Lyra fut tendue toute la matinée, aux aguets, craignant la garde. Si des enquêteurs venaient l’interroger… Elle perdrait ses moyens, elle en était certaine. Étrangère arrivée depuis peu, elle n’obtiendrait aucune bienveillance. Nul ne la croirait. Personne ne mourait comme ça sans raison au milieu d’une ruelle déserte. Elle serait accusée et finirait sur le billot.
Nul ne vint. L’heure de la sieste arrivant, Lyra monta dans sa chambre, heureuse d’un moment de calme et de silence. Elle s’assit sur sa couche, inspira plusieurs fois pour calmer son cœur battant la chamade, tentant de chasser l’image de cet homme mort dans cette ruelle sombre. Et cette injonction : « Fuis ». Il semblait paniqué. Pourquoi ? Lyra n’avait pas la sensation d’être poursuivie. Nul n’avait de raison de la rechercher.
Sa respiration un peu apaisée, elle se leva et retira sa robe afin d’être plus à son aise pour sa sieste. Ses bras nus la firent se figer. Elle observa avec incrédulité les circonvolutions noires la recouvrant, cercles ouvragés se succédant rapidement. Lyra ne put retenir les tremblements compulsifs de son corps. Quand ces marques étaient-elles apparues ?
Elle n’ignorait pas que la magie se dévoilait de cette manière. Les tatouages apparaissaient aléatoirement, permettant à leurs porteurs de manipuler cette énergie mystique. Les magiciens, au service du peuple, des rois et de l’empereur, résolvaient des enquêtes, soignaient les maladies, construisaient des bâtiments, protégeaient les habitants des sorciers.
Lyra caressa des yeux les dessins magnifiques, remontant jusqu’à son épaule. Elle releva son jupon pour découvrir ses jambes couvertes de la même manière. Le ventre se révéla tout aussi décoré. Le miroir afficha un dos sculpté. Seuls ses mains, ses pieds, son cou et sa tête se trouvaient épargnés.
Lyra ne parvint pas à détacher son regard des courbes emprisonnées dans des cercles. Sa peau claire en était méconnaissable. Lyra ne trouva pas ça laid en soi mais elle se sentit comme dépossédée de son propre corps. Ses doigts tremblants effleurèrent les motifs sur sa peau, ne sentant rien de particulier, ni chaleur, ni froideur, ni épaisseur. Les tatouages semblaient faire partie d’elle, comme s’ils avaient toujours été là.
Magicienne ? Certes, les mages se déplaçaient mais ils devaient d’abord se rendre à l’académie de magie, apprendre à utiliser leurs pouvoirs. Des années d’enfermement. Lyra oscillait entre émerveillement et terreur. Ces tatouages signifiaient un pouvoir inimaginable, mais aussi la fin de la liberté dont elle avait tant rêvé.
- Lyra ? Tu es réveillée ?
L’appel de Brienne la sortit de ses pensées. Elle regarda dehors. Le soleil avait tourné dans le ciel. Pas de sieste aujourd’hui. Tout son temps libre s’était évaporé dans l’émerveillement teinté de crainte face à ces courbes sombres sur son épiderme blanc.
- Lyra ? répéta Brienne plus fortement.
Le cœur de Lyra bondit dans sa poitrine. Chaque pas de Brienne dans l'escalier résonnait comme un compte à rebours.
- J’arrive ! répondit Lyza, terrorisée à l’idée que Brienne n’entre et ne voit les tatouages.
Elle appellerait les mages, à n’en pas douter. Ils viendraient la chercher et l’emmèneraient vers ce qui, aux yeux de Lyra, était une prison. Lyra s’habilla, vérifiant que ses manches et sa jupe longue couvraient bien l’intégralité des lignes noires.
Satisfaite, elle descendit en salle. Tout fut prêt pour l’arrivée des clients de la soirée. Les groupes se succédèrent, habitués et inconnus se mêlant, riant ensemble, se défiant.
Un groupe d’étrangers se présenta en milieu de nuit. Ils semblaient harassés. Ils s’installèrent sans demander la permission sur une grande table vide. Seul le chef se dirigea vers le comptoir. Leurs longs manteaux à capuche les désignaient comme des voyageurs. Neuf hommes ne portant aucune arme à la ceinture. Lyra trouva cela étrange. Qui voyageait sans dague ? Certes, les magiciens rendaient le brigandage dangereux mais certains s’y risquaient quand même. Après tout, les mages ne pouvaient pas être partout à la fois.
Le chef, un homme grand et fin, portant de longs cheveux bruns bouclés encadrant des yeux marron, sortit la monnaie de Valdoria, le royaume voisin. Brienne observa les pièces en argent et accepta. L’Empire frappait toutes les pièces, chaque royaume ayant les siennes propres mais toutes se valaient. Lyra passa prendre la commande. Les visiteurs ne voulaient que boire et manger. Aucun jeu. Ils semblaient fourbus.
- Tous les autres établissements étaient complets, expliqua le chef aux yeux en amande, détail que Lyra trouva singulier et qui, pourtant, semblait commun à ce groupe d’étrangers. Nous voulons juste nous restaurer et nous reposer un peu avant de repartir.
Il secoua la tête avant de murmurer :
- Quelle perte de temps !
- Il fait nuit noire, lança un de ses compagnons. Le réceptacle doit dormir.
- Ou s’enfuir à toutes jambes, répliqua un autre.
- Cela peut être n’importe qui, dit un troisième.
- Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, maugréa un quatrième.
- On mange puis on repart, annonça le chef. Il fait plutôt chaud. Demain, nous nous promènerons en ville. Peut-être que des bras nus dévoileront…
- Qui serait assez stupide pour montrer… cracha l’un d’eux avant de secouer la tête.
Il semblait clair qu’il ne comptait pas finir sa phrase. Lyra blêmit. Le réceptacle ? C’était elle que ces gens cherchaient ! Chaque mot prononcé par les étrangers semblait resserrer un étau invisible autour de sa gorge.
- Le réceptacle n’a probablement aucune idée de ce qu’il porte ! gronda le chef. Valentis a raté son sort de téléportation. Conscient de la précarité de sa situation, il aura pris le premier mec venu. Un mendiant, probablement, vu la ruelle où nous l’avons retrouvé, à moitié encastré dans le sol.
Lyra continua à servir les tables alentours, les oreilles fixées sur l’échange à la table des derniers arrivés.
- Ça, il faut dire… Un sort de téléportation mal lancé, c’est la mort assurée ! ricana un des étrangers.
Les rires fusèrent autour de la table.
- Ravi de vous voir de meilleure humeur, lança le chef en souriant. Demain, on se sépare et on ouvre grands les yeux.
- On déshabille des mendiants, Ash ? proposa l’un d’eux.
- Remonter des manches suffira, fit remarquer le dénommé Ash, chef du groupe.
Lyra frémit en tirant sur le bout de sa robe au niveau du poignet. Elle ne contenait plus les battements effrénés de son cœur. Ils en avaient après elle à cause de ces tatouages. Ils la cherchaient. Valentis – puisqu’apparemment l’homme mort s’appelait ainsi – lui avait ordonné de fuir. Que comptaient-ils lui faire ?