Je perçus la présence de mon ennemi derrière moi juste à temps pour éviter la lame de son couteau.
« Donne tes bottes ! »
Il essaya de m'attraper. Je ne pris pas la peine de me retourner - il n'était certainement pas seul. Chaque fragment de temps compterait, maintenant. Je pris une profonde inspiration puis me mis à courir. Je me savais trop malade pour tenir longtemps ; je devais les semer, et rapidement. Ces bottes, qui dataient probablement d'avant la Troisième Apocalypse, soit bien trois ou quatre siècles, étaient exceptionnelles. Je les avais récupérées sur le cadavre d'un chasseur tué par mon père lorsqu'il était encore de ce monde. Sao m'avait plusieurs fois déconseillé de les porter mais c'était un risque que j'avais toujours accepté de prendre : ce qui grouillait dans la fange pouvait vous tuer bien plus vite que des couteaux tordus.
Le Deuxième Quadrant n'était plus très loin et j'y vis mon salut. Je passai sous l'étendard d'une maraude alliée, suspendu à un câble tendu entre deux taudis. A bout de souffle, je regardai mes poursuivants rebrousser chemin. Ils savaient ce que cela coûtait, de s'aventurer sur les terres de Maraudeurs qui ne vous avaient pas invité.
Leurs Chiens de Guerre eurent vite fait de m'encercler. J'en reconnus quelques-uns : ce n'était pas la première fois que j'utilisais ce raccourci. Je levai les mains en signe de paix et les saluai comme le voulaient nos usages :
« Amenez-moi à celui que vous servez, car je veux traverser ses terres ! »
Mes interlocuteurs échangèrent quelques regards, quelques mots à voix basse. Je remarquai qu'ils avaient - encore - changé d'Alpha. J'avais eu un instant l'espoir de pouvoir passer outre ce rituel, misant sur le fait que l'on m'avait déjà vue ici, mais cette nouvelle cheffe de meute devait assurer sa position de dominante et prouver à son caïd qu'elle méritait son adoubement. Ça passait par la maîtrise des traditions, aussi s'avança-t-elle pour m'interroger :
« Es-tu un chien qui a rongé sa laisse ou un chasseur qui a dévoré son maître ?
— Ni un chien ni un chasseur, répondis-je fébrilement, à bout de forces. Moi je cours, j'échappe à la Mort qui prend les Maîtres et je l'attire vers nos ennemis !
— Je suis Adria, comme la ville engloutie revenue des profondeurs, glorieuse capitale de la Nation-Sans-Nom. »
Je notai ce patronyme que je ne connaissais pas, et l'Histoire qu'il transportait avec lui puis je déclinai le mien afin d'apporter ma part à sa Mémoire :
« Je suis Lille, comme la mégalopole au-dessus des mers qui reliait la Nouvelle Europe aux Deux-Royaumes après la montée des eaux, et fut ravagée par la folie des Hommes lors de la Deuxième Apocalypse.
— Tu es ici sur le domaine de Soleil, comme l'Astre qui réchauffe le monde par-delà les nuages éternels. »
Je frappai mon pied contre le sol, achevant ainsi le Rite de Rencontre. C'était une tradition issue des premières heures de la Maraude et qui n'avait jamais évolué depuis. Les Chiens de Guerre parurent satisfaits.
« A qui appartiens-tu ? demanda alors l'Alpha.
— J'appartiens à Sao Paulo, comme la ville-mère, engloutie sous les eaux lors de la Première Apocalypse.
— Va, alors, car Soleil et Sao se sont entendus. »
Aux paroles de leur Alpha, les Chiens de Guerre s'écartèrent pour me laisser passer.
Je ne me fis pas prier et je poursuivis ma route en titubant, au bord de l'asphyxie. Ma tête tournait, ma gorge brûlait, chaque inspiration m'irritait les bronches et me donnait l'impression de râper mes poumons sur un mur de pierre. Je crachai plusieurs fois du sang. Je veillai à n'emprunter que les petites ruelles désertes, à me faufiler entre les taudis là où il n'y avait pas de route ou de fenêtres, afin de m'exposer le moins possible à la vue d'éventuels ennemis tapis dans l'ombre ou en hauteur.
Enfin, je pus apercevoir au bout d'une venelle sinueuse, peint sur un mur, le cercle barré d'une triple griffe. Je pressai le pas, gagnée par une certaine impatience. La maison. Je me laissai envahir par ce délicieux sentiment de soulagement, de tout s'est bien passé. Ici, rien ne pouvait m'arriver. Les Chiens de Guerre montaient la garde. J'aperçus leur Alpha, Beijing, le bras droit de Sao, tout en muscles, pas très bavard mais remarquablement efficace. Je le saluai de loin, le poing sur le cœur. Il me répondit d'un hochement de tête.
Je terminai mon chemin en me servant de toute paroi verticale à proximité comme d'un appui pour essayer de soulager mon dos et les articulations douloureuses de mes jambes. Enfin, j'arrivai sur une place de trente cadavres de diamètre, sur laquelle étaient entreposées trois rutilantes carcasses de voitures, probablement le bien le plus précieux qu'un Maraudeur pouvait posséder. Ces cubes volants de métal et de verre avaient un jour arpenté les rues de Citadelle - voire même du monde d'avant - et si leurs propulseurs étaient désormais hors d'usage, le système de filtration de l'air était quant à lui encore opérationnel. On pouvait s'en rendre compte aux vibrations de la carrosserie lorsqu'on posait la main dessus. Ce luxe s'accompagnait tout de même d'un défi de taille qui occupait deux personnes à temps plein : trouver de quoi alimenter le dispositif en permanence. Ça passait souvent par "se servir chez les autres" - l'une de mes missions principales.
Les Chiens de Guerre se partageaient deux véhicules. Sao possédait la jouissance exclusive du troisième, si grand et haut qu'on pouvait tenir debout à l'intérieur. J'approchais. Je sentais comme une boule dans mon diaphragme, qui diffusait une chaleur brûlante dans le reste de mon ventre. Mon rythme cardiaque s'accélérait malgré mes efforts pour garder une respiration calme. Dans quelques fragments, il me consacrerait sa précieuse et rare attention.
Pas d'attaches, me répétai-je.
J'inspirai profondément pour me redonner du courage puis frappai au hublot rectangulaire pour signaler mon arrivée. Un rideau jaune empêchait de voir à l'intérieur. Après une attente qui me parut sans doute bien plus longue que ce qu'elle avait réellement duré, enfin, la portière coulissa sur le côté.
« Tu es en retard, me reprocha Sao. »
Il me toisait de toute sa hauteur, bras croisés. Il me dépassait d'une bonne tête et demie. Je me contentai de hausser les épaules. Mon état physique parlait pour moi. Il soupira avec agacement et tendit la main. Je défis tant bien que mal ma ceinture pour récupérer l'objet de ma quête et le lui confier, concentrée pour ne pas laisser la retombée d'adrénaline de ma course avoir raison de mon endurance. Ma tête me paraissait en peser dix, je pouvais sentir le sang battre dans mes tempes. Mes poumons agonisaient. Mon corps était en train de perdre la guerre contre le Gris. Mourir.
« Attends ici. »
Sao rentra quelques instants dans son antre, puis en ressortit sans ma livraison mais avec dans les mains une bague qu'il termina d'enfiler devant moi. C'était un anneau doré, serti d'un rubis dans lequel une petite lumière pulsait régulièrement - une caractéristique majeure de la technologie de Citadelle.
Le Maraudeur posa sur moi ses yeux noirs, bridés. Je plissai les miens, suspicieuse : qu'allait-il me demander, cette fois ? Je percevais dans son regard un certain dégoût pour ma peau rongée par les spores, mes yeux cernés ou encore mes muscles atrophiés. Lui, cela faisait des années qu'il évitait ce fléau par tous les moyens, avec un étonnant succès ; sur son corps, les taches de gris ne restaient jamais longtemps là où elles s'installaient.
Comment faisait-il ? Il ne partagerait probablement jamais son secret, encore moins avec moi.
Il posa le dos de sa main sur mon front. Le Gris le rebutait mais il ne craignait pas de l'attraper. Les tâches qui apparaissaient sur son corps ne restaient jamais longtemps. Je frissonnai à son contact.
Pas d'attaches, me répétai-je.
« Tu ne tiendras plus dix jours, constata-t-il. Tu es déjà gagnée par la fièvre. »
Je ne répondis toujours rien. Pas d'attaches. Il retira sa main, un sourire narquois sur le visage. Qu'avait-il derrière la tête ?
« Je devrai me passer de toi pour le raid des tanneries.
— Non ! Je peux le faire ! Je suis pas encore canée, protestai-je. »
Je réprimai une quinte de toux, ravalant des glaires qui me brûlèrent la gorge. Je manquai de m'étouffer. Il m'observa tout du long. Lorsque je repris enfin ma respiration plus ou moins correctement, son air redevint sérieux, presque solennel.
« Mais j'ai une autre mission pour toi. À Citadelle. »
Ses mots figèrent un instant le monde autour de moi - le temps d'un battement de coeur, peut-être, avant que celui-ci ne s'accélère brusquement dans ma poitrine. Le sang martelait mes tempes, pulsait dans mes veines alors que je demeurais immobile à le fixer, en me demandant si j'avais bien entendu ou si c'était la fièvre qui me jouait des tours. Il ne semblait pas plaisanter.
« Je t'ai vendue à de vieux contacts. Ils te soigneront, tu travailleras pour eux et … »
Vertige. Le Maraudeur me rattrapa juste à temps pour m'empêcher de tomber. Tout devint noir et lorsque je rouvris les yeux, je me trouvais allongée sur un sol de terre humide et froid dans une grotte obscure éclairée par des néons blafards, les jambes relevées sur un parpaing. Sao se tenait accroupi à côté de moi en compagnie de Delphoí, l'une de ses scientifiques - une gamine qui devait avoir la moitié de mon âge mais pratiquait depuis assez longtemps pour être efficace dans les tâches qu'on lui confiait. En l'occurrence, à en juger par le tube en silicone qui sortait de mon bras, m'injecter un liquide bleu clair dont la couleur rappelait l'Azur-A.
« Ah, elle s'est réveillée, commenta l'adolescente. J'arrête ?
— Non, mets tout, répondit froidement Sao avant de reporter son attention sur moi. Lille, on t'a donné un petit remontant. Je voulais attendre d'être à Citadelle pour te le faire prendre, mais on n'a pas eu d'autre choix vu ton état. J'ai besoin de toi vivante pour la mission.
— Mission… murmurai-je en refermant les yeux.»
Ses dernières paroles avant ma perte de connaissance me revinrent en mémoire. Citadelle. Mission. Les mots résonnaient dans ma tête mais je peinais à en saisir le sens. Ils se déformaient et se confondaient aux sons ambiants.
« Je suis pas sûre qu'elle comprenne ce que tu lui racontes. Mais c'est bon, y a tout.»
Je rouvris les yeux avec peine. Delphoí récupérait son matériel et je sentis à peine l'extraction du tuyau. Elle banda mon bras avec un vieux tissu qu'elle réservait à cet usage puis s'écarta de nous. Des bruits métalliques suivirent ce départ, puis Sao reporta son attention sur moi.
« Allez, debout. On a de la route.»
Il s'empara de mon autre bras, passa une main derrière ma nuque pour me relever. Je suivis le mouvement sans broncher mais, une fois qu'il me lâcha, je fus prise de vertiges. Il soupira et m'aida à me lever, passa mon bras par-dessus ses épaules et m'entraîna ainsi vers l'extérieur. Il siffla et trois chiens de guerre accoururent aussitôt.
« On va y aller rapidement avant qu'elle nous cane dans les doigts. Beijing, tu vas la porter. Manzini tu ouvres la marche, Mbanene tu la fermes. »
L'Alpha des chiens de guerre s'approcha de moi. Sa carrure massive mise à part, il ressemblait énormément à Sao. Même forme de visage, mêmes yeux noirs bridés, même peau mate, même nez droit, et il s'efforçait de coiffer de la même manière ses cheveux noirs vers l'arrière. Il m'observa un instant de haut en bas puis se retourna. Il avait pris soin, malgré l'air lourd et chaud, de recouvrir chaque centimètre carré de son torse et de ses bras. Chaque seconde passée en contact avec ma peau était un risque accru de contamination par les spores de Gris. Son silence contrit en disait long sur sa motivation mais il s'efforçait de faire bonne figure, car s'opposer à un ordre direct de Sao était encore plus dangereux que passer une journée entière à se frotter contre un malade. Les deux autres m'aidèrent à monter sur son dos.
Manzini, que je devinai armée jusqu'aux dents sous ses larges vêtements, après un regard entendu avec le caïd, nous partagea rapidement son plan de route :
« On va devoir contourner la Colline, ils sont en pleine guerre de territoire en ce moment, on n'aura pas notre petit sauf-conduit habituel.
– Ça veut dire longer le Crématorium, remarqua Sao. C'est notre seule option ?
– On peut contourner la Colline par la bordure extérieure mais…
– Faisons ça, la coupa Sao. On n'est pas à quelques moments près…
– Nous non. Elle, si. »
Sao s'avança vers Manzini pour la fixer droit dans les yeux. Elle avait osé le contredire et ce n'était pas la première fois. Elle soutint son regard - non par défi mais par dignité car, comme tout le monde, elle savait que ce que Sao détestait plus encore que l'opposition, c'était la lâcheté. Elle ne pouvait plus reculer. Assumer était sa meilleure option. Ils se toisèrent ainsi quelques instants.
Je dus perdre connaissance à nouveau car lorsque je rouvris les yeux, Beijing, à qui j'étais désormais littéralement attachée par de vieilles cordes rêches qui me déchiraient la peau, était en train de courir au milieu d'un charnier et les autres avaient disparu.
Un étendard déchiré dépassant d'un taudis écroulé attira mon attention. Un fond noir, une flamme violette. Un cercle rouge. Ça ne faisait aucun doute.
Nous étions sur la Colline.
Et on a une belle montée de tension, de jeux de pouvoirs et d'urgence, ça fait bien plaisir! Son agonie est poignante et pose un certain nombre de questions (comment se fait-il que certains soit immunisés, s'il y a un remède, pourquoi laisser les gens mourrir?)! J'ai vraiment hâte de découvrir la Colline -et ce que l'on attend d'elle!
a bientôt :)
Salut JuneZero :)
Je viens de découvrir ton premier chapitre et j'ai passé un bon moment ! (enfin, on se comprend, c'est pas les aventures de oui-oui non plus...)
J'ai vu que c'était la version définitive de ton chapitre, donc j'ai hésité, mais je te fais quand même quelques remarques si jamais ça pouvait t'intéresser !
Sur la première partie du chapitre :
- R.à.S. -> pourquoi pas R.À.S. ? La majuscule du milieu m'a manqué.
- made in Citadelle -> je comprends parfaitement l'intention, et ça se lit bien dans le ton du texte, mais comme je doute qu'ils aient beaucoup de possession sur lesquelles cette formulation pourrait être marquée et encore plus que ta protagoniste ait pris des cours d'anglais, je ne sais pas si c'est logique.
"du Bidonville" -> comme tu mets une majuscule à Bidonville, j'en suppose que c'est le nom du lieu. Du coup je mettrais "de Bidonville"
Sur la deuxième partie :
- "pei-ne" / "Je ne pris pas la pei-ne de me retourner - il n'était certainement pas seul." -> il n'y a pas un problème de tiret ?
- "cette nouvelle chef de meute" -> cheffe*
Une petite chose que j'ai très simplement adoré :
- "de trente cadavres de diamètre" -> c'est tellement cynique que de compter en taille de cadavre, j'ai trouvé ça juste génial !
Sur des détails de l'histoire :
- "une gamine qui devait avoir la moitié de mon âge" -> j'ai eu l'impression qu'elle était assez jeune, ta protagoniste, j'aurais dit entre 20 et 25. Du coup comme tu réfères de cette même gamine comme d'adolescente un peu plus loin, j'imagine qu'on est plutôt aux alentours de la trentaine ? (ça aurait peut-être été intéressant de lier ça au fait que c'est justement l'espérance de vie de leur génération)
- "Chaque seconde passée en contact avec ma peau était un risque accru de contamination par les spores de Gris" -> ça me perturbe que cette information soit placée là alors que quelques paragraphes plus tôt, Sao lui touche le front. On parle à ce moment là, justement, du fait qu'il a une certaine résistance à la maladie. Peut-être que ça aurait été mieux imbriqué de placer qu'il la touchait parce que lui avait une meilleure résistance ? Parce qu'en lisant cette phrase que je te cite, ma première réflexion a été de me dire "mais l'autre, il l'a touchée, non?" et d'aller vérifier le passage, et là de me dire qu'il pouvait ptet la toucher parce qu'il résistait mieux.
Voilàààà ! En tout cas j'ai beaucoup aimé !
Pour la coquille du tiret elle s'est incrustée pendant le copier coller je pense parce qu'elle ne figure pas sur mon doc original xD
Pour le made in citadelle je verrai ce que j'en fais tu n'es pas la première à avoir tiquer dessus, pour le moment ça restera comme ça mais je le note en remarque. Par contre pour ce qui est de la langue tout le monde parle la même (plus ou moins quoi) en plusieurs siècles les gens ont eu le temps de se mélanger en une nouvelle nation :D ce texte n'est qu'une traduction de la langue commune du future :D
En tout cas merci beaucoup pour ce commentaire très complet, tes questionnements et remarques sont pertinents (mais je peux pas changer à l'infini :'))
Pour ce qui est de l'âge Lille a bien entre 20 et 25 ans, pour moi Delphoi avait 12/13 ans (et l'estimation de Lille est une approximation) et pour moi l'adolescence c'est 12-18 mais peut etre que je me trompe ^^°?
Pas de soucis, je comprends tout à fait ! Des fois c'est un peu overwhelming d'avoir trop d'avis différents, ou même trop d'avis tout court ^^ Je pose ça là, mais c'est ton histoire et tu choisis comment tu veux l'écrire dans l'absolu haha
PS : oui, je suis d'accord, l'adolescence va bien de 12 à 18 ans mais vues les compétences de Delphoi je l'imaginais plus entre 15 et 18. Ce n'était qu'un détail, ce n'est pas gênant en soi !