Chapitre 1. - A. Retour à la case départ

Par Carvage

 

Oh, vous vous demandez d’où provient cette délicate voix qui claironne dans votre tête ? Vous aimeriez savoir quelle est donc cette présence pleine de charme mais un brin envahissante ? N’ayez aucune crainte, vous n’êtes pas sous le couperet de la folie, ou du moins, pas à cause de moi. Certes, nul ne peut me voir et nul autre que vous ne peut m’entendre. Pour autant, je ne vous veux aucun mal. Je viens seulement vous entretenir à propos d’une sale affaire, à laquelle, je l’espère, vous saurez apporter une meilleure conclusion.

Mais commençons par le début, un début qui s’apparente plutôt à une fin d’ailleurs...

 

Je revenais d’un long et pénible périple, une éreintante marche à travers le Désert Blanc en l’appréciable compagnie de mon ami Routy. Portés sur les restes de nos sandales usagées, nous titubions tous les deux d’un pas lent, le corps fourbu et poisseux de sueur, simplement vêtu d’un pagne bruni par la poussière. Quant à nos visages ravinés de cernes et de sable, ils ne s’ombrageaient que d’un ridicule chapeau en jonc. Par chance, le soleil commençait enfin à se ternir d’un ciel bisé de nuages, nous offrant l’opportunité de jeter nos ridicules couvre-chefs.

Accessoirement, ce fut aussi l’occasion de réfléchir à ce qu’il venait de nous arriver ; la fatigue du voyage s’avéra des plus désorientantes, et nous ne savions plus trop quels souvenirs appartenaient à la réalité ou aux hallucinations. Routy se trouvait être peu causant, comme toujours, mais je ne lui en voulais guère : je préférais garder mon souffle pour rester debout.

Dès la sortie du désert, nous avions croisé quelques sympathiques paysans ; ils eurent l’amabilité de nous offrir du pain et une jarre d’eau, mais pas d’âne pour notre route à travers les marais. En temps normal, moi et Routy on les aurait bien rudoyés un peu, histoire de les rendre plus généreux. Hélas, comme je vous l’ai dit, on n’était pas au mieux de notre forme. Pourtant, à nous deux, on savait faire piailler la bleusaille. Tous les deux grands, surtout Routy, du genre baroudeur, roublards diront certains bien-pensants, on lançait un regard vif du haut de notre musculature d’athlète ! Moi, je dissimulais un muscle plutôt sec ; Routy, lui, arborait une viande plutôt épaisse... Bon, peut-être que mes talents martiaux reposaient plus sur la vitesse que la force, ce qui expliquait pourquoi Routy portait la jarre d’eau et omettait de m’en servir autant qu’à lui.

Qu’importe ! Nous avancions d’un pas bancal mais décidé vers la mer du Nord, nous longions le fleuve Hâp entre roseaux de papyrus et ramures de sycomores pour...

Oh.

Je vois que la région vous est étrangère. Vous êtes donc... d’une autre nationalité. Et... sinon, vous connaissez le royaume de Taouy ? Vous savez, ce pays bâti le long d’un fleuve qui découpe le désert, avec ses pyramides, ses dieux à têtes d’animaux et ses hiéroglyphes ? Oui, évidemment que vous le connaissez ! Le monde entier nous connaît. Par contre, je vous préviens de suite : cela fait plusieurs millénaires que l’on ne construit plus de pyramides, et je ne sais ni lire, ni écrire. Enfin, si vous m’êtes sympathique, je vous montrerai quand même un ou deux hiéroglyphes que j’ai appris. Et j’espère que vous n’allez pas vous imaginer que je n’aime pas les étrangers, au contraire, j’en connais plein des étrangers !

D’ailleurs, moi et Routy nous arrivions justement à une ville établie et peuplée par plein d’étrangers : Alexendria.

Située en bordure de mer au nord de Taouy, la métropole prodiguait un étalage obséquieux de bâtisses en pierre avec un ou deux étages, en plus des temples accompagnés d’obélisques aux pyramidions étincelants d’or. Ces beaux quartiers dominaient les marais depuis leur colline, avec à leur sommet, le palais : une demeure copiant les temples achéens, toute ceinte d’une colonnade de malachite, une pierre d’émeraude aussi brillante que son toit aux tuiles gravées d’or. Bien avisé fut l’architecte qui édifia les plans de la cité, car en arrivant, on ne voyait que les hauteurs, le reste étant masqué par une épaisse muraille. Et quand on connaît la ville, on sait à quoi s’attendre. Oh, il y a bien quelques endroits pour vous donner une belle image des lieux, mais, ne vous y trompez pas ! Le reste n’est qu’entrelacs de maisons en briques crues où l’on se chamaille pour un bout de salaire.

C’est vrai, quand je suis arrivé avec ma femme et mon gosse, on pensait y trouver l’aventure au milieu de cette cohue d’étrangers. Il y avait principalement des achéens à la peau claire et aux barbes tressées, mais également des hurriens aux cheveux noués, des kébeniens affublés de toges cramoisies, des koushites à la peau noire venus de la pointe australe, et d’autres dont je ne saurais vous dire la provenance. Puis, à travers maintes ruelles aux casbahs chamarrées, vous longiez des bazars sertis de mille étoffes, des épiceries imprégnées d’arômes fleuris, des maisons de bières sucrées d’alcools et filles de joie, le tout, sanctifié par une infinité d’idoles rieuses et sensuelles, de dieux et déesses lovés dans une myriade de senteurs ointe d’une brise saline.

À vous en couper le souffle.

Oh, j’oubliais l’essentiel : Alexen. Oui, le bâtisseur de cette ville était Alexen ! C’est Alexen le Grand en personne qui eut choisi l’emplacement. Alexen le Conquérant, celui dont l’empire s’étendait sur tout le monde connu ! L’homme qui avait libéré Taouy de l’oppression de Ka-Dingir ! Avec ses armées d’achéens, Alexen se posa en libérateur et bienfaiteur pour notre pays. Bien qu’étranger, Alexen fut accepté en tant que pharaon, car sa gouvernance s’avéra des plus respectueuses. Sa cité servant de port avant tout, elle devint rapidement la plaque tournante de tous les trésors conquis ou marchandés par son détenteur. De quoi redorer notre royaume.

Comment ne pas être charmé par un lieu dont l’aura exhalait le pouvoir, la gloire et la richesse ? Comment ne pas succomber à l’envie de vivre au centre de monde ?

Toutes ces réjouissances ne furent qu’un leurre. Je ne l’avais pas compris à cette époque, mais l’ordre des choses restait le même : pour les petites gens comme moi, ce monde de rêves ne vous prend que comme esclave.

Dans ma jeunesse, je fus donc déçu de la ville mais pas de ses promesses, et je succombai à une folle idée : partir, loin, et à l’aventure. Mon bon ami Tétihermaanéférouptah-Tjaennébou, Téti pour les intimes, me proposa une offre que je ne sus refuser : m’engager dans l’armée d’Alexen au sein d’une division taouyenne.

Et voilà. Je laissai un compagnon de beuverie prévenir ma femme, et je partis pour de lointaines contrées sans donner de nouvelles.

Pendant sept ans.

Sans jamais le regretter ! Alors, lorsque le Conquérant trépassa de la peste, je me sentis obligé d’accepter une dernière mission : conduire son sarcophage dans un lieu secret au cœur du Désert Blanc.

À présent, je revenais à mon point de départ. Pour retrouver ma famille ? Que nenni. Si j’avais accepté de déambuler dans le Désert Blanc, ce n’était pas seulement par devoir, mais aussi pour retarder mon retour auprès du foyer. Et pour l’argent. Bon, je l’admets, je revenais uniquement pour ma paye. D’ailleurs ce n’était pas gagné. La mission avait mal tourné et il ne restait que moi et Routy : nous allions devoir monter un sacré baratin pour percevoir notre dû.

Cette perspective, la vue de la cité et les souvenirs ranimés me donnèrent un frisson ; la caresse glacée parcourut mon échine et fit trembler tout mon squelette. La sueur continuait de m’étreindre et, il me vint une idée terrible. Je jetai un œil sur Routy : lui aussi affichait une mine horrible, avec suées et teint blafard. Non, ce ne pouvait être ça, pas après tout ce voyage. Routy et moi, on était juste crevé par sept jours de cavale dans le désert, dont deux avec quasiment aucun vivre.

Ce frisson ne provenait que d’un vent marin.

On avança donc vers une porte en mobilisant nos dernières forces pour se donner plus fière allure ; on déambula à travers un petit chemin cerné de mauvaises herbes en passant sous l’ombre de quelques arbres ; et on sentit enfin le parfum de la ville, un mélange de fleurs, d’huiles, et en ce jour, de relents portés par les égouts.

L’air du temps se trouvait tout autant nauséabond. La mort d’Alexen plongeait son empire dans un éclatement sanglant où les amis et frères se dressaient les uns contre les autres, usant de manœuvres politiques et militaires desquelles je me sentais encore bien éloigné.

Avant même de passer la muraille, mes tympans goûtèrent à la diatribe d’un agitateur, un de ces orateurs au service d’un quelconque calculateur cherchant à attiser les foules. Au pied d’une porte, dressé sur un rocher, ce grand maigrichon à la peau tannée dominait une petite populace aux habits presque aussi miteux que les miens. Avec une pointe au cœur, je constatai que la plupart des spectateurs étaient taouyens, contrairement aux gardes éminemment achéens : avec leur casque d’hoplite à la crinière en brosse, on les repérait de loin. Un bouclier rond serré au flanc, ils surveillaient la scène sans oser intervenir. Le tribun y déployait tout son coffre de crécelle et gémissait son âpre monologue :

« Ne le ressentez-vous donc point ? dit-il avec un bras suppliant vers les cieux. Ne le voyez-vous donc point ? C’est dans l’air et la terre, la mer et la chair, jusque dans le vin et le pain. Je ne parle pas seulement de la peste. Je parle de la colère des dieux, de leur sentence venues nous étreindre ! Petit à petit, le poison distillé par le Conquérant se répand avec sa mort. De son or versé de sang, il a sali nos temples et les a emplis d’hommes corrompus. Mais les éternels ont eu leur revanche ! Alexen se targuait d’être fils de dieu mais le voilà mort à présent. Car sa grandeur résidait seulement dans ses blasphèmes ! Il s’est proclamé héritier des Deux-Terres, il s’est proclamé Pharaon sans en avoir le sang. Il a acheté les traîtres taouyens, il les a repus de ses trésors volés à des millions de dieux ! » Étant le genre d’homme à me laisser acheter par ces divins butins, j’approchai en baissant la tête. « Alors, reprit-il avec une joie malsaine, les cieux ont envoyé la peste pour le frapper ! Et Alexen a succombé de la maladie comme tant d’autre, il a trépassé comme n’importe quel mortel ayant péché. Son agonie fut longue et pénible. Ah ! Il a crié grâce, il a supplié aux dieux de l’épargner. Mais il était trop tard. Il devait payer pour son hérésie, et à présent, tout son risible empire va en subir le courroux ! » Son visage se grima d’un faciès dégouté à la voix méprisante : « Et les diadoques, ces anciens généraux d’Alexen avariés d’ambitions, les voilà qu’ils se disputent les restes de l’empire comme des charognes étripent un cadavre ! Ainsi, tous nous allons souffrir de leurs appétits, et cela jusqu’à ce qu’ils nous aient pris chaque grain de blé, chaque puits et chaque parcelle de terre.

— Alors il faut choisir le vainqueur ! cria un spectateur. On aura de quoi protéger notre pays !

— C’est bin vrai, dit une femme. Sans Alexen s’ra pire ! Y l’critique mais on vivait mieux avec lui !

— Mais sans lui il n’y aurait pas eu la peste ! » pleurnicha un autre.

La foule tout entière commença à s’écharper dans un débat assourdissant. Je fus bien aise de constater que plus d’un gardait un bon souvenir d’Alexen.

« VOYEZ ! hurla crescendo l’agitateur pour reprendre le fil, voyez déjà ici le trouble se répandre parmi nous ! Au lieu de nous rassembler, nous nous divisons sur les ruines que nous laisse le Conquérant. Or, ce n’est pas vers lui qu’il nous faut nous tourner. Il nous faut revenir à la juste lignée des pharaons, afin de retrouver une gloire et une pureté perdues depuis trop longtemps. C’est vers le puissant Mérithamoun qu’il nous faut nous tourner, le seul descendant du roi-scorpion premier des pharaons et enfant du dieu Amoun-Râ ! »

Un brouhaha de grogne et de rire secoua la foule ; l’agitateur ne faisait pas l’unanimité mais atteignait son objectif.

« OUI ! mugit-il les bras levés en l’air, et si nous refusons le retour du pharaon légitime, alors, la peste nous décimera tous ! Elle a commencé avec Alexen et se répand de plus belle ! Déjà elle frappe cette cité ! Mais, n’y voyez aucune injustice : seuls les impies en sont les victimes ! Si son mal vous frappe, allez au temple d’Amoun-Râ trouver le grand-prêtre : c’est auprès de lui seul que vous pourrez obtenir le repentir nécessaire à votre guérison. »

D’ordinaire, je riais de ce genre de discours, et bien éméché, j’amochais l’orateur pour lui donner une avance sur sa fin du monde. Mais aujourd’hui, l’avenir me paraissait trop incertain. Surtout le mien.

On passa entre la foule en évitant de prendre part au chahut de plus en plus oppressant. Notre dégaine attira l’œil des gardes, sans les décider à faire du zèle pour deux hommes désarmés.

Enfin nous passâmes le porche aux faucons de calcaire blanc.

Nous retrouvions la fraîcheur d’Alexendria. Routy et moi on se mit à l’ombre par réflexe, le soleil nous irritait depuis trop de jours. Même si je fus soulagé de ne plus sentir ma peau tiraillée sous le feu des rayons, la chaleur qui s’en dissipa me redonna des frissons.

On aurait pu, et on aurait dû s’arrêter, faire une pause, prendre un verre et manger un bout. Mais non ! Routy traça le chemin et je ne comptai pas me laisser distancer. C’est qu’il connaissait l’adresse où l’on nous récompenserait de nos bons et loyaux services. Il m’entraina dans un infernal dédale de rues bondées : ça piaffait, criait, marmonnait, rigolait en vous lorgnant ; bref, ça vous cassait les oreilles. Le plus énervant dans tout ce tohu-bohu, c’était de ne pas en comprendre la moitié. Une ribambelle de dialectes incompréhensibles, pour la plupart achéens. Malgré mes quelques notions acquises ces sept dernières années, je ne parvenais toujours pas à en saisir un tiers. De plus, il faut savoir que les achéens ne sont pas tous vraiment des achéens. Non, voyez-vous, ils prient les mêmes dieux, viennent de l’autre côté de la mer du Nord, mais, ils s’efforcent de maintenir l’ambiguïté avec je ne sais combien de patois tous aussi ubuesques les uns que les autres. J’eus seulement retenu l’existence des argéadiens dont provenait Alexen, sans pour autant être capable de les distinguer des autres. Pour éviter de vexer les achéens, mieux valait donc les appeler « peuple de la mer » ; ils n’appréciaient pas forcément, mais ça m’a évité plus d’une bagarre. Heureusement, nos faces de zombis firent passer l’envie à quiconque de nous approcher.

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kalisto888
Posté le 29/08/2019
Wow, j'aime beaucoup ton style ! Je suis étonnée que tu n'aies pas plus de commentaires !

En fait... ta fiction m'intrigue. Comme, dans le résumé, tu t'adresses directement à nous, lecteurs, ce qui, je dois l'avouer, est plutôt attrayant, j'ai cliqué. J'ai pensé à un livre dont vous êtes le héros ou un concept du genre, mais en fait... pas du tout. Donc je suis un peu perdue.

Il n'empêche que c'est une très belle découverte. Tu as un style limpide, qui coule tout seul, un vocabulaire riche et adapté, et tes descriptions sont aussi réussies que tes dialogues.

J'aime beaucoup la manière dont ton personnage nous prend directement à parti, qui justifie les descriptions, la présentation du contexte, qu'on retrouve au début de chaque livre (il faut bien une situation initiale) mais qui arrive souvent comme un cheveu sur la soupe.
Donc très bien géré de cet aspect-là !

Seul bémol, en mon sens, les paragraphes. Ils sont très compacts, et m'est avis que tu gagnerais à plus les espacer. Je ne suis pas la seule à être quelque peu freinée dans mes élans par un texte peu aéré, et ça servirait vraiment ta plume.
Carvage
Posté le 26/09/2019
Oh je ne passe que de manière occasionnel sur le forum, je ne suis pas un des membres les plus actifs.
Il est vrai que certains paragraphes sont plutôt long, mais sur la version que j'ai imprimé cela donne une effet moins tassé... Peut-être devrais-je les espacer un peu plus sur ce site.

Merci beaucoup pour ton commentaire en tout cas
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