, je n’arrivais plus à rassembler deux idées, j’étais presque tétanisée. Il était temps que je trouve une solution. Et surtout que je me calme, que je m’apaise, que je respire. Je fermai les yeux un quart de seconde pour évacuer les émotions qui me submergeaient.
-- Ils sont à ma poursuite, c’est Ezéchiel qui me l’a dit, ils arrivaient au dix septième étage quand je suis partie en courant, poursuivis-je en fixant la femme droit dans les yeux. Je ne sais même pas qui ils sont ni à quoi ils ressemblent.
-- Écoutez, dit-elle d’une voix haletante, je peux vous aider, descendons au sous-sol et vous vous accroupirez dans ma voiture à l’arrière, je sortirai du garage et je vous laisserai partir dès que nous serons suffisamment loin.
-- D’accord, fis-je étonnée par une telle proposition et prête à accepter n’importe quoi pourvu que je puisse sortir de cet enfer.
-- Allons-y tout de suite, si vous voulez bien, insista-t-elle comme si son seul désir était de se débarrasser de moi.
Joignant le geste à la parole, elle se dirigea vers l’entrée pour décrocher son imperméable et son sac à main suspendus à une patère. Je la suivis, elle me laissa la dépasser, j’entrouvris la porte et jetai un coup d’oeil dans le couloir faiblement éclairé avant de sortir. Je ne vis personne. A peine eus-je mis le pied à l’extérieur qu’elle se jeta violemment sur moi, me poussa dehors de toutes ses forces, claqua la porte derrière mon dos, et se barricada chez elle en riant hystériquement.
-- Vous ne croyiez tout de même pas que j’allais vous rendre service ! hurlait-elle derrière le battant, et là vous savez ce que je suis en train de faire ? j’appelle la police ! dans quelques instants ils seront là et vous verrez s’ils écoutent vos histoires abracadabrantes ! Vous êtes complètement folle, une malade je vous dis !
Vexée de m’être faite avoir par une ruse aussi grossière et sentant qu’il fallait que je réagisse très vite, je revins à la porte de Madame Foulx et tentai de frapper à nouveau. Aucun son ne me parvint, j’essayai avec désespoir de bouger la poignée qui tourna sans difficulté dans ma main. La porte s’ouvrit et je me faufilai dans l’appartement, refermai aussitôt le battant, tirai tous les verrous et accrochai la chaîne de sécurité. J’avais de la chance, Madame Foulx avait dû oublier de fermer à clé. Je m’appuyai un instant au chambranle pour respirer. Alpha et Omega, les deux chats se précipitèrent vers moi en miaulant avec déchirement et en tournant autour de mes jambes, comme s’ils n’avaient pas été nourris depuis des semaines.
-- Salut les matous, dis-je en me dirigeant vers la cuisine où je vis leurs écuelles pleines de croquettes et leurs bols remplis d’eau claire. Vous avez tout ce qu’il vous faut, alors du calme. Moi aussi j’ai besoin de me détendre.
Mon coeur battait à toute vitesse, les pensées se succédaient sans logique dans ma tête. Que pouvais-je faire maintenant ? je n’allais pas rester là, au milieu de tous ces gens hostiles, s’ils cherchaient bien ils me trouveraient, il me fallait bouger sans attendre. Je fis couler de l’eau au robinet et bus un grand verre avant de me diriger vers la salle de bain. Je me lavais les mains en cherchant vainement l’inspiration pour me sortir de cet imbroglio. J’ouvris la fenêtre des toilettes en verre dépoli. Elle donnait sur la minuscule cour d’un immeuble voisin. En bas, les poubelles s’entassaient au pied de la gouttière qui me parut soudain une solution miraculeuse. Je vérifiai mes derniers messages, fermai mon portable et le glissai dans mon sac à dos. La nuit était tombée tout à fait, des fenêtres s’allumaient un peu partout aux alentours, jetant quelques lueurs sur le décor sinistre de la courette plongée dans l’obscurité.
Grimpant sur le rebord de la fenêtre sans réfléchir aux cinq étages qui se trouvaient sous moi, je m’agrippai au tuyau de zinc et posai mes pieds sur les premières aspérités rencontrées, des briques apparentes, des fissures et des morceaux de métal fichés dans la structure. Je fermais les yeux pour oublier ma peur du vertige et le ridicule de la situation, je serrais les dents et progressais lentement vers le bas, essayant de ne pas dévisser, cherchant des prises insoupçonnées et tenant la gouttière avec mes deux mains comme la dernière chose à laquelle je pouvais me raccrocher. J’atteignis le quatrième étage où je pus poser les pieds sur le rebord de la fenêtre et reprendre mon souffle un instant, puis poursuivis la descente en raclant mon manteau sur les irrégularités du mur. Mes mains étaient totalement crispées sur le tuyau sale, je ne pouvais croire à ce que j’étais en train de faire, j’étais en plein cauchemar, j’allais me réveiller et me retrouver dans mon lit. Je ne comptais pas les minutes mais elles me semblaient très longues, le temps paraissait suspendu comme si je me trouvais dans le vide de l’espace.
Un instant d’inattention et brusquement mon pied dérapa de son support, je me mis à glisser désespérément le long de la gouttière, m’arrachant la peau des mains et prenant de la vitesse. L’instinct de survie me donna la force de plier mes jambes et de les lancer devant moi au passage à l’étage inférieur. Lâchant la gouttière, l’élan me précipita contre la vitre du deuxième étage. Mes pieds heurtèrent violemment le carreau qui vola en éclats, le bruit de verre cassé résonna avec fracas dans l’espace de la petite cour. Je tombai dans la salle de bains du deuxième étage et roulai au milieu des morceaux de verre brisé. Je ne sentis pas les coupures ni le sang qui se mit à couler sur mes mains. Je me redressais aussitôt et écartant le vantail, remontais sur le rebord de la fenêtre.
J’avais fait trop de bruit, je ne pouvais plus perdre de temps à jouer les alpinistes pour aller jusqu’en bas, quelqu’un allait venir. Risquant le tout pour le tout, je regardai à mes pieds les poubelles, jaugeai leur capacité à amortir ma chute et sautai en pensant que la peur donne parfois des ailes. Le couvercle de la boîte à ordures sur laquelle j’atterris lourdement en boule se déforma sous mon poids mais ne céda pas. Je glissai sur le dos jusqu’à l'extrémité. Regardant la hauteur vertigineuse d’où j’étais tombée, je m’étonnai rétrospectivement de ma témérité et de mon inconscience. Puis rassemblant mes bras et jambes qui semblaient fonctionner, je bondis au sol et constatais que tout était brisé dans mon sac à dos, le garder était devenu inutile.
J’essuyai mes mains pleines de sang sur un vieux tee shirt, jetai le manteau éraflé dans le container et enfilai prestement la veste que j’avais fourrée dans mon sac. J’eus la présence d’esprit de récupérer ma carte de crédit, je laissai mon téléphone en miettes, lançai le sac à dos dans la poubelle et me glissai vers l’unique porte de la courette. Elle donnait sur le hall d’entrée désert de l’immeuble voisin du mien, je gagnai le portail et m’échappai dans la rue sans que nul ne me vit.
Dans l’ombre protectrice d’un recoin, je cachais mes cheveux dans le col de la veste que je relevai autour de mon cou, enfonçai mes mains sales dans les poches et marchai bravement vers le croisement violemment éclairé. Dans la rue régnait un désordre indescriptible. Des voitures de police et de pompiers, des ambulances étaient garées dans tous les sens au pied de mon immeuble, les passants s’agglutinaient le long d’un cordon d’agents en uniforme qui les empêchaient de bien voir. Je me mêlais à la foule compacte et avançai doucement pour m’assurer que ce que je voyais était bien réel. A cet instant, des pompiers sortirent du vestibule. Ils portaient une civière sur laquelle un corps était enveloppé dans une couverture de survie.
-- Que se passe-t-il ? demandais-je aux badauds qui m’entouraient.
-- Un homme a été poignardé par sa petite amie, me répondit-on.
-- Il est mort ? hasardai-je, réalisant avec effroi que je connaissais déjà la réponse.
-- Cà ne se voit pas ? dit une femme à côté de moi qui se haussait sur la pointe des pieds pour ne rien perdre du spectacle. Bien sûr qu’il est mort !
-- Un crime atroce, ajouta une autre femme toute aussi curieuse.
Personne ne me regardait, j’étais une anonyme parmi les anonymes et pourtant j’avais été le témoin direct de ce drame. Ezéchiel était mort, par ma faute, je ne comprenais rien à ce qui se passait. Réalisant que je ne devais pas rester trop longtemps sur le lieu du crime, je reculai discrètement jusqu’à l’extrémité de la foule, vérifiant que tous les yeux étaient tournés vers la voiture des pompiers et que personne ne s’intéressait à moi. Et soudain je les vis. Deux hommes aux cheveux courts rasés, aux visages fermés qui fouillaient de leurs yeux acérés la masse des badauds et se déplaçaient avec souplesse. Ils me cherchaient. Leur regard capta le mien et comprenant le danger je me courbai en deux et me faufilai parmi les gens, zigzagant au milieu des curieux qui me poussaient pour mieux contempler le spectacle. Je ne voyais plus les tueurs mais je les sentais avancer vers moi et me glissant entre deux voitures garées le long du trottoir, je me couchai sur le bitume, roulai sous l’une d’elle et m’immobilisai. Mon coeur battait si fort contre le sol que je croyais l’entendre résonner comme un roulement de tambour. Je vis deux paires de chaussures s’approcher des roues et piétiner, puis s’éloigner.
Je choisis de bouger et rampai sous les voitures, dans la direction opposée à celle prise par les deux hommes. Je m’extrayai un peu plus loin, me redressai à moitié et me cachant derrière les dos des badauds, reculai sur le trottoir jusqu’au mur du plus proche immeuble contre lequel je me plaquai. J’avais une vision périphérique. Je cherchai les deux tueurs au milieu des passants, en identifiai un dont la foule me séparait. L’autre était tout proche mais il me tournait le dos. Je plongeai à nouveau vers l’avant et bousculai un individu qui me donna un coup de coude revanchard, m’éloignant vers l’ombre de la rue la plus proche. Jetant un dernier coup d’oeil, je vis que mon poursuivant se retournait, mais j’étais déjà dans l’obscurité et presque sortie de de la foule. Je continuai à marcher et, avec une pensée triste pour Ezéchiel, m’enfuis dans l’ombre de la nuit.
Après avoir roulé sous les voitures, j’étais encore plus sale qu’avant, couverte de boue, de poussière et d’huile de vidange, mes mains étaient noires et gluantes. Je les essuyai sommairement sur la veste dont je me débarrassai dans la première poubelle venue, et me mis à courir. Il ne me restait plus que les vêtements que je portais et ma carte de crédit. Aucun bruit de pas de course ne me parvenait, mais je restai attentive, progressant, sans cesse sur le qui-vive, prête à me jeter dans un coin d’ombre à la moindre alerte.
Quelques rues plus loin, avisant un distributeur de billets, je m’arrêtai un instant et récupérai la somme maximale possible, cachai la liasse de billets dans la poche arrière de mon jean et me remis à courir.
Je crus entendre quelqu’un galoper dans une rue adjacente et me glissai dans un renfoncement en écoutant décroitre le son des pas dans le silence nocturne. Ils me poursuivaient. J’évitais les grandes artères où circulaient quelques rares voitures, on ne voyait pas les visages des conducteurs et je pourrais être prise au piège.
Seule dans les rues latérales désertes, je marchais à toute vitesse en me dissimulant dans les zones sombres, cherchant à m’éloigner le plus rapidement possible de l’immeuble où j’habitais encore en paix une heure auparavant. Où pouvais-je aller ? je n’en avais aucune idée, mon cerveau semblait tourner à vide après l’effort intense de la fuite. J’errais au hasard sans savoir quelle destination prendre quand soudain j’avisai devant moi une bouche de métro. Je m’y engouffrai avec précipitation.
Je descendis en courant les escaliers, me glissai sous les bornes et longeai les couloirs puissamment éclairés en baissant la tête. J’arrivai sur le quai en même temps qu’une rame entrait dans la station. Je ne savais même pas dans quelle direction je partais mais je montai dans le premier wagon, pourvu que le train roule et m’emporte loin du chaos. Assise sur le strapontin, je laissai mon esprit dériver, je n’avais pas envie de réfléchir et pourtant il le fallait, je ne pouvais pas continuer à courir comme ça indéfiniment. J’observais discrètement les autres passagers, est-ce que l’un d’eux me regardait ? J’étais à l’affût du moindre geste suspect, mais qu’aurais-je pu faire dans ce périmètre totalement clos si un assaillant se jetait sur moi ? La peur me nouait la gorge, j’avais du mal à respirer. J’étais comme un animal traqué qui fuit devant son prédateur.
Je finis par sortir à une station centrale et me retrouvai dans un quartier animé. Je pouvais me fondre dans la foule, disparaître tout à fait. J’entrai dans des toilettes publiques où je pus me laver les mains et vérifier qu’il n’y avait pas de traces de sang sur mon visage. Quand je me jugeai présentable, j’allai dans un café et commandai une eau minérale. Ce n’était pas le moment de boire de l’alcool, je devais garder les idées claires, et de toute façon je n’en buvais jamais. Assise dans un coin en retrait devant mon verre plein sans même l’envie de le vider, je commençai à réfléchir à ma situation.
Depuis la veille, les événements s’étaient précipités, ma vie jusque là banale s’en trouvait totalement bouleversée. J’étais allée travailler le matin dans la petite entreprise numérique où je développais des programmes informatiques dans des langages évolués depuis des mois. Personne ne me parlait jamais, je faisais mes horaires, j’écrivais le nombre de lignes que je devais écrire sans poser de questions, sans même savoir à quoi ni à qui le code pouvait servir. D’autres que moi assemblaient et exécutaient les différents éléments que j’avais produits. Je n’étais pas seule dans ce processus bien réglé, nous étions une équipe et nous faisions tous la même chose. Nos horaires étaient si décalés et nos sujets si différents, nos journées si longues que nous n’avions pas le temps d’échanger, aussi nous nous connaissions très peu. Ce manque de communication était voulu par la direction, qui cultivait l’art du secret. Nous n’étions jamais convoqués à aucune réunion, nous ne connaissions pas la stratégie de l’entreprise et pour nous inciter à respecter ce silence et cette discrétion nous étions bien payés, ce qui est l’argument le plus persuasif.
La veille, mon responsable était venu me voir à mon poste de travail. Il s’était à moitié assis sur ma table pour me parler, et je l’avais regardé jouer avec une clé USB entre ses doigts pendant qu’il m’expliquait sans ciller qu’il n’avait plus besoin de mes services. Je pouvais faire mes cartons, passer chercher mon dernier salaire et quitter la société.
-- Nous nous séparons de la plupart de nos employés, avait-il dit, nous changeons nos orientations technologiques et nous avons engagé de nouvelles compétences. Tu ne feras pas ton préavis.
Il m’avait fait un petit signe de tête et était passé au poste de travail de mon voisin pour lui tenir le même discours indifférent. Je le regardais s’éloigner quand j’aperçus sur ma table le périphérique qu’il avait dû oublier sans s’en apercevoir. Je me levai, mis à la poubelle les deux ou trois crayons usés que je n’utiliserais plus, jetai tous les cahiers, papiers et blocs notes griffonnés de mes hiéroglyphes dans le broyeur. Machinalement, pour débarrasser complètement ma table, je ramassai sans y penser la clé USB et la glissai dans la poche arrière de mon jean.
A cet instant, alors même que je visualisais mon geste, je sentis le petit objet coincé au fond de ma poche et m’en emparai. C’était un modèle banal de couleur noire, aucun logo ni personnalisation n’y figurait. Que pouvait contenir cette clé ? Etait-ce à cause d’elle que les deux hommes avaient tué Ezéchiel et me poursuivaient ? Il me fallait savoir ce qu’elle contenait, c’était la seule piste dont je disposais pour comprendre la situation dans laquelle je me trouvais.
Avalant mon verre d’eau et laissant un peu de monnaie sur la table, je retournai dans la rue pour chercher un cyber café. Je découvris quelques rues plus loin une librairie indépendante ouverte le soir qui proposait des accès internet. Je pénétrai dans la salle encombrée de lecteurs assis un peu partout. Tous les ordinateurs étaient occupés, aussi je pris un livre quelconque sur une pile et m’assis à l’écart sur un sofa couvert de coussins. Je feuilletais distraitement les pages sans même les regarder en attendant qu’une place se libère. Bien que je fisse le maximum pour ne pas me faire remarquer, mon voisin, un jeune homme à lunettes qui venait d’arriver, se mit à me parler. Il lisait un livre d’astrophysique et semblait passionné par les ondes gravitationnelles et le boson de Higgs. Il ne cessait de converser en termes complexes que je ne comprenais pas, détaillant ses théories absconses. Emporté par sa passion, il ne se rendait même pas compte que je ne l’écoutais pas. Malgré son discours ennuyeux, son enthousiasme et sa conviction le rendaient sympathique.
Il se tourna soudain vers moi et me regardant de ses yeux myopes me dit du ton le plus désarmant qui soit :
-- Savez-vous qu’on cherche toujours à comprendre la gravitation ? aucune théorie ne sait l’expliquer.
-- Hum, fis-je, complètement prise au dépourvu, et me tournant vers la table la plus proche, je vis que l’ordinateur était libre. Oh, il n’y a plus personne !
-- Allez-y, je ne suis pas pressé, répondit-il.
Avec courtoisie, il me laissait utiliser l’ordinateur. Je le vis du coin de l’oeil se replonger dans son livre, oublieux du monde qui l’entourait pour retourner à ses élucubrations sur la cosmogonie.
Je coupai l’accès internet et insérai la clé dans le port USB. Je fis défiler les listes de répertoires et de fichiers à la recherche d’une particularité qui me sauterait aux yeux. A priori rien d’anormal. Je repérai enfin un dossier au nom bizarre, accessible uniquement avec un mot de passe. J’avais besoin de temps pour trouver le sésame et l’algorithme de décryptage, et d’un environnement tranquille pour me concentrer et totalement m’investir dans la recherche. J’éjectai le périphérique et restai songeuse sur la chaise inconfortable. Pourquoi avoir tué Ezéchiel ? les badauds avaient dit qu’il était mort poignardé. Il était seulement assommé quand je lui avais parlé. Quelqu’un était donc revenu dans l’appartement après mon départ pour l’éliminer. C’était forcément la personne qui sortait de l’ascenseur quand j’étais partie. Si j’étais restée devant la porte, je serais peut-être morte moi aussi à cette heure. On allait m’accuser, me rechercher pour meurtre, la femme dans la rue avait dit que la coupable était son amie, c’est à dire moi, sa colocataire. Je devais fuir, disparaître, mais où ? comment ?
Une silhouette se matérialisa à ma gauche et je sursautai à son approche. J’étais si concentrée sur ma réflexion que j’avais relâché mon attention, j’aurais pu me faire tuer sans m’en apercevoir. Ce n’était que le garçon à lunettes à l’air distrait.
-- Je m’appelle Anchise, chuchota-t-il à mon oreille en se penchant vers moi, j’habite au coin de la rue si vous avez besoin d’aide.
-- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? répondis-je avec surprise.
-- Vous avez un look étonnant, vêtements déchirés, mains écorchées, cheveux hirsutes, on vous repère de loin. Cà ne donne pas confiance en vous, et pourtant j’ai le sentiment que vous n’êtes pas une mauvaise personne. J’ai bien l’impression qu’un petit coup de main vous arrangerait.
-- C’est vrai, avouai-je alors que des larmes de lassitude montaient à mes yeux. Je ne croyais pas être si transparente.
-- Suivez-moi, dit-il.
-- Je m’appelle Hazel, répondis-je.
Je me levai et le suivis dehors. Je marchais derrière lui, nerveuse et angoissée, regardant sans cesse à droite et à gauche pour vérifier qu’aucune silhouette ne nous avait pris en filature.
-- Calmez-vous, me dit-il, personne ne nous suit. Et puis même, s’il y avait quelqu’un, on nous aurait déjà attaqués.
-- Je suis épuisée, répondis-je, je n’arrive plus à mettre un pied devant l’autre, j’ai l’impression que je vais m’écrouler et m’écraser sur le bitume.
-- Tenez bon, on est arrivés, reprit-il en introduisant une clé dans la serrure d’une porte métallique devant laquelle il s’était arrêté. Je m’engouffrai à sa suite dans l’étroite cage d’escalier, levant avec peine une jambe après l’autre comme si elles étaient collées au sol. Brutalement la fatigue tomba sur moi, mon corps me lâchait et à peine arrivée sur le premier palier, je chutai de tout mon long. Anchise m’aida à me relever et me soutint, nous grimpâmes avec difficulté au deuxième étage, puis au troisième et enfin au quatrième. Anchise déverrouilla l’unique porte d’une main, poussa le battant et m’aida à pénétrer chez lui. Il n’y avait qu’une seule pièce, petite et encombrée. Une longue planche en bois occupait tout un pan de mur, sur laquelle étaient posés des piles de livres et de journaux, des boîtes en carton défoncées, des pots, des bouteilles et des verres de toutes tailles et, perdu au milieu de ce capharnaüm, j’aperçus un ordinateur. Un matelas posé sur le sol couvert de draps froissés servait de lit, un fauteuil en cuir râpé disparaissait presque sous un monceau de vêtements entassés. Au fond se trouvaient une petite cuisine et une douche.
Anchise m’aida à m’étendre sur le matelas et tira le drap sur moi. Je m’endormis aussitôt.
Pour ce qui est arrivé à Ezechiel, je pense que c'est plus clair dans les chapitres suivants, je ne veux pas trop spoiler.
Tu as raison, il y avait un brouillon.
J'espère que la suite te plaira, et que tu y trouves un peu de romance dont tu es fan :) , je te souhaite bonne lecture.
Pour le titre, ce sera plus clair plus tard. Je trouve que c'est très difficile de choisir un titre, il y a beaucoup d'exigences. J'espère que tu ne seras pas déçue par mon choix :) !