Il y avait du monde dans sa chambre. Thalion le perçut à l’instant où il émergea de son sommeil. Des bruits de pas arpentant le sol le lui confirmèrent. Berry l’avait laissé tranquille pendant toutes les vacances d’été. Peut-être en avait-il marre d’attendre et venait le secouer un peu avant la rentrée ?
— Allez, la marmotte, on se réveille !
Les rideaux opaques qui recouvraient les larges fenêtres s’ouvrirent pour laisser passer la lumière du jour. Ébloui par cette soudaine clarté, Thalion se réfugia sous la couette, ses yeux préférant retrouver la pénombre. L’esprit embrumé par le sommeil, il ne réalisa pas immédiatement que cette voix, pourtant familière, n’était pas celle de Berry. Ni la deuxième, plus féminine :
— Ouah, la chambre de dingue ! J’aimerais que la mienne soit aussi grande.
— Le jardin est aussi gigantesque… C’est digne d’un manoir.
Thalion se redressa brutalement, comme si son cerveau venait de lui envoyer une décharge électrique pour le réveiller. Ces voix, ce n’était tout de même pas celles de…
Son doute s’évanouit quand son regard tomba sur un magérien aux cheveux blonds posté devant la fenêtre. Ses yeux bleus admiraient la vue à travers les carreaux transparents. Un mouvement au coin de l’œil attira l’attention du maudit. Celui d’une jeune fille aux cheveux bruns rattachés par un ruban en soie blanc, qui s’amusait à tester le confort du canapé en cuire. Quand ses prunelles vert d’eau remarquèrent l’expression sidérée de Thalion, un sourire égaya son visage
— T’as les cheveux en pagaille. C’est trop mignon.
Thalion dévisagea Cally, la bouche grande ouverte, sans qu’aucun mot ne sorte. Nohan pivota vers lui. Il mit une main sur sa poitrine, et une autre devant sa bouche, pour mimer le choc.
— Incroyable ! Tu es bel et bien vivant ! Devant l’absence de réponse, j’ai commencé à me poser des questions.
— J’aime l’audace de ces mortels, commenta Apocryphos.
Thalion l’ignora, occupé à digérer la réplique de Nohan. Ces mots, prononcés sur le ton de la plaisanterie, n’étaient pas pour autant dénués de reproches. L’éclat de colère que Thalion percevait dans ses yeux bleus lui provoqua un pincement au cœur. Honteux, il détourna le regard et préféra s’enfoncer dans le mensonge plutôt que d’assumer.
— Mon téléphone n’avait plus de batterie…
— Depuis deux mois ?
— Faut croire que oui…
Nohan croisa les bras sur son torse en secouant la tête. Même sans le voir, Thalion sentait son regard le fusiller avec réprobation.
— En général, les gens saisissent cette occasion pour s’excuser.
Thalion se gratta nerveusement la nuque. Cette fois-ci, c’était la pression de Zéphire qu’il ressentait. Le balai était immobile à côté de son lit, mais Thalion devinait que si Zéphire avait eu des yeux, ils seraient rivés sur lui. Le magérien se racla la gorge pour dissimuler sa gêne.
— Je veux d’abord savoir ce que vous faites dans ma chambre. On ne vous a jamais appris que c’était impoli d’entrer chez les gens sans prévenir ?
Nohan soupira, circulant dans la chambre en examinant la décoration. Il s’attarda sur une peinture qui représentait Thalion, enfant, dans les bras de son père.
— On vient voir un ami qui broie du noir.
— On t’a envoyé un message pour t’informer que ton tuteur nous avait invités, justifia Cally.
— Tu l’aurais su si tu avais regardé ton téléphone, ajouta Nohan, l’air de rien.
Thalion passa une main sur son visage, irrité. Il ne pouvait pas leur reprocher cette visite surprise. Mais il n’appréciait guère les réveils brutaux, ni qu’on empiète sur son espace privé sans son accord.
— Sortez de ma chambre, gronda-t-il.
Nullement intimidé, Nohan lui accorda à peine un coup d’œil. Cally se leva du canapé pour contempler avec Nohan les peintures.
— Il est toujours aussi grognon au réveil ?
— Toujours, certifia son ami. À l’académie, chaque matin, je craignais de me prendre son oreiller dans la tronche.
Thalion voulut saisir son oreiller pour le lui jeter dessus, mais il ne l’avait pas récupéré après l’avoir lancé sur Zéphire. L’entêtement de Nohan n’était pas une nouveauté, mais avait le don de l’énerver. Cally en rajoutait une couche en l’ignorant, sondant sa bibliothèque à la recherche de livres intéressants. Leur insistance rappelait à Thalion la rapidité avec laquelle Eris s’était rapprochée de lui en s’imposant dans son entourage. Ce n’était pas intentionnel, mais cela suffisait à raviver sa douloureuse blessure.
— Je n’ai pas besoin de vous. Partez ! hurla-t-il en pointant la porte.
Nohan se tourna vivement vers lui, et d’un pas rapide, il vint se planter devant son lit. Les pieds fermement ancrés dans le sol, Nohan affichait un air sévère qui contrastait avec sa bienveillance habituelle.
— Non, on ne partira pas ! On veut des explications ! exigea-t-il.
— Et moi je veux que vous partiez d’ici !
Les deux magériens se foudroyèrent du regard. Une atmosphère électrique régnait dans la chambre. Thalion devinait les larmes que son ami ravalait. Pouvait-il percevoir la culpabilité qui étreignait son cœur derrière cette colère rugissante ?
Dépassée par cette tension, Cally tenta d’apaiser la situation.
— Thalion, on est venus parce qu’on s’inquiète pour toi. Tu sais bien qu’on ne te veut aucun mal.
— Rien ne me le garanti…
En prononçant ces mots, Thalion eut l’impression d’enfoncer un couteau dans son propre cœur, mais cette douleur était incomparable à celle ressentie en voyant le visage de ses amis se décomposer. Son regret s’intensifia en entendant la voix tremblante de Cally.
— Tu le pense vraiment… ?
Non ! Bien sûr que non !
Cette réfutation resta sur le bout de sa langue. Au fond, il savait pertinemment qu’ils ne voulaient que son bien. Ils étaient autant victimes que lui de la trahison d’Eris. Ils s’étaient battus contre elle. Malheureusement, la peur agissait et parlait pour lui.
Thalion baissa les yeux sur ses genoux, n’osant pas se confronter à leur peine. Ses mains serraient si fort la couette que ses jointures blanchirent. Nohan finit par briser ce silence plein de non-dits :
— Je vois… Bon, si tu es persuadé qu’on est malveillant, plus besoin de faire semblant, dans ce cas.
Thalion fronça les sourcils. Il eut à peine le temps de croiser le regard embué de larmes du magérien avant de l’entendre lancer d’un ton sec :
— Volpao !
Aussitôt, les fesses de Thalion décollèrent du matelas et son corps lévita. Pris de court par cette attaque, Thalion tenta de comprendre en se retenant à la couette.
— Nohan ? Qu’est-ce que tu… Eh ! Stop ! Nohan ! Arrête ! ordonna-t-il alors que son corps montait de plus en plus haut, si bien qu’il finit par lâcher le drap.
— Non, s’obstina-t-il. Je vais te montrer à quel point je suis machiavélique.
Nohan tint parole. À la façon dont un chef d’orchestre harmonise les instruments du bout de sa baguette, le magérien dirigeait Thalion du bout de son doigt. Injures et cris ne parvinrent à le raisonner. Thalion voltigeait dans les airs selon le bon vouloir de son ami.
— Nohan ! Repose-moi tout de suite ! S’il te plaît ! le supplia-t-il.
En réponse, Nohan lui fit exécuter une série de pirouettes.
— Regarde comme je suis méchant. Mes intentions sont tellement mauvaises que j’ignore complètement tes supplications et que je te balade comme je veux.
Pour appuyer ses propos, Nohan le fit circuler dans les airs de plus en plus vite. Thalion laissa échapper une floppée de jurons, regrettant de l’avoir poussé à bout. Il ne fit pas l’effort d’implorer l’aide de Cally, occupée à rire aux éclats en se tenant le ventre.
— D’accord ! D’accord ! J’ai compris ! J’ai agi comme un abruti ! Je sais que vous n’êtes pas comme Eris !
Thalion crut que le manège aérien ne s’arrêterait jamais. Finalement, ses paroles convainquirent Nohan à annuler le sort. Thalion tomba lourdement sur le lit, le visage s’imprégnant dans le matelas. Quand il bascula sur le dos, le visage de Nohan surgit dans son champ de vision. Si on lui avait dit que le magérien intimidé rencontré il y a un an le regarderait un jour avec une expression aussi dure, Thalion ne l’aurait pas cru.
— Tu t’es bien défoulé ? asséna-t-il.
— Et toi, tu as bien crié ?
Thalion se renfrogna. Les traits de Nohan se détendirent, son regard s’adoucit. Sa sévérité s’effondra pour dévoiler de l’inquiétude. Encore.
— Je suis…
Les excuses du maudit furent interrompues par le bruit d’un tremblement. Leurs regards convergèrent vers l’armoire en proie à des secousses, comme si quelque chose était piégée à l’intérieur. Intriguée, Cally s’approcha pour découvrir ce qui s’y cachait.
— Non ! Ne touche pas à cette armoire ! l’avertit Thalion.
Cally ne l’écouta pas. Dès qu’elle l’ouvrit, un oiseau en fer en profita pour s’échapper de sa prison. Dire que Thalion avait eu tant de mal à l’y enfermer, il espérait ne plus jamais entendre son terrible cri. Comme un robot déraillé, il répéta d’une voix métallique son chant horripilant :
— Réveille-toi… Rév… v… to… Réveille… toi…
Le réveiltoiseau s’écrasa au sol. Thalion soupira de soulagement en constatant que le réveil demeurait inerte. Il haussa les épaules devant la mine abasourdie de Nohan.
— Berry refuse de me dire comment l’éteindre. J’ai dû employer la manière forte.
Tout aussi ahurie, le visage de Cally se décomposa lorsqu’elle découvrit le contenu de l’armoire.
— Ce qu’il y a dedans, c’est…
Le regard de Thalion s’assombrit. Cally saisit l’écharpe en laine blanche qui s’y trouvait. Il y avait également un livre et un collier d’Espérance.
— Oui, confirma-t-il en se laissant tomber en arrière sur le lit. C’est tout ce qui est lié à Eris.
Nohan vint voir par lui-même les tristes trésors isolés. Un lourd silence emplit la chambre. Thalion ne savait pas si c’était leur peine ou la sienne qui rendait l’atmosphère étouffante.
— Cally, passe-moi l’écharpe, demanda soudainement Nohan. Et va allumer un feu.
Bien qu’étonnée, elle s’exécuta. En levant la tête, Thalion remarqua que son ami prenait dans ses bras toutes les affaires enfermées. Quand il se dirigea vers la cheminée, Thalion comprit.
— Fotia !
Les flammes qui naquirent dans l’âtre libérèrent une douce chaleur qui horrifia Thalion plus qu’autre chose. Il bondit de son lit pour empêcher Nohan d’atteindre le feu. Zéphire choisit ce moment pour lui faire un croche-pied avec son manche. Thalion buta dessus et tomba lamentablement par terre.
— Bon sang, Zéphire ! éructa-t-il, avant d’enchaîner en voyant Nohan devant la cheminée : Non ! Ne fais pas ça !
Il se précipita vers lui pour l’écarter, mais c’était trop tard. Les flammes léchaient le pendentif du collier qui se mit à fondre. L’écharpe en laine prit progressivement une teinte sombre et les pages du livres noircirent jusqu’à devenir cendres. Thalion serra l’épaule de son ami d’une main tremblante. Un violent sentiment rugit dans sa poitrine, comme une bête hurlant à la mort. Son cri lui noua l’estomac et ses griffes lacérèrent son cœur comme si elle tentait de s’y raccrocher. Puis la tension accumulée s’estompa. Ses épaules se détendirent, et son bras retomba mollement le long de son corps.
Les trois magériens fixèrent le feu ronronnant qui engloutissaient les dernières traces de ces souvenirs.
— Je suis désolé. Pour tout, finit par déclarer Thalion après un long silence.
Le bois crépita. Quelques étincelles s’échappèrent de l’âtre.
— On ne t’en veux pas. On sait que c’est compliqué pour toi, compatit Nohan.
— Mais justement, soupira Cally. Parle-nous. Explique-nous. Sans ça, on ne pourra jamais comprendre, ni t’aider.
Le regard de Thalion se perdit dans la danse enflammée qui se jouait sous ses yeux. Il savait que ce moment devait arriver. Ils méritaient de connaître la vérité. Même quand il était distant, agressif ou renfermé, ils étaient toujours là, attendant son retour. Thalion s’était suffisamment lamenté comme ça. S’il voulait survivre au compte à rebours, il ne pouvait pas rester isolé.
— Oh, miracle ! Il a enfin compris ! s’enjailla Apocryphos. Il t’en a fallu, du temps !
— Tais-toi ! le rabroua-t-il.
Nohan et Cally le dévisagèrent. Thalion se pinça l’arête du nez, las. Au moins, en connaissant la vérité, sa tendance à parler seule deviendra plus compréhensible.
— Ça va vous faire un choc, je vous préviens.
Nohan et Cally à la rescousse!
Il y a du rythme, l'intrigue avance... on retrouve ce fichu réveiloiseau. XD
Bref, j'adore!
(ceci était un commentaire inutile offert par une fangirl!)
Je reviens lire la suite demain!
Ouiii Nohan et Cally ne restent jamais loin très longtemps ! Le rythme est plus soutenu que le tome 1, plus dense aussi, raison pour laquelle il m'a pris tant de temps à écrire ! Et le réveiltoiseau, évidemment, je ne pouvais pas ne pas le mettre xD rien qu'en guise de clin d'oeil au tome 1.
Continue tes commentaires pas si inutiles que ça, c'est toujours un plaisir d'avoir des avis, même bref, sur les chapitres !
Hâte d'avoir tes impressions sur les prochains chapitres !
Ça fait plaisir de retrouver Nohan et Cally. Nohan y va pas de main morte ! Mais bon, j'aurais sans doute réagi pareil à sa place. En tout cas je suis contente de constater que Thalion est prêt à se confier à eux. Il n'est pas totalement retomber dans sa mauvaise habitude de se couper du monde. Enfin, il l'a quand même fait pendant deux mois. Disons que ça aurait pu être pire.
Hâte de voir comment Cally et Nohan vont prendre toutes ces nouvelles !
Je me pose quand même plein de questions vis à vis d'Apocryphos. Il doit forcément savoir pourquoi les parents de Thalion l'ont enfermé dans leur fils, mais il a pas l'air d'en avoir parlé à Thalion. Ce qui donne l'impression qu'il est pas tellement partant pour coopérer avec Thalion. Cela dit, la remarque d'Apocryphos à la fin de ce chapitre peut laisser penser qu'il tient pas tellement à ce que Thalion meurt dans deux ans. è.é Bon, peut-être que je me trompe. Il pourrait avoir dit ça et s'en foutre malgré tout. Mais qu'arriverait-il à Apo (je vais l'appeler comme ça, c'est plus court) si Thalion venait à mourir ? Est-ce qu'il serait libéré ? Est-ce qu'il mourrait avec lui ? Est-ce que le dieu de la mort peut mourir ?? :O Je veux savoir !
Il faut bien que quelqu'un soit là pour le secouer un peu ! Thalion a quand même progressé même si ce n'est pas parfait, évidemment. C'est toujours mieux que rien, surtout vu de là ou il part !
Ne t'inquiète pas, les prochains chapitres t'éclaireront sur une bonne partie de tes interrogations ! Il faudra patienter un peu mais tu finiras par avoir les réponses ;)
Tout ça me donne envie de tout spoiler et de publier tous les chapitres d'un coup pour que tu comprennes ahah ! Mais ce serait dommage de ne pas faire durer le suspens et de gâcher la surprise.
Hâte d'avoir ton avis sur la suite, sincèrement, merci pour tes commentaires et ton enthousiasme !