Chapitre 2 - Aux portes de Citadelle - Partie 1

Notes de l’auteur : TW : mort, maladie, drogue, violence (non sexuelle).
Version encore susceptible de recevoir des corrections, retours bienvenus.

Beijing dévala une pente, escalada un muret qui lui barrait la route, atterrit péniblement de l'autre côté, partiellement déséquilibré par mes quarante-cinq kilos, puis regarda frénétiquement autour de lui. Il avisa un passage étroit entre deux habitations dans lequel il s'engouffra pour souffler. Les cordes qui m'attachaient à lui se relâchèrent. Il me déposa au sol sans faire vraiment attention à moi et ferma les yeux, mains sur les cuisses, pour reprendre sa respiration. Sa tenue était déchirée au niveau des genoux et il s'était écorché les paumes. Le sang d'une éraflure se mêlait à la transpiration qui dégoulinait sur son visage et le reste de son corps.

« Il se passe quoi ? demandai-je. Où sont les autres ? »

Il se redressa, s'étira puis me répondit ; 

« On a été séparés. La milice nous est tombée dessus - ils t'ont pris pour une Shaari, leur détecteur s'est emballé.

— On n'a pas une tête de Shaari. Et s'il y en avait dans le coin ça se saurait, c'est juste un prétexte.

— Va dire ça à Manzini, prétexte ou pas, ils lui ont explosé la tête quand elle a commencé à protester. Mbanene a réussi à les tenir le temps qu'on s'arrache, il doit être sur une charrette lui aussi maintenant… On va continuer la mission comme prévu, on devrait retrouver Sao près du No Man's land. »

Je fis un effort pour me redresser. La tête me tournait un peu et j'avais du mal à connecter mes pensées entre elles, mais les douleurs que j'avais pu ressentir ces derniers jours s'étaient remarquablement atténuées. Je me sentais toujours faible mais je tenais bon. Un pied devant l'autre. 

« Monte sur mon dos, soupira Beijing. 

— T'es sûr ? Ça va mieux… »

L'alpha des chiens de guerre me jaugea un moment puis me fit signe de le suivre. 

« Si tu te sens mal, tu préviens ».

Je hochai la tête puis, concentrée sur ma respiration, je lui emboîtai le pas à travers les venelles sombres et les passages oubliés. Je sentais bien que l'air circulait péniblement, que c'était encombré au niveau de la poitrine, mais je ne ressentais plus qu'une légère irritation. La douleur avait presque complètement disparu. Un pied devant l'autre. Inspirer, expirer. Recommencer. Un pied devant l'autre. 

Je n'étais venue que rarement dans ce secteur et, comme il se trouvait au carrefour de trois territoires en guerre les uns avec les autres, le décor changeait régulièrement, si bien que je n'y reconnaissais rien. Beijing ne semblait pas beaucoup plus familier de l'endroit. Les chiens de guerre, à l'exception des éclaireurs, n'avaient pas vocation à arpenter le Bidonville. Leur rôle était de garder un territoire, d'escorter le caïd lorsqu'il descendait aux Arènes - un lieu souterrain où les leaders de la Maraude se réunissaient parfois - et, enfin, de punir ceux qui portaient préjudice au clan. La promenade et le repérage, c'était le boulot des mules, des coureurs ou des espions, qui faisaient ensuite leur rapport aux éclaireurs. 

Nous avancions prudemment, plus encore qu'à l'accoutumée, à l'affût du moindre bruit ou mouvement suspect. Il y avait bien du monde dehors, à cette heure-ci, et cette population se densifiait à mesure que nous nous éloignions du champ de bataille sur lequel nos anciens alliés à la flamme violette étaient tombés. 

Les caniveaux étaient relativement vides, signe que les Charognards étaient passés récemment.

Beijing me poussa brusquement sur le côté, juste à temps pour esquiver un seau d'excréments lancés depuis un pont de corde qui reliait deux cabanes. Il me lança un regard noir puis reprit la marche en se retournant tous les dix cadavres pour s'assurer que je suivais.

Dans le brouhaha, on distinguait parfois la mélodie d'un flutiau ou le rythme d'un tambour.  Malgré les vêtements de meilleure facture, les bijoux fabriqués de bric et de broc, les coiffures un peu travaillées, les peaux étaient aussi grises que partout ailleurs. On n'y vivait pas mieux. L'effort esthétique n'avait de valeur qu'ici, et le temps passé à se décorer était du temps en moins pour trouver de quoi manger. Des enfants étendus sur le sol, trop faibles pour d'autres activités, essayaient d'associer les formes des nuages marron-kaki à des choses qu'ils connaissaient. Une petite fille enfilait des trucs coupants sur un fil de fer. Les adultes nous dévisageaient avec suspicion, mais lorsque leur regard croisait celui du chien de guerre, ils se détournaient et vaquaient à leurs occupations. J'avais entendu parler de cet endroit. Je savais maintenant où nous étions. Le dernier quadrant avant le No Man's Land où Sao était censé nous retrouver - le dernier quadrant avant Citadelle. 

C'était un lieu un peu particulier, gardé par une coterie indépendante de la Maraude. Leurs sages, que l'on reconnaissait à la manière dont ils portaient leur turban sombre et leur écharpe, arpentaient les quadrants à la recherche de la Mémoire. Ils avaient le droit de passage sur l'ensemble des territoires - tant qu'ils en respectaient les règles. Les jeunes parents venaient chercher conseil auprès d'eux lorsqu'il s'agissait de nommer un nourrisson. On ne savait pas vraiment ce qu'ils faisaient de toutes ces connaissances mais ils contribuaient à préserver un semblant de culture et la culture, disait Sao, c'était important. C'était grâce à elle que ses scientifiques parvenaient à fabriquer des armes, des drogues, des poisons ou des systèmes de survie sophistiqués. Ils ressuscitaient les savoirs de l'Ancien Temps, âge d'or de l'Humanité, et les adaptaient aux ressources disponibles.

Je suivais Beijing à travers ce dédale chamarré en prenant soin de ne pas le perdre de vue. Sur une petite place, un homme nu, rachitique, se trémoussait au rythme des tambours d'une femme trapue et des sons criards de la flûte métallique d'un petit garçon qui peinait à trouver son souffle. Leur peau était devenue tellement grise qu'il était presque impossible de deviner leur couleur d'origine. Dans la Mort tous identiques. C'était une coutume, dans certains quartiers où la vie représentait encore quelque chose d'important - généralement les mêmes qui avaient la culture. On appelait ça le Requiem. Ceux qui sentaient arriver la fin se lançaient dans une dernière danse. Un dernier chant. Une dernière activité pour oublier l'inexorable.

Beijing me poussa vers l'avant.

« On n'a pas le temps de traîner ».

Machinalement, je repris la marche. Un pied devant l'autre. Inspirer, expirer. Recommencer.

Petit à petit, la population devenait moins dense, les habitations de plus en plus espacées et de moins en moins entretenues. Le brouhaha se faisait plus diffus, le brouillard plus épais. Les insectes rampaient sur des membres pourris oubliés par les Charognards. Devant nous, un barbelé enroulé entre des poteaux parfois couchés à terre, probablement aussi vieux que mes bottes, devait avoir un jour servi à dissuader quiconque d'approcher. Bien que complètement hors d'usage, il marquait une frontière symbolique entre le Bidonville et Citadelle. Entre lui et le Rempart qui se dressait deux cent cadavres plus loin, nous narguant de sa hauteur telle qu'on n'en voyait pas le sommet, il n'y avait rien d'autre qu'une étendue de fange où personne n'osait s'aventurer. 

Beijing scrutait les alentours à la recherche de Sao. Je fis de même, mais en prenant soin de bien rester sur mes gardes, prête à détaler si le danger survenait. Rares étaient ceux qui s'aventuraient par là car il n'y avait rien à y récupérer, mais "rare" n'était pas un équivalent de "jamais". Sur notre gauche, à l'horizon, la silhouette sombre du Crématorium me permit de me repérer. 

Je fus soudain prise d'une toux violente et manquai de m'étouffer avec des glaires. Beijing avait raison. On n'avait pas le temps. Ce que m'avait donné Sao supprimait la douleur, ralentissait ma capacité à penser et dupait mon cerveau sur l'état de mon corps mais ne me rendait pas immortelle. J'eus un vertige. Le chien de guerre m'ordonna de m'asseoir. Il tira de sa poche intérieure un petit flacon transparent dans lequel se trouvait un liquide vert qui tirait vers le jaune.

C'était un Marqueur-temps, un objet qu'utilisaient les Maraudeurs pour se synchroniser. Le principe était assez simple : on mélangeait des produits dans un flacon, et le liquide bleu qu'on obtenait changeait progressivement de couleur. Lorsqu'on arrivait à un jaune bien caractérisé, on considérait que le temps imparti pour une action était écoulé. Généralement, ça signifiait "changement de plan".

Dans notre cas, ça voulait dire "si Sao n'arrivait pas rapidement".

Heureusement pour nous, il ne mit pas si longtemps. En sueur, complètement essoufflé  - même si, question d'ego, il faisait de son mieux pour ne rien laisser paraître - il arriva cependant par la direction la plus improbable. Couvert de boue et de sang, les cheveux complètement ébouriffés, il donnait l'impression de sortir tout droit d'une guerre de clans. Une guerre de clans victorieuse, bien évidemment. 

« Par où t'es passé ? je demandai.

— J'ai fait le grand tour, répondit-il avec la plus grande nonchalance ».

Il jeta un coup d'oeil furtif vers le Crématorium, puis se tourna vers le Rempart.

« Où sont les autres, Bei ? demanda-t-il comme s'il savait déjà ce qu'il allait entendre.

— Un peu après que tu sois parti on s'est fait accoster par la Milice. Ils ont pris Lille pour une Shaari ».

Sao eut un sourire narquois.

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Critique_Flo
Posté le 01/08/2024
Sympa le quartier ! Déjà la moitié de l'équipe est décimé. La traversée est assez rapide pour conserver la tension initiale. J'aime beaucoup l'idée du marqueur-temps, de la chimie élémentaire quand on n'a pas de montre. Par contre, Sao perd deux de ses meilleurs éléments et il n'en dit rien, c'est dommage...
JuneZero
Posté le 11/08/2024
Hello, merci beaucoup :)
Meilleurs éléments, meilleurs éléments... s'ils sont morts c'est qu'ils étaient pas si meilleurs que ça ? :D (dixit sa réaction dans le chapitre suivant :'))
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