Lyra s’obligea à rire malgré les crampes et l’ennui. La blague du client, entendue deux cents fois, la désolait. Pitoyable, fut tout ce qu’elle arriva à penser. Elle rit à gorge déployée, gloussa puis s’éloigna en balançant les hanches.
- Ils y ont cru, s’amusa la patronne de la taverne. Bien joué, ma belle. De quoi obtenir un beau pourboire.
- Crétins, cingla Lyra.
- Ce n’est pas une façon de s’exprimer pour une dame ! s’exclama Brienne, faussement outrée. Que dirait ton père s’il t’entendait parler ainsi ?
Son père ? Il jurait comme un charretier à longueur de journée. Lyra avait quitté la ferme familiale justement pour ne plus avoir affaire à lui et à sa mère qui voulaient absolument la marier au fils du fermier voisin.
Élever des vaches, labourer la terre, surveiller les moutons, nourrir les poules, pondre chaque année un mioche à un fermier bourru, Lyra n’en voulait pas. Elle ne rêvait que de liberté et d’aventures, comme les personnages des histoires racontées par les troubadours, comme les héros de leurs chansons.
- Je rigole ! s’exclama Brienne tandis que Lyra fronçait les sourcils.
La tenancière lui envoya un clin d’œil. Lyra se força à sourire. Pourtant, le cœur n’y était pas. Lorsqu’elle revint à la table une fois les clients partis, Lyra découvrit une pièce de bronze, pourboire ridicule. Forcément, elle avait repoussé plusieurs fois les avances des clients éméchés. Laisser quelques mains se promener lui aurait permis d’obtenir bien plus, mais Lyra s’y refusait.
Cette taverne ne servait pas de chair fraîche. Pourtant, « Au refuge des voyageurs » ne désemplissait pas grâce à une offre très différente des établissements voisins de ce grand carrefour commercial au cœur du royaume d’Aranthor. Ici, pas de chambres, pas de repas chaud non plus. Les victuailles se composaient seulement de tranches d’un pain au demeurant délicieux sur lesquelles reposaient du fromage et des fruits secs.
Sa spécificité ? Des jeux et des boissons alcoolisées. La taverne proposait des dés, des cartes, des jetons, des plateaux, des billes, des bâtonnets, tout autant qu’une bonne vingtaine de bières différentes, des vins rouges, rosés et blancs. Pour les papilles plus musclées, les femmes vendaient des liqueurs de prune, de framboise, de cerise, de pêche, de coing et de cassis. D’autres alcools terminaient la collection.
- Payable d’avance, annonça Brienne à un groupe de cinq hommes venus s’installer à la table libérée.
La soirée se finissant souvent sous la table et les jeux vidant les poches de certains, Brienne s’était vue obligée de mettre cette règle en place. Les clients ne s’opposèrent pas. Bien que la boutique ne soit tenue que par deux femmes, toute la ville appréciait l’endroit. Les autres clients protégeraient la tenancière et la jeune serveuse.
« Payable d’avance », se souvint Lyra. La jeune femme avait blêmi en entendant les propos de la tenancière et Brienne avait compris. Loin de dénoncer la jeune femme, elle lui avait proposé un travail.
Son escapade loin de la ferme familiale avait pourtant bien commencé. La nature offrait des fruits, des racines. En automne, les champignons, les châtaignes. Chaque village croisé offrait des histoires, des couleurs, des légendes, des mets, des rires, des visages, des vêtements différents.
Lyra observait, écoutait, sentait, goûtait avec ravissement. Nul ne l’avait jamais embêtée.
Quand l’hiver vint, la situation se dégrada. Elle avait faim et la nature ne la fournissait plus. Ne pouvant se résoudre à rentrer à la ferme, Lyra avait refusé de faire demi-tour. La première fois que Lyra avait quitté une auberge sans payer son repas, elle n’en avait pas dormi de la nuit suivante.
Les pièces échangées, les hommes s’installèrent et Lyra prit leur commande. Elle leur apporta le jeu demandé, distribua les boissons, repoussa quelques mains baladeuses.
- Et dire que je rêvais d’aventure, murmura Lyra en nettoyant du vomi entre deux tables. Les champs ou le service, l’un est aussi nul que l’autre.
Elle ronchonna. Comment se sortir de cette routine qui en valait bien une autre ? Au moins Brienne ne l’embêtait pas avec l’urgence de se trouver un mari et de pondre des bébés, expérience dont elle se passerait volontiers. Certes la tenancière de la taverne était gentille mais Lyra rêvait de courir les routes, de vivre librement, loin de toute contrainte. Lyra se sentait aussi prisonnière ici qu’à la ferme.
La journée se termina tard dans la nuit. L’huile de coude de Lyra permit à la salle vide de retrouver propreté et odeur agréable. Brienne s’était occupée du comptoir et de la petite cuisine derrière.
- Je suis vannée, annonça Lyra.
- Bonne nuit ! cria Brienne depuis la cave.
Lyra monta se coucher. Elle retira ses vêtements, ne gardant qu’une fine chemise de nuit en ce printemps chaud. Elle se lava comme les chats de l’eau d’une bassine en céramique puis se coucha, moulue.
L’aurore tira Lyra de son lit. Elle devait se lever tôt pour arriver la première au marché et ainsi obtenir les meilleurs fromages. La sieste de l’après-midi lui permettrait de tenir le coup.
Lyra s’habilla et sortit sur la pointe des pieds, afin de préserver le sommeil de sa collègue. Elle rêvassa en chemin, s’imaginant embarquée dans de folles aventures à travers les royaumes.
Lyra s'arrêta net, le front plissé. Un livreur de charbon la frôla, laissant dans son sillage une odeur âcre de suie, mais elle resta immobile, perdue dans ses pensées. Le brouhaha lointain du marché qui s'éveillait contrastait avec le silence pesant de la rue déserte. Partir ? Rester ? Les options tourbillonnaient dans son esprit comme des feuilles mortes dans le vent.
Un grondement sourd déchira l'air, suivi d'un gémissement plaintif. Lyra sursauta, brutalement ramenée à la réalité. Son cœur s'emballa. Ce n'était pas le tonnerre - le ciel était d'un bleu limpide, sans le moindre nuage. D'où venait ce bruit ?
Le geignement reprit, plus fort cette fois. Intriguée et inquiète, Lyra suivit le son. Ses pas résonnaient sur les pavés alors qu'elle s'enfonçait dans une ruelle sombre. L'odeur de moisissure et d'humidité lui picota les narines.
Au détour d'un coin, elle aperçut une forme recroquevillée sur le sol. Lyra s'approcha avec prudence, tous ses sens en alerte. Ce qu'elle avait d'abord pris pour un tas de chiffons se révéla être une silhouette humaine, enveloppée dans un manteau à capuche dégoulinant sur le sol. Mouillé ? Il n’avait pourtant pas plu depuis des jours. La fontaine la plus proche se trouvait à plusieurs rues de là et aucune trace d’eau ne courait dans la ruelle. Le cœur battant, Lyra tendit une main tremblante vers la forme mystérieuse.
- Monsieur ? tenta-t-elle.
Sa voix tremblotait. Une main trempée agrippa son poignet. Elle étouffa un cri. Des yeux d'un bleu profond la fixaient depuis un visage ridé blême. L’eau froide gela sa peau.
- Fuis, murmura l'homme d'une voix rauque. Il te traquera.
Une chaleur intense envahit le bras de Lyra. Elle tenta de se dégager, mais la poigne de l'homme restait ferme.
- Fuis ! répéta-t-il dans un dernier souffle avant de s'effondrer.
Lyra resta pétrifiée, le cœur cognant si fort contre sa cage thoracique qu'elle crut qu'il allait en jaillir. C'était la première fois qu'elle voyait la vie quitter les yeux de quelqu'un, et cette image semblait gravée au fer rouge dans son esprit.
La panique l'envahit comme une vague glacée. Si on la trouvait ici... Elle recula, ses pieds buttant contre les pavés inégaux. Ses pensées s'entrechoquaient dans un tourbillon vertigineux. Que signifiaient les derniers mots de cet homme ? Qui allait la traquer ? Et pourquoi ?
Luttant contre la nausée qui montait en elle, Lyra s'efforça de reprendre son calme. Ses mains tremblantes lissèrent machinalement sa jupe. Si la garde impériale la trouvait ici, ils l’accuseraient du crime. Après tout, elle était seule dans cette ruelle avec ce mendiant, cet ivrogne paranoïaque qui s’inventait une vie qu’il ne possédait pas. Elle devait agir normalement. Faire ses courses. Retourner à la taverne. Personne ne devait savoir. Personne.
Elle se dirigea vers le marché, forçant ses jambes flageolantes à la porter d'un pas qu'elle espérait assuré. Le brouhaha familier des étals lui parut soudain étranger, presque menaçant. Malgré elle, Lyra ne put s'empêcher de jeter un regard par-dessus son épaule. La ruelle sombre semblait la narguer, gardienne d'un secret qui, elle le sentait au plus profond d'elle-même, allait bouleverser sa vie à jamais.
Ses emplettes habituelles réalisées d'une main fébrile, elle retourna à la taverne. Brienne dormait encore à son arrivée, son ronflement léger résonnant depuis l’étage silencieux. Lyra prépara tout avec une précision mécanique, ses gestes automatiques contrastant avec le chaos qui régnait dans son esprit. Ainsi, la tenancière ne pourrait témoigner de rien. L'alibi l'innocenterait en cas d'enquête.
Lyra soupira, tentant de relâcher la tension qui nouait ses épaules. Rien ne pouvait la dénoncer. Pourtant, alors qu'elle s'affairait, elle ne pouvait chasser le sentiment que quelque chose d'invisible et de terrible s'était mis en marche, quelque chose qui la poursuivrait jusqu'au bout du monde s'il le fallait.