— Thalion !
Le magérien pivota vers Eris en l’entendant l’appeler. Sa meilleure amie se trouvait un peu plus loin. Elle fronça les sourcils. Ses cheveux roux dévalaient ses épaules et frémissaient sous le souffle de la brise. Derrière elle, Nohan et Cally attendaient patiemment que le maudit les rejoigne, l’air amusé. Leurs regards fixés sur lui étincelaient.
Le ciel semé de nuages se dégagea. Un rayon de soleil éblouit Thalion, l’obligeant à plisser les yeux. Autour d’eux s’étendait la Plaine Endormie. Le sol verdoyant irradiait à la lumière du jour. C’en était presque aveuglant. Avait-elle toujours été aussi éblouissante ? Les quelques fleurs qui se distinguaient dans cette étendue émeraude ressemblaient à des joyaux.
Le vent souffla. Un frisson parcourut Thalion pendant sa contemplation. L’herbe ondulante s’étalait à perte de vue, seules deux bandes de vert et de bleu se confrontaient à l’horizon.
Eris s’approcha de lui en rouspétant :
— Non mais sérieux ! Débraillé comme t’es, on te croirait tout juste sorti de ton lit !
Thalion baissa les yeux sur ses vêtements. Il portait son uniforme. Sa courte cape bleu nuit était balancée par le vent, ses chaussures noires cirées luisaient et sa chemise ainsi que son pantalon étaient parfaitement repassés. Seul défaut dans son accoutrement : sa cravate.
— Pour une cravate mal nouée, tu exagères, lui reprocha-t-il lorsqu’elle se planta devant lui.
— Justement, ce n’est pas compliqué de la nouer correctement. Tu n’es pas capable de faire quelque chose d’aussi simple ? le provoqua-t-elle en saisissant sa cravate bleue striée d’or.
— Et toi, tu n’es pas capable d’être moins chiante deux minutes ?
En réponse, Eris fit mine de l’étrangler en resserrant la cravate. Thalion laissa échapper un rire qui se mêla à celui de la magérienne. Ce doux son, habituellement apaisant, engendra chez lui un malaise qui coupa court à son amusement. Quelle était cette étrange sensation ? Comme si quelque chose d’anormal se produisait, sans qu’il ne parvienne à mettre le doigt dessus.
Les yeux bruns d’Eris pétillaient. Sa malice était l’une des qualités qu’il lui préférait. Pourtant, à cet instant, son regard le terrifiait. Thalion recula. Son cœur palpitait dans sa poitrine. Que lui arrivait-il ? Une crise d’angoisse ? Un AVC ? Il mit sa main devant sa bouche pour s’empêcher de vomir. Il réalisa qu’il tremblait.
— Il a fallu qu’on te témoigne un peu d’affection, un peu de gentillesse, pour que tu acceptes de t’ouvrir.
Thalion se figea comme si Eris venait de le gifler. Ces paroles… Il les avait déjà entendues.
Un hurlement aigu, tel un S.O.S. désespéré, fendit l’air et déchira Thalion de l’intérieur. Ce n’était pas le cri de Nohan, ni celui de Cally. Et encore moins d’Eris.
C’était celui de Roxanne.
Quelque chose transperça sa poitrine. Thalion s’attendait à voir son cœur s’évader de sa prison à force de cogner, mais découvrit à la place un poignard enfoncé dans son torse. Eris tenait la lame. Du sang coula le long du métal. Des gouttes tombèrent et tâchèrent l’herbe. Thalion remarqua la flaque rouge qui traînait jusqu’à lui comme une coulée de lave. Ses yeux remontèrent le fleuve rutilant et accrochèrent sur deux corps gisant au sol. Des cheveux bruns et blonds poisseux de sang. Des visages livides. Des regards vides. Nohan et Cally étaient allongés par terre, sans vie.
Un nouveau hurlement lui vrilla les tympans. Thalion se redressa d’un bond, haletant et transpirant, les sens en alerte. L’obscurité autour de lui l’étouffait. Il posa la main sur son cou, confus. Sa gorge était irritée. Il avait crié ?
La porte de sa chambre s’ouvrit. La silhouette de Berry se dessina dans la pénombre.
— Thalion ? Tout va bien ?
Évidemment qu’il allait bien. Qu’est-ce qui insinuait le contraire ? Son pyjama trempé de sueur ? Sa respiration plus hachée qu’un steak haché ?
— Oui, juste un mauvais rêve… Désolé… bredouilla-t-il en ravalant son sarcasme.
La lumière provenant du couloir éclairait de moitié le visage de son tuteur, lui permettant d’observer la préoccupation qui plissait son front et creusait ses rides. De l’inquiétude et des ennuis, c’était tout ce que Thalion apportait aux gens.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser, fiston. N’oublie pas que si tu souhaites parler, je suis là.
Thalion acquiesça, encore sonné par son cauchemar. Berry partit, laissant l’adolescent seul avec ses pensées. Il se laissa tomber en arrière, le corps rebondissant mollement sur le matelas. Du revers de la main, il essuya son front suintant et respira profondément. Peu à peu, les battements frénétiques de son cœur ralentirent et ses tremblements s’estompèrent. Le calme revint, aussi bien dans la chambre que dans sa tête.
Ou pas.
— Quel cauchemar terrifiant ! se moqua une voix que lui seul pouvait entendre.
Thalion soupira longuement, rassemblant tout le sang-froid dont il était capable. Il tendit le bras pour allumer la lampe sur sa table de chevet, préférant chasser l’obscurité le temps d’être pleinement remis de ses émotions.
— Tu veux du réconfort ? poursuit-elle avait une empathie feinte.
— Non, je veux que tu la fermes, asséna Thalion.
Loin d’être vexée, la voix se mua en ricanement.
— Le dieu de la mort te tend la main et toi, tu la rejettes avec insolence. Des mortels sont morts pour moins que ça.
Thalion ne niait pas son effronterie. Nul doute qu’il agirait avec plus de déférence si Apocryphos se tenait devant lui, en chair et en os. Mais l’Immortel n’était ni plus ni moins qu’une voix dans sa tête qui lui tapait sur les nerfs dès que l’occasion se présentait. Thalion tolérait sa présence indésirée qui empiétait dans son espace privé parce qu’il n’avait pas le choix. Il n’allait pas modifier ses pensées pour lui, donc si Apocryphos n’était pas content de sa familiarité, tant pis.
— Et toi, si tu n’es pas content de mes commentaires, plains-toi à papa et maman. Je subi autant que toi la situation, je te rappelle.
Thalion étouffa un grognement. Il évitait de penser à ses parents car songer à leur culpabilité le rongeait. Apprendre qu’ils étaient responsables des migraines qui lui pourrissaient la vie avait été un choc, encore plus encore plus en découvrant qu’ils l’avaient impliqué dans une affaire qui le dépassait et qui le mettait en danger. Il ne savait pas pourquoi ils avaient scellé le dieu de la mort en lui, et redoutait de connaître la réponse. Il persistait à croire qu’ils avaient de bonnes raisons, mais le doute s’infiltrait dans son esprit. Et s’ils étaient en réalité des scientomages impitoyables ? Peut-être que ces gens qu’il admirait tant n'étaient pas moins avides et ambitieux que ces politiciens corrompus.
Thalion secoua la tête, comme pour dissiper ces doutes. Ces derniers temps, se triturer les méninges ne lui réussissait pas. Dormir était une occupation qui le sauvait de ses pensées étouffantes, mais ne lui apportait pas la paix pour autant. Quand ses nuits blanches ne l’obligeaient pas à ressasser de sombres souvenirs, son sommeil se retrouvait entaché de cauchemar.
Au final, quel que soit le moyen, on ne pouvait pas se fuir soi-même.
Thalion entrelaça ses doigts derrière sa nuque. Son regard circula dans sa chambre éclairée par la lumière cotonneuse de la lampe. Depuis son retour, il n’avait touché à rien, restant cloué dans son lit à longueur de temps. Aucune paperasse n’était entassée sur le bureau, ni de vêtements étaient éparpillés sur les sièges. Sa valise, recluse dans un coin de la pièce, était encore pleine. Mis à part pour saisir quelques habits, il n’avait pas pris la peine de la défaire. La rentrée était demain, il allait devoir s’en occuper…
Son téléphone, posé près de la lampe, vibra. Thalion l’ignora. Le portable vibra de nouveau, mais le magérien fixa obstinément le plafond. Il n’avait pas besoin de lire l’écran pour connaître les expéditeurs des messages. Son numéro, seul Nohan et Cally le possédaient. Ils se l’étaient échangé à la fin de l’année, mais Thalion n’avait répondu à aucun de leurs textos depuis. Au début, c’était parce qu’il avait envie d’être seul, et quand l’envie de les voir pointa le bout de son nez, la honte l’avait empêché de les joindre. Son comportement avant les vacances et la façon dont il les avait ignorés le faisaient culpabiliser. Nohan, surtout, avait dû souffrir de son rejet. Pouvait-il les recontacter comme si de rien n’était ? De toute façon, sa peur d’être trahi de nouveau l’aurait rattrapé, alors autant rester isolé. Et puis, sachant qu’il n’avait plus que deux ans à vivre…
Quelque chose de dur s’enfonça violement dans le ventre de Thalion, lui coupant le souffle. Il se plia en deux, expirant un râle de douleur. Sans avoir le temps de tirer la couette pour se protéger, une nouvelle attaque l’atteignit, cette fois-ci à la tête.
— Aïe ! gémit-il en se frottant le crâne. Stop, Zéphire ! Zéphire ! J’ai dis…
Il lutta contre le manche qui essayait de lui remettre les idées au clair… à sa façon. Son balai lui reprochait sûrement les messages ignorés de ses amis, peut-être aussi sa persistance à ne pas vouloir se confier alors qu’il était évident que ça le consumait.
Zéphire s’élança dans les airs, comme pour prendre de l’élan. Thalion lui lança son oreiller. Le balai esquiva aisément le projectile, mais au lieu de poursuivre l’attaque, il se posa sur le lit. Il ne lévitait pas comme à son habitude en se balançant légèrement de gauche à droite. Il se tenait bien droit, sa paille sombre s’enfonçant dans la couette. Thalion l’observa le temps de reprendre son souffle. L’immobilité de Zéphire suggérait sa détermination, mais quelques frémissements, presque imperceptibles, le secouaient. Le regard de Thalion s’adoucit.
— Je sais que tu t’inquiètes, Zéphire, mais…
Je t’assure que tout va bien. Thalion ne parvint à prononcer ces mots. Ils restèrent coincés dans sa gorge, comme si le mensonge était trop gros pour passer le pas de sa bouche. En réalité, Thalion était terrifié. Terrifié de voir ses jours comptés. Terrifié par l’approche de cette nouvelle année scolaire, redoutant ce qu’elle lui réservait. Terrifié à l’idée de se refaire planter un couteau dans le dos. Terrifié par les Ombres.
Zéphire vint tournoyer autour de lui. Les muscles de Thalion se détendirent.
— Je m’excuserai auprès de Nohan et Cally, je t’en fais la promesse. Tout va s’arranger.
Thalion répéta ces derniers mots, comme pour se convaincre lui-même. Zéphire fit une pirouette, sans doute dans l’optique de l’encourager, avant de se poser contre le mur, à côté de son lit.
Thalion jeta coup d’œil à son réveil. 13h02. Ce n’était pas une heure pour dormir, mais le magérien avait cessé de s’en soucier. Il éteignit la lumière. Il avait hâte de replonger dans le sommeil, à condition qu’il veuille bien de lui.
— Pitié ! Ne me dis pas que tu vas encore fixer le plafond en attendant ! Je ne peux plus me le voir en peinture ! se plaignit Apocryphos.
Thalion ricana. En plus de lire ses pensées, le dieu de la mort avait accès à tous ses sens. Il vivait littéralement à travers lui.
— Tu sais, j’aime bien quand tu dors. Tes films oniriques sont divertissants. Un peu redondants, mais intéressants. Il manque plus que le pop-corn. Mais tu n'en as pas marre de dormir sans arrêt ?
— Si, mais c’est le seul moyen que j’ai pour ne plus t’entendre.
Un râle de mécontentement retentit comme le bruissement d’un courant d’air, puis le silence occupa son esprit.
♥♥♥
Un premier chapitre qui nous replonge dans l'intrigue avec des rappel bien dosé. Ça bouge (rhalala Zephyre!) que du plaisir!
Ce premier chapitre parsemé de rappel a été écrit ainsi autant pour les lecteurs que pour moi, afin de tout mettre au clair. (que j'aime mettre en scène Zéphire !)
Je trouve enfin un peu de temps pour lire. <3
Un petit premier chapitre efficace pour nous rappeler là où on en est et reposer tout ce qui s'est passé dans le tome 1.
Pauvre Thalion, il a l'air au fond du gouffre et ça se comprend. Mais bon, j'espère qu'il va finir par se confier à Berry sur la situation parce que quand même... Si ça se trouve, peut-être que Berry pourra l'aider à trouver une solution.
En tout cas la cohabitation s'annonce marrante (pour le lecteur, pas pour Thalion évidemment :p). Hâte de lire la suite !
Trop contente d'avoir ton avis sur ce premier chapitre <3
Ouii je suis soulagée que ce premier chapitre remplisse bien son rôle ! Je voulais que ce soit clair sans pour autant faire un résumé plat du premier tome.
C'est clair que son moral est au plus bas mais la situation va rapidement évoluer, ne t'inquiète pas ! Il ne restera pas isolé ni les bras croisés ;)
Thalion ne va pas aimer mais je pense en effet que les lecteurs vont apprécier ! En tout cas, j'ai beaucoup aimé écrire les échanges entre eux.
J'espère que la suite te plaira !