Chapitre 1 - Dressage

La rotonde – mardi 08 octobre 2002

 

- Nous aurions besoin du seigneur James Moriat, annonça Farid El’Glem.

- Pourquoi ? demanda Philippe avec une moue réprobatrice.

- Deux actes à imputer au maître des morts au même moment, mais à deux endroits différents, répondit Farid El’Glem.

- La téléportation, ça existe, répliqua Philippe.

- Vraiment en même temps, indiqua Farid El’Glem.

- Il a pu y envoyer ses hommes. Ils sont censés être plusieurs que je sache !

- Nous ne voulons pas créer la panique non plus, répliqua Farid El’Glem. Si le maître des morts devient trop puissant, nous serons accusés d’inaction et d’incompétence. Il faut modérer les actes qu’on lui impute.

- Parce que de mon côté, que mes guides de la lumière n’aient toujours pas empêché le mage noir de nuire n’est pas un problème ? gronda Philippe.

- À vous de nous le dire, Majesté.

- Qu’est-ce que le seigneur James Moriat est censé avoir fait ?

- Faire dérailler un train à Pinsburg.

- Que s’est-il réellement passé ?

- Trois puritains se trouvaient dans le train. Nos hommes étaient censés faire passer cela pour un accident. Ils n’ont pas fait dans la dentelle. Trop de témoins pour réfuter la piste criminelle.

- Et quelle autre action Billy Trophe a-t-il commis en même temps ?

- Il se trouvait à Munich où il tenait une conférence sur la sorcellerie. Nos hommes ont fini par intervenir pour faire cesser mais il a pu parler pendant plus de trois heures. Naturellement, tous les participants ont été tués et le bain de sang attribué au maître des morts mais le déraillement d’un train en plus ferait vraiment trop.

- C’est moi ou la journée a été mauvaise ? railla Philippe.

- Ce n’est pas la meilleure, admit Farid El’Glem et ses compagnons hochèrent la tête.

- Vous avez la liste des passagers de ce train ?

Katherine Hugh lui tendit le document demandé. Philippe le compulsa tout en envoyant l’information au palais. Il reçut rapidement une réponse.

- Il y a la femme et le fils d’un guide de la lumière parmi les victimes. Le seigneur James Moriat a attaqué ce train afin de les atteindre, se fichant des dommages collatéraux. La presse recevra ce message.

- Je vous remercie. Nous allons pouvoir transmettre le bain de sang du maître des morts à Munich au Häxa. Ils agrémenteront d’une jolie photo bien sanglante, ça sera parfait.

- Je n’en doute pas, assura Philippe.

- Merci beaucoup, Majesté. Voici votre horoscope.

Philippe se saisit du document. Il le compulsa avec attention. Rien à signaler. La semaine serait calme.

- Vous remercierez vos devins, annonça Philippe.

- Naturellement, répondit le sorcier.

- D’autres points à discuter ? demanda le roi.

Les six sorciers secouèrent la tête de gauche à droite.

- La séance est levée, en conclut Philippe.

Il se téléporta jusqu’au palais impérial. Les sorciers se levèrent pour rejoindre le symbole de téléportation et l’activèrent, rejoignant chacun leur fief.

 

Lycée de Fairview – mardi 08 octobre 2002

 

Isabelle commençait à s'endormir, doucement, minute après minute, sous la voix monotone de son professeur d'histoire de la magie. Ses yeux se fermaient tout seuls et elle luttait pour ne pas sombrer dans un profond sommeil. Elle avait pourtant bien dormi la veille mais à cette heure, juste après le déjeuner, alors qu'elle avait fait deux heures de sport le matin et sous le son berçant du professeur, il fallait être surhumain pour ne pas sombrer dans l'univers des rêves.

Elle se força à ouvrir les yeux et jeta un rapide coup d'œil au reste de la classe. Tous étaient dans le même état qu'elle, sauf trois, qui, eux, dormaient déjà profondément. Cette vision la fit sourire.

Elle se tourna vers le professeur, un homme d'une trentaine d'années, très séduisant mais plutôt mauvais pédagogue. Il ne disait jamais rien aux élèves qui dormaient dans son cours. S'en rendait-il seulement compte ?

Il continuait à narrer, inflexible, l'histoire d'un grand magicien : il aurait fait, plusieurs siècles auparavant, une avancée phénoménale dans la recherche magique. Ce fait, a priori brillant et extraordinaire, était narré d'une façon tellement soporifique qu'elle en perdait toute sa saveur.

Isabelle, cependant, la connaissait déjà. Elle avait lu son histoire dans un livre de la bibliothèque. L’excellent narrateur avait donné vie à l’histoire. Tout le contraire de monsieur Dubert.

- Mince ! s'exclama Hubert, le voisin de table d'Isabelle. Il va tellement vite que je n'ai pas le temps de noter. Tu veux bien me montrer tes notes, s'il te plaît ?

Isabelle sourit. Hubert était le seul à prendre des notes et à sembler apprécier le cours. Hubert n'attendit pas le consentement d'Isabelle pour regarder son cahier.

- Mais ! s'exclama Hubert. Tu n'as rien écrit… rien du tout depuis le début de l'heure.

- Qu'est-ce qui te manque ? demanda Isabelle.

Hubert lut rapidement ses notes alors que monsieur Dubert, apparemment peu gêné par les bavardages de deux de ses élèves, continuait son monologue berçant.

- J'ai raté les deux sorts qu'il a inventés, en 1500, annonça Hubert.

- En 1500, murmura Isabelle en faisant un effort pour se souvenir, il en a inventé cinq, si je me souviens bien : le Betheldium, qui permet de repousser du feu magique, la Guyldy, qui permet de transformer des objets en êtres vivants, les jumeaux de Turinthe, qui sont deux sorts opposés, l'un permettant donner la vie et l'autre de l'ôter même lorsque la victime est un mage du cercle sept, et enfin l'appel de la magie, qui permet de trouver des êtres emplis de magie, ce dernier étant celui encore utilisé aujourd'hui pour trouver les apprentis magiciens.

Hubert fut soufflé par cette réponse. Monsieur Dubert n'en avait décrit que deux : le Betheldium et l'appel de la magie. Les autres, il les avait tenus sous silence. Il était le seul à connaître la raison de cette impasse. Si Hubert était surpris, c'était parce qu'il n'avait pas eu l'impression qu'Isabelle ait écouté quoi que ce soit à ce cours.

Il fit la moue puis haussa les épaules. Après tout, Isabelle était particulièrement douée en histoire de la magie. Elle n'arrêtait pas de lire. Probablement avait-elle eu cette information ailleurs.

- Euh… eh bien, merci, Isabelle, bredouilla Hubert avant de prendre des notes.

- De rien, Hubert, répondit Isabelle avant de se replonger dans sa transe proche du sommeil que vivaient tous les élèves de la classe, sauf Hubert, qui semblait immunisé contre le fort pouvoir soporifique du professeur.

À la fin de l'heure, alors qu'Isabelle rangeait tranquillement ses affaires, sans se presser, Hubert, qui avait déjà tout rangé, annonça :

- Grouille-toi ! Les meilleures places à la bibliothèque seront prises sinon ! Et ils auront réservés les bons livres.

Isabelle sourit. Nul doute qu’ils arriveraient en premier devant les ouvrages, les autres traînant volontairement pour se rendre en étude surveillée. Isabelle fit cependant un effort pour son ami. Elle ne se moqua pas et termina rapidement sans ronchonner ni soupirer.

Isabelle et Hubert s’étaient trouvés dès le début de l’année. Isabelle préférait rester seule par peur du contact humain. Hubert avait été rejeté : il travaillait sans cesse et brillait en magie, rendant les autres jaloux. Isabelle avait besoin d’une présence unique, calme et tranquille. Hubert avait besoin d’une confidente ne critiquant pas son besoin de réussite.

- Les élèves sont priés de se rendre en salle de communication, annonça la voix mélodieuse du proviseur, répandue par magie dans tous les couloirs.

Hubert gronda contre cette perte de temps d’étude. Isabelle en fut heureuse. Quelques minutes de moins n’allaient pas changer grand-chose. Une douzaine d’élèves avaient choisi la même salle de communication qu’Isabelle et Hubert : des troisièmes années, vu la couleur mauve de leur ceinture. Ils ne leur adressèrent pas la parole. Les grands ne parlaient pas aux jaunes, tout justes arrivés.

« Le seigneur James Moriat a encore frappé » déclama la voix triste du présentateur. Sur l’écran, on vit des images choquantes d’un train couché. La caméra traversa la paroi du train et des corps démembrés apparurent. L’image se stabilisa sur une femme et un garçon de sept ans environ. « Leur seul tort : avoir pour mari et père un guide de la lumière. » La caméra recula pour embrasser le wagon tout entier et ses cadavres désarticulés. « Leur seul tort : se trouver dans le même train que la famille de notre valeureux soldat », continua le présentateur. « Le mage noir vient une fois de plus de prouver sa cruauté et sa détermination meurtrière. Puissent les efforts du roi porter leurs fruits. »

- Vive le roi, dirent en même temps tous les jeunes dans la salle.

L’écran s’éteignit. La lumière revint.

- Il me tarde de pouvoir entrer dans la lutte, annonça Hubert, le visage fermé, tout en se dirigeant d’un pas vif vers la bibliothèque.

Isabelle ne répondit rien. Même si elle l’avait voulu, elle ne le pourrait de toute façon pas. Elle ne valait rien et le savait parfaitement. Elle espéra ne jamais avoir à faire face au mage noir car elle perdrait.

Isabelle se choisit un livre et commença à le lire. Hubert jeta un œil sur la couverture.

- Ce n’est pas au programme, remarqua-t-il.

- Troisième année, indiqua Isabelle.

- Pourquoi lis-tu ça ?

- Parce que j’ai déjà lu tous ceux de la première année.

- En un mois ? s’exclama Hubert, abasourdi.

Isabelle ne répondit rien. Hubert oublia tout ça afin de se concentrer sur ses études, plus importantes que les lectures de sa camarade.

 

Lycée de Fairview – Vendredi 11 octobre 2002

 

Le lendemain matin, Isabelle ne rejoignit Hubert qu’au deuxième cours de la matinée.

Au début de l’année, la première fois que cela s’était produit, Hubert s’était moquée d’elle, pensant qu’elle était arrivée en retard au lycée, qu’elle avait raté son bus ou que son réveil n’avait pas sonné.

Isabelle l’avait détrompée : elle n’avait simplement pas le même emploi du temps que lui. Hubert avait été surpris. Isabelle était la seule dans ce cas et il ignorait cela possible. Cependant, il n’avait pas insisté, cela ne le regardant pas et comprenant que sa nouvelle camarade ne développerait pas.

De plus, Isabelle ne venant pas au cours où Hubert brillait, cela équilibrait les compétences. La jeune femme possédait en effet d’immenses connaissances, laissant souvent Hubert sans voix. De ce fait, Isabelle ne pouvait pas jalouser Hubert, ne le voyant jamais manipuler la magie avec brio devant les autres camarades médusés aux regards haineux.

Ils se rendirent en cours de calligraphie. Pendant deux heures, les élèves devaient recopier sans la moindre faute et avec des lettres sublimes des textes faisant l’apologie du roi. Le professeur passait dans les rangs et déchirait toute feuille non conforme. L’élève devait alors tout recommencer à zéro. Les élèves ne parvenant pas au résultat minimum souhaité allaient en retenue jusqu’à ce que le travail soit convenable.

Hubert regarda Isabelle qui traçait des lettres sublimes apparemment sans le moindre effort. La jeune femme ressortait toujours de ces cours avec la note maximale. Hubert soupira. Lui évitait systématiquement la retenue de justesse. Cette matière lui apportait ses pires notes.

- Tu ne veux pas le faire pour moi ? chuchota-t-il alors que le professeur réprimandait un élève. Il ne reste qu’un quart d’heures. Je n’arriverai jamais au minimum requis. Je ne veux pas recommencer encore en retenue. Ça sera ça de temps en moins pour travailler. S’il te plaît !

- Je ne tricherai pas, cingla Isabelle.

- On s’en fout de savoir bien écrire, gronda Hubert. Quel intérêt ? Je n’écrirai jamais en tant que guide de la lumière. Tout se fait par télépathie.

- C’est la volonté du roi, rappela Isabelle.

- Vive le roi, murmura Hubert avant de se remettre au travail.

La retenue ne lui échappa que de justesse. Il soigna son poignet douloureux au moment d’entrer dans le réfectoire. Les deux camarades s’assirent seuls à une table, loin des autres.

- Tu as le droit d’aller manger avec d’autres gens, précisa Hubert.

- Avec qui ? demanda Isabelle. Les dindes qui passent leurs journées à glousser et à baver sur les photos des guides ou les mâles porteurs de testostérone qui se pavanent et mettent la main au cul de tout ce qui porte des nichons ?

Hubert ricana. Dis comme ça, cela ne donnait guère envie en effet.

- Je n’ai pas envie d’aller vers eux. Ils sont trop nombreux.

- Nombreux ? répéta Hubert qui ne s’attendait pas à un tel adjectif.

Isabelle hocha la tête avant de replonger la tête dans son assiette de pâtes. Hubert n’insista pas. Après tout, personne d’autre de la promotion n’acceptait de manger avec lui et les grands le repousseraient. S’il était doué par rapport à ses camarades, il n’était rien par rapport aux grands.

L’après-midi, Hubert se rendit en cours de transformation. Il galérait un peu sur cette compétence magique. Isabelle s’engagea seule dans un autre couloir et rejoignit sa salle de travail. Elle s’assit et attendit sagement la venue du professeur. Il arriva rapidement. Comme toujours, elle ne leva pas les yeux sur lui et resta parfaitement silencieuse.

- Télékinésie, annonça monsieur Benet. Fais bouger ce verre.

Isabelle leva les yeux sur l’objet, grimaça puis activa ses pouvoirs. À peine commença-t-elle à manipuler la magie que son professeur gronda.

- Non !

Isabelle cessa immédiatement en tremblant, les yeux toujours baissés.

- Pas comme ça. Ferme les yeux et ressens.

Isabelle obéit. Son professeur contacta très lentement la magie, détaillant chaque petite modulation afin qu’Isabelle les ressente précisément et le verre se déplaça d’un pouce.

- À ton tour, ordonna-t-il d’un ton froid.

Pendant la première année, il s’était montré doux, chaleureux et avenant. Le temps passant, il devenait froid, glacial même, cinglant. Isabelle sentait qu’il perdait patience. Elle s’en voulait tellement d’échouer. Elle espérait tant le rendre fier, parvenir enfin à utiliser correctement la magie !

Isabelle activa ses pouvoirs.

- Non ! répéta monsieur Benet et Isabelle stoppa.

La jeune femme ferma les yeux, ressentit l’usage de son précepteur puis activa ses pouvoirs. Elle fut rebutée de la même manière.

- Encore ! ordonna-t-il.

Isabelle pleurait silencieusement, de déception. Ses échecs répétés lui minaient le moral. Des années à essayer pour un résultat nul.

- Persévérance, Isabelle. Tu vas y arriver. Je crois en toi. Continue.

À peine contacta-t-elle ses pouvoirs qu’il la refoula. « Pas comme ça », répétait-il avant de lui montrer la bonne manière. Isabelle voulait bien faire. Elle n’y parvenait pas malgré toute sa bonne volonté. La sonnerie retentit.

- Tu peux disposer, cracha monsieur Benet d’un ton transparent de déception. Pas de magie !

Isabelle sortit. Des deux heures, elle n’avait pas levé les yeux sur son professeur, en signe de respect. Elle tourna au bout du couloir et glissa au sol, le dos contre le mur. Elle sanglota, laissant libre cours à ses gémissements interdits devant son précepteur.

Enfin remise, elle se releva, prête à rejoindre Hubert à la bibliothèque. Elle parcourut plusieurs couloirs, vides à cette heure où tout le monde se trouvait en étude.

- Isabelle Cheriez ?

La jeune femme se tourna vers la voix qui venait de l’interpeler. Un quatrième année se trouvait devant elle, reconnaissable à sa ceinture rouge. Grand, il arborait la musculature du jeune homme de vingt ans qu’il était. Brun aux yeux marrons, il aurait pu être beau si son visage avait été moins froid. Il transperçait Isabelle des yeux.

- Tu es bien Isabelle Cheriez ? demanda-t-il.

- En effet.

- Viens par là, ordonna-t-il.

Isabelle ne broncha pas. D’où cet élève se permettait-il de lui donner un ordre ? Pour qui se prenait-il ? Isabelle ressentit l’usage de la magie autour d’elle. Un ver s’enroula autour de son poignet et l’obligea à avancer vers le quatrième année.

- Lâche-moi ! ordonna-t-elle. Tu n’as pas le droit de faire ça !

Le ver autour de son poignet se déplia, remonta le long de son bras, atteignant le cou autour duquel il s’enroula.

- Retire ça ! s’écria Isabelle, qui, n’ayant pas le droit d’utiliser la magie en dehors de la présence de monsieur Benet, ne pouvait pas se défendre.

« De toute façon », pensa-t-elle, « même si j’en avais le droit, je n’ai aucune chance face à un quatrième année. »

Le jeune homme à la ceinture rouge leva la main et tira vers lui d’un coup sec. Isabelle se retrouva obligée d’avancer, comme si une laisse la reliait à ce salopard.

- Je ne suis pas un chien ! Retire-moi ça ! gronda Isabelle.

Il soupira en secouant la tête. Il haussa les épaules et Isabelle tomba à genoux en hurlant. Il venait d’user de magie pour la faire souffrir. C’était interdit. Isabelle se trouvait très proche des bureaux des professeurs. Ne l’entendaient-ils vraiment pas crier ? Étaient-ils trop occupés pour percevoir les hurlements ? Se trouvaient-ils dans une autre aile, à réaliser des expériences ?

La douleur cessa enfin. Isabelle se trouvait à genoux au pied de l’homme à la ceinture rouge.

- Vas-tu me suivre maintenant ?

- Oui, promit Isabelle.

- Oui, monsieur, la corrigea le quatrième année.

- Oui, monsieur, répéta Isabelle, dégoûtée de devoir s’abaisser devant lui.

Il fit quelques pas dans le couloir. Isabelle se releva et le suivit, son regard crachant du feu mais le cou toujours enveloppé du collier la soumettant. Il finit par entrer dans une salle de classe vide. Il lui désigna une chaise. Elle s’assit et il jeta une feuille sur la table.

- Fais mon devoir, ordonna-t-il.

Isabelle prit la feuille : calligraphie.

- Il paraît que tu es très douée. Ça ne devrait pas te prendre trop de temps. Grouille-toi. J’ai autre chose à faire !

- Je ne vais pas… commença Isabelle qui s’arrêta, une décharge de douleur venant de parcourir son dos.

- Pardon ? lança le quatrième année.

Pour toute réponse, Isabelle se saisit du stylo et commença à recopier le texte à la gloire du roi. Elle ne connaissait pas cette œuvre, réservée aux grands, si bien qu’elle se trompa à deux reprises en oubliant des mots, l’obligeant à tout refaire. La calligraphie ne permettait aucune rature.

Éreintée, elle tendit son travail au quatrième année.

- Sois plus rapide la prochaine fois ! gronda-t-il avant de s’éloigner et le collier disparut avec lui.

« La prochaine fois », répéta Isabelle. Ce salopard comptait recommencer. Elle se releva, bien décidée à tout faire pour qu’il lui fiche la paix. Elle n’était pas du genre à se laisser faire. Elle poussa la porte réservée aux professeurs et entra dans l’aile dédiée. Elle arpenta les couloirs jusqu’à se trouver devant la pièce désirée. Elle attendit sagement devant la porte pourtant ouverte.

- Entre, Isabelle. Qu’est-ce que tu veux ? demanda monsieur Benet.

Que faisait-il ? Isabelle l’ignorait. Ne pouvant lever les yeux sur lui, elle ne pouvait pas le savoir.

- Un élève de quatrième année vient de me forcer à faire son devoir de calligraphie en usant de magie sur moi, un sort de douleur.

Il y eut un petit silence qu’Isabelle fut incapable d’interpréter. Si elle avait levé les yeux, elle aurait vu son précepteur sourire mais le regard rivé sur le plancher, Isabelle ne perçut pas cet instant de bonheur chez le professeur.

- Bien écrire n’est guère utile à un guide de la lumière de toute façon, annonça monsieur Benet.

Isabelle en suffoqua. Venait-il réellement d’approuver le geste du quatrième année ?

- Il m’a fait souffrir avec la magie, répéta Isabelle.

- Korlan a besoin de se faire les dents, indiqua monsieur Benet. Profite donc de la présence de magie autour de toi pour ressentir comment il s’y prend. Il passera bientôt son premier cercle. Tu ferais mieux de tenter de l’imiter au lieu de te plaindre. Sors maintenant. Tu es attendue en étude.

Isabelle resta un instant figée, un moment de trop.

- Sors, Isabelle, siffla monsieur Benet.

Isabelle frémit et se retrouva précipitamment dans le couloir. Elle rejoignit Hubert à la bibliothèque, choquée. Elle se cacha derrière un livre qu’elle ne lut pas. Lorsque l’heure du dîner arriva, elle avait repris contenance si bien qu’Hubert ne se rendit compte de rien.

 

Salle de travail d’Angélique Fremigan – Vendredi 11 octobre 2002

 

- J’ai enfin de quoi tenir Korlan par les couilles, annonça Alexandre.

- Oh ! Excellent ! s’exclama Angélique. De quoi s’agit-il ?

- Il a torturé Isabelle avec la magie, indiqua Alexandre, tout sourire.

- Cette saleté ne mérite que cela, cracha Angélique.

- Certes, mais cela reste interdit.

- Non, répliqua Angélique.

- Il ne connaît pas sa nature. Il la croit une élève normale du collège. Faire ça à un élève classique est interdit.

Angélique ne put qu’admettre. Elle ricana.

- Le roi va être content.

« Vive le roi », dirent en même temps les deux professeurs.

Angélique continua :

- De quoi faire manger Korlan dans sa main en cas de sortie de route. Cette accusation lui causerait une révocation. Un serviteur soumis de plus parmi les puissants. Tu dois être ravi de la souffrance de la serpillière.

- Qu’elle souffre n’est pas pour me déplaire, précisa Alexandre. Ne pas être à l’origine de sa douleur me dérange davantage.

- Tu n’es pas guide de la lumière, rappela Angélique.

- Je ne le serai jamais ! gloussa Alexandre. Manger dans la main du roi ?

« Vive le roi » clamèrent les deux professeurs.

- Très peu pour moi, poursuivit Alexandre. Je préfère ma liberté d’action ici, à faire mes recherches.

- Ne blasphème pas, prévint Angélique.

- Ce que je veux dire, c’est que je trouve mes pouvoirs bien plus utiles ici, à faire de la recherche, que dehors à traquer des opposants au régime et des magiciens noirs.

- Tes recherches ne donnent rien, répliqua Angélique acerbe.

- Peut-être que de la douleur magique va enfin lui montrer le bon chemin et la purifier.

- Tu penses vraiment que la torturer pourrait la dérider ? s’étonna Angélique. Je ne t’ai jamais entendu proposer cela. Tu t’es toujours montré très protecteur envers Isabelle.

- Je perds patience, admit Alexandre. Je ne vois aucune amélioration, pas la moindre. Se retrouver au milieu des autres élèves était censé permettre le déclic.

- Cela ne fait que cinq semaines, rappela Angélique. Laisse le temps au temps.

- J’en ai marre, admit-il. Seize ans que je la surveille. Seize ans à rester là, sans pouvoir bouger.

- Tu le savais en acceptant la mission, fit remarquer Angélique. Tu disais que tu t’en fichais, que tu aimais travailler au centre de recherches de toute façon.

- J’ai besoin d’une pause.

- Tu n’as pas la possibilité d’un tel luxe.

- Je sais, grogna Alexandre. Je suis heureux de me sacrifier pour Sa Majesté.

- Vive le roi, répondit Angélique.

- J’ai juste un léger passage à vide, indiqua Alexandre. Ça passera.

- En attendant, tu laisses Korlan torturer Isabelle.

- Je vais faire mon rapport à Sa Majesté en espérant qu’il me permettra de laisser faire. Je suis vraiment curieux de savoir l’effet que cela aura sur elle.

Angélique sourit avant de retourner à sa recherche, laissant son collègue rédiger son difficile compte rendu. Alexandre Benet rejoignit son bureau où il prit le temps de formuler tous ses arguments, d’expliciter ses besoins, ses attendus, ses espérances. Il reçut, ravi, l’accord du roi pour poursuivre l’inaction face aux actes de Korlan. Sa Majesté le félicita même pour ce moyen de pression sur le futur guide de la lumière. Alexandre Benet retourna à ses recherches avec un immense sourire.

 

Bibliothèque – Jeudi 17 octobre 2002

 

- Je t’assure que tu as une mine affreuse, chuchota Hubert.

Isabelle serra les dents. Ce salopard de quatrième année ne se contentait plus des travaux de calligraphie mais également des rédactions d’histoire de la magie. « De quoi compléter tes lectures » avait ricané monsieur Benet lorsqu’elle lui en avait fait part. Isabelle avait arrêté d’en parler à son précepteur. À quoi bon ? Il s’en fichait. Isabelle se demandait même s’il n’encourageait pas Korlan à poursuivre.

- Ça t’arrive de dormir ? demanda Hubert.

Isabelle hocha la tête. Elle dormait très bien. Comme toujours, il suffisait de convoquer cette image, la même, de la regarder profondément avant de s’endormir calme et tranquille, quel que fut son état précédent. Le sommeil ne représentait aucunement une difficulté.

Son incapacité à lancer un sort la rendait très nerveuse et monsieur Benet s’énervait de plus en plus. Elle le sentait sur les nerfs et n’avait aucune envie de s’attirer les foudres d’un cercle 4. S’il devait lancer un sort de douleur sur elle, il n’aurait rien de commun avec ceux de Korlan.

Devoir faire les devoirs de Korlan en plus des siens n’aidait pas. Cela avait toutefois un intérêt : elle apprenait beaucoup. Ses connaissances théoriques grandissaient à vitesse exponentielle. À quoi bon quand la pratique se refusait obstinément à elle ?

- Tu as bien besoin de vacances, lança Hubert. Tu vas où pendant les congés ?

Isabelle leva un regard gêné vers Hubert.

- Nulle part, finit-elle par murmurer, très mal à l’aise.

- Profites-en au moins pour aller au cinéma ! s’exclama Hubert. Sans rire ! T’as une tête à faire peur !

« Le cinéma », pensa Isabelle. Elle se souvint la première fois qu’elle avait humblement demandé la permission à monsieur Benet. « Et qui t’y conduira ? » avait-il répliqué. « J’ai autre chose à faire que jouer les protecteurs. » Elle avait abandonné l’idée.

Le précepteur avait admis la possibilité de l’emmener au centre commercial afin qu’elle y achète elle-même ses vêtements lorsque les précédents se retrouvaient immettables. Et encore ! Ces sorties ne se faisaient que si monsieur Benet trouvait satisfaisant le travail d’Isabelle. Combien de sorties avait-il annulées d’un ton sec n’admettant aucune contradiction ? Isabelle ne les comptait plus. Cinq moments de bonheur à se promener dans les rayons en pleine journée, là où la foule était la moins dense, sous les yeux brûlants d’un monsieur Benet qui détestait clairement se trouver là.

Cinq sorties, voilà tout ce dont elle se souvenait. Peut-être y en avait-il eu quand elle était plus petite, elle ne se rappelait plus.

- T’as besoin de changer d’air, continua Hubert. Tu sais, si tes parents sont d’accord, tu pourrais venir chez moi ! Ma mère prépare toujours plein de sorties : zoo, piscine, parc d’attraction, cinéma 3D, avion 0G. Je ne m’ennuie jamais !

- Je ne peux pas, Hubert. Monsieur Benet n’acceptera jamais…

- Qui est monsieur Benet ? demanda Hubert qui n’avait jamais entendu ce nom.

- Mon précepteur, indiqua Isabelle. C’est lui qui me donne des cours de magie pendant les vôtres.

- Un prof te donne des cours particuliers ? s’étonna Hubert.

Isabelle hocha la tête. Hubert n’en revenait pas.

- Si tu ne demandes pas, tu ne risques pas d’obtenir un accord !

- Je connais déjà sa réponse, maugréa Isabelle.

 

Bureau d’Alexandre Benet – Jeudi 17 octobre 2002

 

Alexandre peaufinait un article de recherche lorsque des coups sur sa porte l’interrompirent.

- Entrez, permit-il avant de lever les yeux sur son invité. Charles-Hubert ?

Qu’est-ce qu’un élève de première année pouvait bien lui vouloir ?

- Isabelle ? lança-t-il alors que sa protégée entrait, les yeux baissés, dans l’attitude soumise qu’il l’avait dressée à avoir, la seule qui seyait à une larve de son espèce.

- Monsieur Benet, dit Charles-Hubert, j’aimerais inviter Isabelle à venir passer les vacances chez moi. Le permettriez-vous ?

Alexandre en fut muet de stupéfaction. Isabelle, sortir de l’école ? C’était inconcevable. Puis Alexandre réfléchit. Il transperça le jeune homme des yeux. Un autre élève aurait demandé qu’Alexandre aurait refusé mais l’adolescent devant lui n’était pas n’importe qui.

« Je voudrais parler à Charles-André de Ranti », annonça Alexandre sur le canal télépathique modéré.

« Monsieur Benet, je vous écoute. Que puis-je pour vous ? »

« Isabelle Cheriez demande l’autorisation de sortir de l’école pour les deux semaines de vacances. Je voulais vous proposer de vous charger de cette mission de surveillance. Vous n’êtes pas sans ignorer que... »

« Je sais qui est Isabelle Cheriez » gronda télépathiquement Charles-André de Ranti en retour. « Pourquoi devrais-je m’abaisser à surveiller cette gamine qui devrait être morte depuis longtemps ? »

« Parce que votre fils vient de l’inviter à passer les vacances chez vous » annonça Alexandre, très content de son petit effet.

Cette mission permettrait en effet au guide de la lumière de passer les quinze jours de congé en famille, payé et sous mission.

« Elle est dressée. Elle n’utilise jamais la magie en dehors de ma présence et je lui signifierai de nouveau cette interdiction avant son départ » précisa Alexandre. « Votre mission sera simplement de la surveiller et de me la ramener au moindre écart. En aucun cas vous n’avez autorisation de la punir vous-même. Rien ne doit interférer avec mon travail de recherche. »

« Sauf les tortures infligées par Korlan » fit remarquer Charles-André de Ranti.

Alexandre sourit.

« Votre réponse, guide de la lumière ? » interrogea Alexandre.

Devant lui, l’adolescent attendait avec calme. Il avait sans aucun doute senti l’usage de la magie et compris son but même s’il ne pourrait jamais capter l’échange, bien protégé. Isabelle, elle, attendait, soumise. Alexandre constata qu’elle tremblait. Parfait. Cette attitude était exactement celle requise, une petite biche terrorisée et obéissante. Elle ne méritait pas mieux.

« J’accepte la mission de surveillance » répondit Charles-André de Ranti.

- C’est d’accord, annonça Alexandre à voix haute.

Il perçut le hoquet de surprise d’Isabelle. La jeune femme n’en revenait clairement pas.

- Super ! s’exclama Charles-Hubert. Merci beaucoup, monsieur Benet.

L’adolescent sortit du bureau en tirant Isabelle, paralysée et muette de stupeur avec lui. La porte se referma et Alexandre se permit de ricaner. Deux semaines de liberté sans son boulet ! Il cessa d’écrire son article pour planifier ses vacances. Cette saleté avait intérêt à ne pas déraper, l’obligeant à revenir plus tôt. Si elle osait lui faire ça, il ne répondrait plus de rien. Il avait vraiment besoin d’air.

 

Salle de travail – Vendredi 18 octobre 2002

 

- Bonjour, Isabelle, lança Alexandre d’un ton gai.

- Bonjour, monsieur, répondit-elle d’une voix soumise, les yeux baissés.

- Prends place, je t’en prie, dit-il joyeusement. Tu dois être heureuse d’aller chez les de Ranti.

- Je n’irai pas, monsieur, indiqua Isabelle d’une voix démise.

Alexandre mit quelques secondes à percuter. Elle… quoi ?

- Je t’ai donné la permission, Isabelle, rappela Alexandre. Tu peux y aller.

- Je ne veux pas risquer de leur faire du mal, chouina Isabelle.

Alexandre dut se retenir d’exploser de rire. Il se contint car après tout, cette pensée était logique après tous les mensonges que la gamine avait entendu toute sa vie.

- Isabelle, dit-il d’une voix douce et chaleureuse qu’il n’avait pas usé devant elle depuis au moins dix ans, tu penses bien que si je t’envoie là-bas, c’est que je suis certain de la sécurité de tes hôtes.

Isabelle cligna plusieurs fois des paupières mais malgré sa surprise, ne leva pas les yeux sur son interlocuteur, comme n’importe qui l’aurait fait dans sa situation. Déterminer les émotions de l’autre par le regard était normal. Alexandre fut heureux de constater qu’Isabelle conservait son attitude soumise malgré sa tourmente émotionnelle. Son dressage, voilà au moins une chose qu’il avait réussi.

- Charles-André de Ranti, le père de Charles-Hubert, est guide de la lumière cercle 5, indiqua Alexandre.

Isabelle s’en retrouva bouche bée. Visiblement, ces deux adolescents ne discutaient guère de leur vie privée. Il fallait admettre qu’ils passaient le plus clair de leur temps à bosser, ce qui était l’unique raison pour laquelle Alexandre n’avait jamais œuvré pour qu’Isabelle s’éloigne de ce jeune homme.

- Il restera avec vous durant toutes les vacances, finit Alexandre.

« Pour te surveiller » pensa-t-il tandis qu’Isabelle pensait « Pour protéger sa famille de moi ».

- Tu vois ! Tu n’as pas de souci à te faire. Tout se passera bien. Et de toute façon, tu n’utiliseras pas la magie là-bas, n’est-ce pas, Isabelle ?

- Non, monsieur, assura la jeune femme d’une voix tremblante de terreur.

- Tu veux y aller? demanda Alexandre, plein d’espoir.

- Oui, monsieur, quémanda Isabelle.

- Montre-moi ta bonne volonté. Feu, aujourd’hui. Allume une bougie.

Il la posa devant elle. Isabelle ne se plaignit jamais des deux heures qui suivirent. Alexandre se montra bien plus chaleureux et encourageant que ces dernières années. La promesse de vacances reposantes loin du lycée lui donnait des ailes. Malgré cela, Isabelle ne parvint à rien mais Alexandre n’en prit pas ombrage. Il avait la tête ailleurs.

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Arnault Sarment
Posté le 21/11/2024
J'aime la structure assez originale de ton récit (un coup sur les manipulateurs, un coup sur les manipulés). Il y a aussi un contraste intéressant entre deux ambiances aux antipodes... Du coup, j'ai hâte de lire la suite !
Nathalie
Posté le 21/11/2024
Merci pour ton commentaire.

Pas facile de se mettre dans la peau de tout le monde. Je suis ravie que ça passe bien et que ça plaise.

Bonne lecture !
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