Après des allées rectilignes et plates, on avança entre des ruelles plus sinueuses. Je dois avouer que Routy disposait d’une meilleure mémoire, sans lui je ne serais jamais arrivé à la demeure de notre employeur, un dénommé Soter. Ou plutôt, le « général » Soter d’après la titulature, mais pas une seule fois je ne l’ai perçu comme tel. C’était un prométhéen, une famille d’achéens qui se targuait de liens de parenté avec Alexen. Je n’ai jamais saisi lesquels exactement, et celui que nous allions voir ne dégageait rien d’un Alexen. Le Conquérant était une force de la nature, une statue de chair à la parfaite symétrie, d’une chevelure d’un blond rarissime, au regard d’un bleu aussi perçant que celui de son aigle. Seul son nez fin lui enlevait de sa virilité ; ce petit nez l’efféminait un peu trop à mon goût... Mais il ne l’empêcha en rien de soumettre le monde avec une adresse inégalée.
Soter, lui, était un minable. Une de ces mauvaises branches qui pompent toute la force des racines et produit uniquement des fruits pourris. Il arborait comme Alexen un nez fin, mais beaucoup plus laid. Le pire dans sa personne demeurait son allure : un air de pédant, toujours accoutré de robes larges aux brodures colorées, toujours à marcher lentement avec des gestes de précieuse ; plus pouponné qu’une catin, il empestait l’huile de cannelle à vous en asphyxier les poumons. Le tout enveloppé dans un petit corps flasque affublé d’yeux en amande, pareilles à ceux des familles qui composent un hameau à elle seule. Encore plus irritant pour les taouyens, il singeait notre culture, ses yeux maquillés de khôl se trouvaient surmontés d’une perruque à frange aussi volumineuse que sa connerie. Non content de se vanter de son lignage avec Alexen, il s’en donnait un avec les pharaons d’antan. Et sa voix ! Bon sang, j’aurais préféré être sourd plutôt que de l’entendre : molle, pompeuse, prétentieuse, nonchalante, IN-SUP-POR-TA-BLE ! Avec cette ignoble vocalise, il avait le culot de corriger sans cesse la prononciation des mots en langue taouyenne. Et pas seulement auprès de ses compatriotes achéens : il le faisait aussi avec les taouyens pure souche !
Vous l’aurez compris : je haïssais cette sale petite merde.
Et c’est vers sa demeure que nous allions. Évidemment, le bougre n’habitait pas n’importe où, il se prélassait dans ces villas de pierre avec piscine et cohorte de serviteurs. On arrivait à la colline, les rues y devenaient plus larges, ornées de beaux palmiers et buissons d’acacia, ça fleurait bon le riche et on ne se sentait plus obligé de prendre garde à où on mettait les pieds. Autant dire que notre fine équipe faisait plutôt tache. Mais Routy connaissait encore les raccourcis, il m’entraîna dans des traboules et chemins tortueux écrasés entre deux hauts murs. Il lui restait de la jugeote au bon Routy, car même s’il manquait de force pour me parler, il savait parfaitement de quel côté on devait se présenter : l’entrée des serviteurs.
On se pointa à l’arrière d’une demeure avec sa propre enceinte, auprès d’une banale porte. Routy toqua contre le bois de palmier. Un garçon entrouvrit l’accès et nous regarda avec suspicion entre ses mèches de cheveux bruns. Une voix pleine de hargne assaillit le petit :
« Où est le gardien ? » demanda Routy. Enfin il parlait ! Et d’un timbre éraillé de sécheresse le rendant encore plus effrayant. Le jeune serviteur ne se débina pas pour autant :
« Vous êtes qui d’abord ? lança-t-il. Vous êtes pas de la maison, faites gaffe ou j’appelle les gardes, y vont vous saigner comme des cochons !
— P’tit gars, répondit Routy, on est de la maison. C’est juste qu’on est parti bosser alors que tu savais même pas marcher !
— J’vous crois pas !
— Ta mère elle est aux cuisines et elle s’appelle Perankhet. » L’argument fit mouche et laissa hésitant l’enfant. « Va dire au capitaine que Routy est revenu et que la mission pour le sarcophage d’Alexen est finie. »
Il s’exécuta et on l’entendit cavaler vers l’intérieur. En attendant devant la porte, je me décidai à briser la glace :
« Dis donc, je savais pas que tu connaissais si bien la maison de Soter ! Tu l’as reconnu direct le gamin ! T’as travaillé longtemps ici ?
— Je sais plus, répondit Routy. Juste le temps de mettre en cloque Perankhet et de me barrer dans l’armée d’Alexen avant qu’elle m’emmerde trop pour que je le reconnaisse.
— Ah, elles sont toutes pareilles, t’inquiète pas, je connais ça. »
Routy ne répondit pas. J’essayai bien de le relancer, histoire de me mettre à l’aise avec un homme qui connaissait les lieux. Car, je dois vous l’avouer, j’ai légèrement exagéré mon amitié avec Routy. Nous étions plutôt compagnons d’infortune, le hasard nous avait réunis autour d’un objectif commun : rester en vie et toucher la mirobolante solde que l’on nous avait promis.
« Alors, tentai-je de nouveau, qu’est-ce que l’on va dire à propos de ce qui s’est passé dans le désert ?
— Que tout le monde est mort durant le voyage de retour, répondit Routy.
— Oui, mais, si Soter insiste, s’il demande des détails sur le sarcophage et...
— On dira que tout s’est bien passé jusqu’à ce que tout le monde meurt durant le voyage de retour. »
Ces derniers mots furent prononcés avec un harassement trahissant une grande exaspération. Je préférai donc me taire.
Finalement, on nous ouvrit. Mais au lieu de retrouver le bâtard de Routy, ce fut un homme d’armes qui nous ouvrit, en broigne de cuir et lance en main. Une broigne typiquement achéenne, mais surmontée d’un gorgerin de cuivre très taouyen. Le gaillard nous dévisagea et nous fit signe d’avancer. En entrant, je découvris trois autres gardes ! Et un cinquième qui claqua la porte en guise de bienvenue. J’essayais de me rassurer : Soter devait s’être attiré plus d’un ennemi, il craignait une ruse pour l’assassiner. Vu l’agitation entraînée par la mort d’Alexen, ces mesures se justifiaient pleinement. N’empêche, si j’étais plus en forme et mieux armé, je me serais éclipsé en deux temps trois mouvements.
L’air méfiant, les soldats nous firent signe de les suivre. On passa par une petite cour où gambadaient quelques cailles, puis par un charmant jardin aux fleurs de lys et palmiers doum. Ce qui m’inquiéta de cette escorte, c’est la distance que maintenaient les gardes entre eux et nous.
On s’arrêta dans un petit patio dont l’une des portes donnait sur les quartiers de Soter. Toute la zone exhibait sa fortune, de la colonnade aux hiéroglyphes hauts en couleurs, aux cloisons ornées de frises florales. Sans oublier les battants rouges des portes aux poignées en forme de cobra. Au centre de la cour, un petit bassin me fit de l’œil avec toute son eau cristalline. « Attendez là, » dit un garde en se mettant près de la porte. À ma grande frayeur, deux autres vinrent boucher le passage par où nous étions arrivés. Les quatre restants nous encerclèrent en carré. J’essayai d’alarmer Routy de la situation par quelques œillades, mais il semblait trop fiévreux pour la calculer.
Malgré mon état tout aussi alarmant, je me décidai à aller boire. Mes premiers pas entraînèrent un début de réaction chez les soldats. Mais ils n’osèrent rien, ils s’échangèrent des regards apeurés.
Je découvris alors mon visage dans le placide reflet des eaux : sale, encrassé de sable, des cheveux drus et poussiéreux, des peaux mortes croûtant sur mon nez busqué, et un teint blême jurant avec mes cernes violacés. J’étais aussi pâlot qu’un achéen en train de se vider de son sang. Un faciès encore plus maladif que celui de Routy. Je compris la distance choisie par les gardes.
Ne souhaitant pas y penser davantage, je plongeai mes mains dans l’eau fraîche, la bus à grandes gorgées et enfonçai ma tête dedans. Un instant je me sentis soulagé, vivifié, et l’autre, je me sentis frigorifié, l’eau ingurgitée me parut glacée, un liquide froid qui glissa tel un serpent pour se blottir au creux de mes entrailles. Contrit par cette douloureuse sensation, une nouvelle tout aussi désagréable vint secouer mon crâne engourdi : la voix mielleuse de Soter. Il n’était pas encore dans la cour mais, il se rapprochait et je ne l’entendais que trop. Le généralissime accablait de sa tirade un malheureux invité :
« Réfléchissez avec sagesse mon ami, dit-il d’un timbre odieux mêlant conseil et menace. Il n’y a pas d’autre lieu pour hériter de la puissance de mon noble cousin Alexen, doué de vie soit-il... »
Doué de vie soit-il ! L’expression était taouyenne, une formule de respect auprès des morts. Mais dans cette bouche, cela sonnait comme un sacrilège : rien qu’avec sa langue, il profanait le cadavre de son cousin.
« Et il n’y a pas meilleur successeur qu’un être digne de son sang, poursuivit-il avec un frémissement surjouant une pieuse ferveur. Pas meilleur successeur qu’un être connaissant la majesté de ce pays qu’Alexen a tant adulé. Il n’y a donc pas meilleur successeur que moi, le seul de sa famille à être de sa culture, le seul à chérir son œuvre, le seul à m’être soucié de son bien ! Les autres diadoques voulaient enterrer sa dépouille dans un sombre caveau par-delà la mer du Nord, loin de sa ville et terre adorée ! Moi seul ai pris en compte sa volonté en l’enterrant comme nos aïeuls pharaons, dans le plus grand secret et au plus près de l’Occident. »
Malheur ! Je venais de servir les intérêts de ce fourbe. Si seulement mon oreille avait su se montrer plus attentive aux débats sur le devenir de la dépouille du Conquérant. Même si les actions de Soter servaient mon pays, je répugnais à le voir en récolter tout le mérite.
À présent, l’infâme voix du diadoque traînait derrière la porte, il prenait le temps de saluer son hôte avant de venir nous voir : « J’imagine déjà de grandes choses pour cette ville, que dis-je, cette capitale ! Alexen voulait une bibliothèque qui rassemble tout le savoir de son empire. Eh bien je la bâtirai ! Il voulait une tour géante dont le feu guidera les navires jusqu’au port. Eh bien je la bâtirai ! J’attends avec impatience votre juste ralliement. »
Son interlocuteur marmonna un semblant de promesse et lui souhaita une bonne fin de journée. Soter le salua avec une palabre absurde : « Que le dieu Amoun-Râ vous guide de sa lumière ! »
Ne dites jamais cela. Aucun taouyen ne parle de la sorte.
Enfin, un serviteur clencha la porte aux poignées de cobra, et dans un vent de cannelle, le vil nous apparut, tel que je vous l’ai objectivement décrit : un gros tas enroulé dans une robe verte aux pans évasés, avec une masse de breloques d’or aux poignets et au cou, de la poudre sur les joues et du fard autour des paupières. Oh, j’oubliais, il portait aussi sa massive perruque ronde le rendant d’un grotesque surréaliste. Autant certains hommes prennent un air surhumain, presque divin en se dotant de tels attraits. Mais pas lui. Lui, il ressemblait à une prostituée de luxe en fin de carrière.
« Qu’y a-t-il donc de si pressant ? » fit-il en nous dévisageant de haut en bas avec un dégoût des plus hautains. Lui et moi on s’était déjà rencontrés lors des campagnes d’Alexen, mais il ne daigna pas se souvenir de moi. Ni de Routy ayant travaillé dans sa demeure.
« Qui sont-ils ? demanda-t-il à un garde.
— Des fossoyeurs revenus du Désert Blanc, répondit celui qui nous avait ouvert. Ceux qui ont convoyé le sarcophage d’Alexen.
— Impossible, rétorqua Soter comme si l’on n’existait pas.
— Je vous assure que si. Le grand je le connais, c’est Routy, il faisait partie du cortège d’Alexen. Puis regardez leur tronche, ils doivent en revenir ! »
Soter nous fixa tous les deux avec stupeur, une terreur dont je retirai bêtement satisfaction.
« Comment ? se choqua le prométhéen en nous interrogeant. Et... Vous êtes revenus ?
— Comme convenu, dit Routy avec calme. Pour avoir notre paie.
— Mais, rassurez-moi, il n’y a que vous ?
— Oui, tout le monde est mort durant le voyage de retour. »
Routy récita ces paroles dans un râle où pesait toute sa fatigue. Depuis notre entrée, il ne cessait de devenir de plus en plus chancelant.
Soter s’adressa à son garde par un murmure nous étant parfaitement audible : « Vous ne les avez pas approchés ?
— Que non ! s’exclama-t-il. J’ai ordonné que l’on reste à distance d’eux ! Je me suis aussi dit que vous préféreriez pas les laisser parler dans les rues puis...
— Eh ! me décidai-je à crier. C’est quoi cette affaire ? C’est quoi le problème avec nous là ? Pourquoi vous voulez pas nous approcher ? » Ils me regardèrent avec étonnement, ils me considérèrent comme une curiosité aux propos mystérieux. « Bon allez ! lançai-je avec un tremblement d’ivrogne. On arrête la parlote, et, vous nous payez nos cinq-mille drachmes. D’accord ?
— Mais, trainassa le timbre pompeux de Soter, qu’en est-il du commandant Férouher ?
— Quoi Férouher ? répétai-je avec difficulté.
— Férouher ! Le prêtre du dieu chacal Anoub en charge de la procession.
— Oui, je sais qui c’est.
— Eh bien, s’impatienta le dandy, dites-moi où est-il ? A-t-il accompli son travail comme il se doit ?
— Oui ! soupirai-je dans une insolence baignée de fièvre. Y’a pas de soucis ! Mais il est mort sur le retour... Ça arrive souvent ça, dans le désert. Où est le problème ?
— Le problème est que vous aussi devriez être morts. »
Oh, je ne doute pas que vous l’ayez vu venir celle-là. Cependant, dans l’état où moi je me trouvais, il m’étonnerait que vous ayez fait mieux. Quoi ? Mais oui ! Moi aussi je l’avais compris : je succombais déjà de la peste, celle-là même ayant emporté Alexen le Grand.
Le fait d’être empesté, je venais d’en avoir la certitude. La conversation entre Soter et son garde réussit à engrener cette déduction au bout d’une longue suée. Je me mis aussi à réaliser le mauvais tour préparé par ce rebut de diadoque : « À regret, darda-t-il entre ses dents de minettes, je ne peux prendre le risque de vous interroger plus en détails. Ni de vous laisser colporter le moindre élément à propos du sarcophage d’Alexen. » Soter jeta un regard d’ennui à ses larbins : « Tuez-les. »