La vie est remplie de certitudes faites pour être ébranlées à mesure que l’on gagne en maturité. Aujourd’hui est pour moi le jour de revoir de A à Z mon plan d’avenir parfait.
Depuis mon plus jeune âge, j'ai toujours réussi à me sortir de tout un tas de situations déplaisantes et inconfortables. Pourtant, aujourd'hui, je suis si peu sûre de moi que le ciel pourrait me tomber sur la tête sans même que je m'en aperçoive.
J'étais si fière d'avoir réussi à tenir tête à mon père concernant mon choix de carrière. Ces trois dernières années, je n'ai cessé de lui rabâcher que je fais ce qui me paraît être le mieux pour moi et, surtout, que c'est ce qui me plaît. Et pourtant me voilà major de ma promo, sans autre perspective qu'une offre pour un service qui ne me tente absolument pas.
Sur le papier, tout est merveilleux. Une proposition de poste d'infirmière pour un contrat à durée déterminée de trois mois, se prolongeant sur une mise en stage et amenant à une titularisation. Le rêve de tout professionnel travaillant en service public. Même mes camarades n'ont pas eu de meilleures offres, bien qu'ils aient obtenu les services qu'ils désiraient. Et me voilà avec, cette promesse alléchante, mais pour une spécialité décriée de tous. Même être recrutée en maison de retraite est plus valorisant.
Pour passer le contre-coup de ce tête-à-tête qui me déstabilise, je prends un instant pour détailler la pièce dans laquelle je me trouve. Elle est plutôt spacieuse puisqu'elle accueille un beau bureau en bois foncé, sûrement du noyer, et la table ronde à laquelle nous sommes installés. Une grande armoire à demi-ouverte, placée à côté de la fenêtre, laisse entrevoir un nombre incalculable de dossiers. Ni tableau, ni photo ne viennent décorer les murs jaunâtres de la pièce.
« Quel endroit triste et lugubre pour y travailler des journées complètes » constate tristement ma conscience.
Mes yeux passent, à présent, sur les différents papiers étalés devant moi, pour finir leur course dans ceux de l'homme qui me fait face. Ce quinquagénaire aux cheveux grisonnants, a tout d'un homme d'affaires dans son costume bleu parfaitement taillé.
Et pourtant ses yeux, aux traits marqués par l'âge, trahissent l'inquiétude et l'urgence de la situation. Il semble crispé et n'a pas cessé d'être aux petits soins pour moi depuis mon arrivée. À mon avis, c'est un poste pour lequel il a du mal à trouver quelqu'un. Je peux même affirmer, sans trop d'hésitation, que cet emploi peut être à moi dès demain si je le désire. J'ignore combien ont refusé avant moi, mais à en juger par sa posture peu rassurée, il semble craindre un énième rejet.
— C'est avec des enfants, m'informe-t-il d'un ton mal assuré. Ils ont entre quatre et quatorze ans.
Évidemment je le savais, puisque c'est moi qui ai postulé. Cependant, j'ignore si ce doux souvenir doit me réconforter ou, au contraire, me faire prendre les jambes à mon cou. Jamais, en trois ans de stages, je n'ai envisagé de travailler avec cette population que je trouve bien trop fragile et qui me met à chaque fois mal à l'aise. Non pas que je n'aime pas les enfants, mais comme pour chaque domaine du milieu médical, je pense que tout le monde n'a pas la fibre pour travailler avec eux. Moi par exemple, je ne suis pas de ceux qui s'arrêtent sur le relationnel. J'aime la technicité et l'adrénaline, ce qui, à mon avis, n'est pas vraiment compatible avec la prise en soin des plus jeunes.
Dans un mouvement incontrôlé, mes jambes se mettent à bouger d'elles-mêmes, faisant vibrer la table et trahissant la nervosité qui me gagne.
— Vos horaires seraient du matin ou d'après-midi en fonction des semaines, continue machinalement mon interlocuteur.
« Mouais, ce n'est pas l'information du siècle, puisque la plupart des services de soins fonctionnent ainsi » critique ma conscience, exaspérée.
Soudain, ses yeux lagon s'illuminent, comme s'il s'apprêtait à me sortir son argument ultime.
— La structure est fermée du vendredi soir au lundi matin, vous aurez donc tous vos week-ends. A vous la liberté du samedi soir !
Alors que l'information tombe, je reste complètement stoïque. Travailler le week-end n'est pas quelque chose qui me dérange, au contraire. Pour en avoir déjà fait lors de mes stages, je trouve que ce sont les deux jours les plus intéressants de la semaine. Pas de cadre, pas ou peu de médecins, il y a généralement moins de soins à faire ce qui rend le rythme de travail moins intense et favorise le temps passé avec le patient.
D'accord dans certains services spécifiques, comme les urgences, la cadence reste la même mais je peux vous affirmer que, quel que soit le service, un rythme de week-end est bien moins pesant.
Assise sur ma chaise, droite comme un piquet et aussi silencieuse qu'une pierre tombale, j'ignore l'image que je renvoie à cet instant précis, mais je vois bien à l'attitude enjouée du DRH, qu'il met tout en œuvre pour m'amadouer.
Concrètement, ce poste ne m'intéresse absolument pas. Enfant plus psychiatrie, merci mais je ne tiens pas à être la risée parmi mes copines d'école. Et puis au-delà de ça, je ne pense pas avoir les qualités nécessaires pour évoluer dans ce genre de spécialité. Quand l'offre est apparue sur mon ordinateur, je me souviens de m'être dit que je ne serais jamais appelée. Visiblement, les dieux de l'emploi en ont décidé autrement puisque c'est le seul hôpital qui m'a répondu.
Les yeux vissés dans les siens, je compte bien lui faire comprendre qu'il n'y a aucun moyen que je rejoigne l'une de ses équipes. Après de longues minutes à avoir écouter mon interlocuteur, je retrouve enfin confiance en moi.
— Avez-vous eu beaucoup de candidatures pour ce poste ? questionné-je, en m'avançant pour poser mes avant-bras sur la table.
Il semble décontenancé par ma question, regroupant à la hâte, toutes les feuilles qu'il avait pris soin de porter à ma connaissance pendant sa plaidoirie.
— Un certain nombre, oui, acquiesce-t-il précipitamment sans pour autant s'éterniser avec des détails.
Plus je l'observe s'activer de la sorte, et plus il paraît tendu et mal à l'aise. J'aperçois même une goutte de sueur perler à la naissance de son front. J'ignore quels sont les enjeux de cette embauche mais, il est clair que cet entretien ne prend pas du tout la tournure qu'il aurait voulue.
— Pourquoi avoir retenu la mienne ? demandé-je de but en blanc, profitant ainsi du malaise ambiant pour saboter mon entretien. Comme vous l'avez constaté, je n'ai aucune expérience auprès des enfants et mes stages de psychiatrie se résument à de l'extrahospitalier. On ne peut pas dire que je sois la candidate idéale.
Il est comme en arrêt sur image, la bouche grande ouverte, réfléchissant à ce qu'il va bien pouvoir répondre. Le ton presque supérieur que j'ai adopté semble n'avoir que peu d'effet car il se ressaisit rapidement.
— Eh bien, commence-t-il en regardant une nouvelle fois mon portfolio, vos retours de stages sont tout à fait honorables et élogieux. Aussi, vous avez su attiser ma curiosité par le biais de votre lettre de motivation, vantant votre capacité à vous adapter à tous les lieux qui seront disposés à vous accueillir. Est-ce du baratin pour vous faire bien voir ou il y a un peu de vérité dans vos propos ?
Il a repris sa posture rigide et droite que l'on incombe à quelqu'un de sa fonction. Il semblerait que mon impertinence n'ait pas eu l'effet escompté.
— Pourquoi avoir postulé chez nous, mademoiselle Touerya ? m'interroge-t-il soudainement, fier d'avoir définitivement repris le contrôle de l'entretien.
Évidemment, en bonne élève que je suis, je m'étais préparée à une telle question, d'autant plus que ce n'est pas un secteur dans lequel je me vois évoluer éternellement. Seulement, vu le virage que prend cette entrevue, je suis complètement décontenancée. Moi qui pensais me saboter, finalement je ne vais peut-être pas en avoir besoin.
— Heu, eh bien... bégayé-je timidement en jouant sous la table avec mes doigts. Je me suis ouverte à toutes les possibilités qui s'offrent à moi et je suis tombée sur votre proposition.
Les yeux rivés sur mes doigts, signe de mon inconfort, je n'ose même plus croiser le regard de mon interlocuteur.
« Roxane, fais quelque chose ou dis un truc », hurle ma conscience pour me remotiver. « Trois ans d'études pour ça, non ! Tu vas lui montrer de quel bois tu te chauffes ! »
Sur ces bons conseils, je me reprends et décide de jouer franc jeu avec lui, car, après tout, je n'ai rien à perdre puisque je n'attends rien de ce tête-à-tête interminable.
— Pour être honnête avec vous, vous êtes le seul centre hospitalier qui m'ayez répondu. Je suis jeune diplômée, ce qui signifie que je n'ai aucune expérience concrète hormis mes stages, de ce fait, j'ai postulé partout où il y avait des offres. Je pensais que ma candidature passerait inaperçue chez vous et que j'aurais d'autres opportunités ailleurs. Il semblerait que je me sois trompée.
Tout au long de mon petit monologue, j'ai vu les traits du visage de mon interlocuteur évolués pour se durcir de plus en plus.
— Bien, m'interrompt-il brusquement en se levant. Je crois que j'ai enfin entendu tout ce que je voulais. Je suis navré de ne pas être DRH d'un grand centre hospitalier de soins généraux, mais au vu de l'ouverture d'esprit que vous défendiez dans votre lettre, je m'attendais à plus de combativité de votre part. Au moins, je ne peux vous retirer votre franchise. Je garde votre candidature et vous laisse une semaine pour réfléchir à votre engagement chez nous, mademoiselle. Passés ces sept jours, je prendrai votre refus en considération.
Je me lève, surprise et déboussolée par ses dernières paroles. Je me demande comment il peut encore vouloir de moi dans son effectif après le discours que je lui ai tenu. Tête baissée, je récupère mon sac et mes papiers, comme une enfant qui vient de se prendre la soufflante de l'année. D'un pas timide, je le rejoins à l'embrasure de la porte et le salue poliment d'un mouvement de tête. Je m'apprête à lui tourner le dos quand il m'interpelle.
— Sauver des vies ne se limite pas à travailler en soins généraux, mademoiselle Touerya, lance-t-il d'une voix plus douce que précédemment. Un CDD de trois mois ne vous engage que sur une courte durée. Réfléchissez-y.
— Très bien, réponds-je simplement en faussant rapidement compagnie à mon interlocuteur.