Oh, vous vous demandez d’où provient cette délicate voix qui claironne dans votre tête ? Vous aimeriez savoir quelle est donc cette présence pleine de charme mais un brin envahissante ? N’ayez aucune crainte, vous n’êtes pas sous le couperet de la folie, ou du moins, pas à cause de moi. Certes, nul ne peut me voir et nul autre que vous ne peut m’entendre. Pour autant, je ne vous veux aucun mal. Je viens seulement vous entretenir à propos d’une sale affaire, à laquelle, je l’espère, vous saurez apporter une meilleure conclusion.
Mais commençons par le début, un début qui s’apparente plutôt à une fin d’ailleurs...
Je revenais d’un long et pénible périple, une éreintante marche à travers le Désert Blanc en l’appréciable compagnie de mon ami Routy. Portés sur les restes de nos sandales usagées, on titubait tous les deux d’un pas lent, le corps fourbu et poisseux de sueur, simplement vêtu d’un pagne bruni par la poussière. Quant à nos visages ravinés de cernes et de sable, ils ne s’ombrageaient que d’un ridicule chapeau en jonc. Par chance, le soleil commençait enfin à se ternir d’un ciel bisé de nuages, nous offrant l’opportunité de jeter nos ridicules couvre-chefs.
Accessoirement, ce fut aussi l’occasion de réfléchir à ce qu’il venait de nous arriver ; la fatigue du voyage s’avéra des plus désorientantes, et on ne savait plus trop quels souvenirs appartenaient à la réalité ou aux hallucinations. Routy se trouvait être peu causant, comme toujours, mais je ne lui en voulais guère : je préférais garder mon souffle pour rester debout.
Dès la sortie du désert, nous avions croisé quelques sympathiques paysans ; ils eurent l’amabilité de nous offrir du pain et une jarre d’eau, mais pas d’âne pour notre route à travers les marais. En temps normal, moi et Routy on les aurait bien rudoyés un peu, histoire de les rendre plus généreux. Hélas, comme je vous l’ai dit, on n’était pas au mieux de notre forme. Pourtant, à nous deux, on savait faire piailler la bleusaille ! Tous les deux grands, surtout Routy, du genre baroudeur, roublards diront certains bien-pensants, on lançait un regard vif du haut de notre musculature d’athlète ! Moi, je dissimulais un muscle plutôt sec ; Routy, lui, arborait une viande plutôt épaisse... Bon, peut-être que mes talents martiaux reposaient plus sur la vitesse que la force, ce qui expliquait pourquoi Routy portait la jarre d’eau et omettait de m’en servir autant qu’à lui.
Qu’importe ! Nous avancions d’un pas bancal mais décidé vers la mer du Nord, on longeait le fleuve Hâp entre roseaux de papyrus et ramures de sycomores pour...
Oh.
Je vois que la région vous est étrangère. Vous êtes donc... d’une autre nationalité. Et... sinon, vous connaissez le royaume de Taouy ? Vous savez, ce pays bâti le long d’un fleuve qui découpe le désert, avec ses pyramides, ses dieux à têtes d’animaux et ses hiéroglyphes ? Oui, évidemment que vous le connaissez ! Le monde entier nous connaît. Par contre, je vous préviens de suite : cela fait plusieurs millénaires que l’on ne construit plus de pyramides, et je ne sais ni lire, ni écrire. Enfin, si vous m’êtes sympathique, je vous montrerai quand même un ou deux hiéroglyphes que j’ai appris. Et j’espère que vous n’allez pas vous imaginer que je n’aime pas les étrangers, au contraire, j’en connais plein des étrangers moi !
D’ailleurs, moi et Routy nous arrivions justement à une ville établie et peuplée par plein d’étrangers : Alexendria.
Située en bordure de mer au nord de Taouy, la métropole prodiguait un étalage obséquieux de bâtisses en pierre avec un ou deux étages, en plus des temples accompagnés d’obélisques aux pyramidions étincelants d’or. Ces beaux quartiers dominaient les marais depuis leur colline, avec à leur sommet, le palais d’Alexen : une demeure copiant les temples achéens, toute ceinte d’une colonnade de malachite, une pierre d’émeraude aussi brillante que son toit aux tuiles gravées d’or. Bien avisé fut l’architecte qui édifia les plans de la cité, car en arrivant, on ne voyait que ses hauteurs, le reste étant masqué par une épaisse muraille. Et quand on connaît la ville, on sait à quoi s’attendre ! Oh, il y a bien quelques endroits pour vous donner une belle image des lieux, mais, ne vous y trompez pas ! Le reste n’est qu’entrelacs de maisons en briques crues où l’on se chamaille pour un bout de salaire.
C’est vrai, quand je suis arrivé avec ma femme et mon gosse, on pensait y trouver l’aventure au milieu de cette cohue d’étrangers. Il y avait principalement des achéens à la peau claire et aux barbes tressées, mais également des hurriens aux cheveux noués, des kébeniens affublés de toges cramoisies, des koushites à la peau noire venus de la pointe australe, et d’autres dont je ne saurai vous dire la provenance. Puis, il y a ces casbahs chamarrées, ces demeures aux mélodies entraînantes, ces maisons de bières sucrées d’alcools et filles de joie, ces estaminets aux fumets de viandes savoureuses, ces boutiques dressant mille étoffes, ces échoppes vendant des épices venues des quatre coins du monde, ces ateliers aux meubles et artefacts uniques, le tout sanctifié par une infinité d’idoles rieuses et sensuelles, de dieux et déesses lovés dans une myriade de senteurs ointe d’une brise saline.
À vous en couper le souffle.
Oh, j’oubliais l’essentiel : Alexen. Oui, le bâtisseur de cette ville était Alexen ! C’est Alexen le Grand en personne qui eut choisi l’emplacement ! Alexen le Conquérant, celui dont l’empire s’étendait sur tout le monde connu ! L’homme qui avait libéré Taouy de l’oppression de Ka-Dingir ! Avec ses armées d’achéens, Alexen se posa en libérateur et bienfaiteur pour notre pays. Bien qu’étranger, Alexen fut accepté en tant que pharaon, car sa gouvernance s’avéra des plus respectueuses. Sa cité servant de port avant tout, elle devint rapidement la plaque tournante de tous les trésors conquis ou marchandés par son détenteur. De quoi redorer notre royaume.
Alors comment ne pas être charmé par un lieu dont l’aura exhalait le pouvoir, la gloire et la richesse ? Comment ne pas succomber à l’envie de vivre au centre de monde ?
Toutes ces réjouissances ne furent qu’un leurre. Je ne l’avais pas compris à cette époque, mais l’ordre des choses restait le même : pour les petites gens comme moi, ce monde de rêves ne vous prend que comme esclave.
Dans ma jeunesse, je fus donc déçu de la ville mais pas de ses promesses, et je succombai à une folle idée : partir, loin, et à l’aventure. Mon bon ami Tétihermaanéférouptah-Tjaennébou, Téti pour les intimes, me proposa une offre que je ne sus refuser : m’engager dans l’armée d’Alexen au sein d’une division taouyenne.
Et voilà. Je laissai un compagnon de beuverie prévenir ma femme, et je partis pour de lointaines contrées sans donner de nouvelles.
Pendant sept ans.
Et je ne l’ai pas regretté ! Hormis une ou deux frayeurs, les guerres d’Alexen m’offrirent des aventures comme jamais ! Alors, lorsque le Conquérant trépassa de la peste, je me sentis obligé d’accepter une dernière mission : conduire son sarcophage dans un lieu secret au cœur du Désert Blanc.
À présent, je revenais à mon point de départ. Pour retrouver ma famille ? Que nenni. Si j’avais accepté de déambuler dans le Désert Blanc, ce n’était pas seulement par devoir, mais aussi pour retarder mon retour auprès du foyer. Et pour l’argent. Bon, je l’admets, je revenais uniquement pour ma paye. D’ailleurs ce n’était pas gagné ! La mission avait mal tourné et il ne restait que moi et Routy : nous allions devoir monter un sacré baratin pour percevoir notre dû.
Cette perspective, la vue de la cité et les souvenirs ranimés me donnèrent un frisson ; la caresse glacée parcourut mon échine et fit trembler tout mon squelette. La sueur continuait de m’étreindre et alors, il me vint une idée terrible. Je jetai un œil sur Routy : lui aussi affichait une mine horrible, avec suées et teint blafard. Non, ce ne pouvait être ça, pas après tout ce voyage. Routy et moi, on était juste crevé par sept jours de cavale dans le désert, dont deux avec quasiment aucun vivre. Ce frisson ne provenait que d’un vent marin.
On avança donc vers une porte en mobilisant nos dernières forces pour se donner plus fière allure ; on déambula à travers un petit chemin cerné de mauvaises herbes en passant sous l’ombre de quelques arbres ; et on sentit enfin le parfum de la ville, un mélange de sel, de fleurs, d’huiles, et en ce jour, de relents portés par les égouts.
L’air du temps se trouvait tout autant nauséabond. La mort d’Alexen plongeait son empire dans un éclatement sanglant où les amis et frères se dressaient les uns contre les autres, usant de manœuvres politiques et militaires desquelles je me sentais encore bien éloigné.
Avant même de passer la muraille, mes tympans goûtèrent à la diatribe d’un agitateur, un de ces orateurs au service d’un quelconque calculateur cherchant à attiser les foules. Au pied d’une porte, dressé sur un rocher, ce grand maigrichon à la peau tannée dominait une petite populace aux habits presque aussi miteux que les miens. Avec une pointe au cœur, je constatai que la plupart des spectateurs étaient taouyens, contrairement aux gardes éminemment achéens : avec leur casque d’hoplite à la crinière en brosse, on les repérait de loin. Un bouclier rond serré au flanc, ils surveillaient la scène sans oser intervenir. Le tribun y déployait tout son coffre de crécelle et gémissait son âpre monologue :
« Ne le ressentez-vous donc point ? dit-il avec un bras suppliant vers les cieux. Ne le voyez-vous donc point ? C’est dans l’air et la terre, la mer et la chair, jusque dans le vin et le pain. Je ne parle pas seulement de la peste. Je parle de la colère des dieux, de leur sentence venue pour nous étreindre ! Petit à petit, le poison distillé par le Conquérant se répand avec sa mort. De son or versé de sang, il a sali nos temples et les a emplis d’hommes corrompus. Mais les éternels ont eu leur revanche ! Alexen se targuait d’être fils de dieu mais le voilà mort à présent. Car sa grandeur résidait seulement dans ses blasphèmes ! Il s’est proclamé héritier des Deux-Terres, il s’est proclamé Pharaon sans en avoir le sang. Il a acheté les traîtres taouyens, il les a repus de ses trésors volés à des millions de dieux ! » J’approchai en baissant la tête, au cas où il pourrait voir que j’étais le genre d’homme à me laisser acheter par ces divins butins. « Alors, reprit-il avec une joie malsaine, les cieux ont envoyé la peste pour le frapper ! Et Alexen a succombé de la maladie comme tant d’autre, il a trépassé comme n’importe quel mortel ayant péché ! Son agonie fut longue et pénible. Ah ! Il a crié grâce, il a supplié aux dieux de l’épargner. Mais il était trop tard. Il devait payer pour son hérésie, et à présent, tout son risible empire va en subir le courroux ! » Son visage se grima d’un faciès dégouté à la voix méprisante : « Et les diadoques, ces anciens généraux d’Alexen avariés d’ambitions, les voilà qu’ils se disputent les restes de l’empire comme des charognes étripent un cadavre ! Ainsi, tous nous allons souffrir de leurs appétits, et cela jusqu’à ce qu’ils nous aient pris chaque grain de blé, chaque puits et chaque parcelle de terre.
— Alors il faut choisir le vainqueur ! cria un spectateur. On aura de quoi protéger notre pays !
— C’est bin vrai, dit un autre. Sans Alexen s’ra pire ! Y l’critique mais on vivait mieux avec lui !
— Mais sans lui il n’y aurait pas eu la peste ! » pleurnicha une femme.
La foule tout entière commença à s’écharper dans un débat assourdissant. Je fus bien aise de constater que plus d’un gardait un bon souvenir d’Alexen.
« VOYEZ ! hurla crescendo l’agitateur pour reprendre le fil, voyez déjà ici le trouble se répandre parmi nous ! Au lieu de nous rassembler, nous nous divisons sur les ruines que nous laisse le Conquérant. Or, ce n’est pas vers lui qu’il nous faut nous tourner ! Il nous faut revenir à la juste lignée des pharaons, afin de retrouver une gloire et une pureté perdues depuis trop longtemps ! C’est vers le puissant Mérithamon qu’il nous faut nous tourner, le seul descendant du roi-scorpion premier des pharaons et enfant du dieu Amon-Râ ! »
Un brouhaha de grogne et de rire secoua la foule ; l’agitateur ne faisait pas l’unanimité mais atteignait son objectif.
« OUI ! mugit-il les bras levés en l’air, et si nous refusons le retour du pharaon légitime, alors, la peste nous décimera tous ! Elle a commencé avec Alexen et se répand de plus belle ! Déjà elle frappe cette cité ! Mais, n’y voyez aucune injustice : seuls les impies en sont les victimes ! Si son mal vous frappe, allez au temple d’Amon-Râ trouver le grand-prêtre : c’est auprès de lui seul que vous pourrez obtenir le repentir nécessaire à votre guérison. »
D’ordinaire, je riais de ce genre de discours, et bien éméché, j’amochais l’orateur pour lui donner une avance sur sa fin du monde. Mais aujourd’hui, l’avenir me paraissait trop incertain. Surtout le mien.
On passa entre la foule en évitant de prendre part au chahut de plus en plus oppressant. Notre dégaine attira l’œil des gardes, sans les décider à faire du zèle pour deux hommes désarmés.
Enfin nous passâmes le porche aux faucons de calcaire blanc.
Nous retrouvions la fraîcheur d’Alexendria ! Routy et moi on se mit à l’ombre par réflexe, le soleil nous irritait depuis trop de jours. Même si je fus soulagé de ne plus sentir ma peau tiraillée sous le feu des rayons, la chaleur qui s’en dissipa me redonna des frissons.
On aurait pu, et on aurait dû s’arrêter, faire une pause, prendre un verre et manger un bout. Mais non ! Routy traça le chemin et je ne comptai pas me laisser distancer. C’est qu’il connaissait l’adresse où l’on nous récompenserait de nos bons et loyaux services. Il m’entraina dans un infernal dédale de rues bondées ; ça piaffait, criait, marmonnait, rigolait en vous lorgnant, bref, ça vous cassait les oreilles. Le plus énervant dans tout ce tohu-bohu, c’était de ne pas en comprendre la moitié ! Une ribambelle de dialectes incompréhensibles, pour la plupart achéens ; malgré mes quelques notions acquises ces sept dernières années, je ne parvenais toujours pas à en saisir un tiers. De plus, il faut savoir que les achéens ne sont pas tous vraiment des achéens. Non, voyez-vous, ils prient les mêmes dieux, viennent de l’autre côté de la mer du Nord, mais, ils s’efforcent de maintenir l’ambiguïté avec je ne sais combien de patois tous aussi ubuesques les uns que les autres. J’eus seulement retenu l’existence des argéadiens dont provenait Alexen, sans pour autant être capable de les distinguer des autres. Pour éviter de vexer les achéens, mieux valait donc les appeler « peuple de la mer » ; ils n’appréciaient pas forcément mais ça m’a évité plus d’une bagarre. Heureusement, nos faces de zombies firent passer l’envie à quiconque de nous parler ou de nous approcher.
Après des allées rectilignes et plates, on avança entre des ruelles plus sinueuses. Je dois avouer que Routy disposait d’une meilleure mémoire, sans lui je ne serais jamais arrivé à la demeure de notre employeur, un dénommé Soter. Ou plutôt, le « général » Soter d’après la titulature, mais pas une seule fois je ne l’ai perçu comme tel. C’était un prométhéen, une famille d’achéens qui se targuait de liens de parenté avec Alexen. Je n’ai jamais saisi lesquels exactement, et celui que nous allions voir ne dégageait rien d’un Alexen. Le Conquérant était une force de la nature, une statue de chair à la parfaite symétrie, d’une chevelure d’un blond rarissime, au regard d’un bleu aussi perçant que celui de son aigle. Seul son nez fin lui enlevait de sa virilité ; ce petit nez l’efféminait un peu trop à mon goût... Mais il ne l’empêcha en rien de soumettre le monde avec une adresse jamais égalée.
Soter, lui, était un minable. Une de ces mauvaises branches qui pompent toute la force des racines et produit uniquement des fruits pourris. Il arborait comme Alexen un nez fin, mais beaucoup plus laid. Le pire dans sa personne demeurait son allure : un air de pédant, toujours accoutré de robes larges aux brodures colorées, toujours à marcher lentement avec des gestes de précieuse ; plus pouponné qu’une catin, il empestait l’huile de cannelle à vous en asphyxier les poumons. Le tout dans un petit corps flasque affublé d’yeux en amande, pareilles à ceux des familles qui composent un hameau à elle seule. Encore plus irritant pour les taouyens, il singeait notre culture, ses yeux maquillés de khôl se trouvaient surmontés d’une perruque à frange aussi volumineuse que sa connerie. Non content de se vanter de son lignage avec Alexen, il s’en donnait un avec les pharaons d’antan ! Et sa voix ! Bon sang, j’aurais préféré être sourd plutôt que de l’entendre : molle, pompeuse, prétentieuse, nonchalante, IN-SUP-POR-TA-BLE ! Avec cette ignoble vocalise, il avait le culot de corriger sans cesse la prononciation des mots en langue taouyenne ! Et pas seulement auprès de ses compatriotes achéens ou autres ! Il le faisait aussi avec les taouyens pure souche !
Vous l’aurez compris : je haïssais cette sale petite merde.
Et c’est vers sa demeure que nous allions. Évidemment, le bougre n’habitait pas n’importe où, il se prélassait dans ces villas de pierre avec piscine et cohorte de serviteurs. On arrivait à la colline, les rues y devenaient plus larges, ornées de beaux palmiers et buissons d’acacia, ça fleurait bon le riche et on ne se sentait plus obligé de prendre garde à où on mettait les pieds. Autant dire que notre fine équipe faisait plutôt tache. Mais Routy connaissait encore les raccourcis, il m’entraîna dans des traboules et chemins tortueux écrasés entre deux hauts murs. Il lui restait de la jugeote au bon Routy, car même s’il manquait de force pour me parler, il savait parfaitement de quel côté on devait se présenter : l’entrée des serviteurs.
On se pointa à l’arrière d’une demeure avec sa propre enceinte, auprès d’une banale porte. Routy toqua contre le bois de palmier. Un garçon entrouvrit l’accès et nous regarda avec suspicion entre ses mèches de cheveux bruns. Une voix pleine de hargne assaillit le petit :
« Où est le gardien ? » demanda Routy. Enfin il parlait ! Et d’un timbre éraillé de sécheresse le rendant encore plus effrayant. Le jeune serviteur ne se débina pas pour autant et lui jeta un regard du genre j’en ai vu d’autres :
« Vous êtes qui d’abord ? lança-t-il. Vous êtes pas de la maison, faites gaffe ou j’appelle les gardes, y vont vous saigner comme des cochons !
— P’tit gars, répondit Routy, on est de la maison. C’est juste qu’on est parti bosser alors que tu savais même pas ramper !
— J’vous crois pas !
— Ta mère elle est aux cuisines et elle s’appelle Perankhet. » L’argument fit mouche et laissa hésitant l’enfant. « Va dire au capitaine que Routy est revenu et que la mission pour le sarcophage d’Alexen est finie. »
Il s’exécuta et on l’entendit cavaler vers l’intérieur. En attendant devant la porte, je me décidai à briser la glace :
« Dis donc, je savais pas que tu connaissais si bien la maison de Soter ! Tu l’as reconnu direct le gamin ! T’as travaillé longtemps ici ?
— Je sais plus, répondit Routy. Juste le temps de mettre en cloque Perankhet et de me barrer dans l’armée d’Alexen avant qu’elle m’emmerde trop pour que je le reconnaisse.
— Ah, elles sont toutes pareilles, t’inquiète pas, je connais ça. »
Routy ne répondit pas. J’essayai bien de le relancer, histoire de me mettre à l’aise avec un homme qui connaissait les lieux. Car, je dois vous l’avouer, j’ai légèrement exagéré mon amitié avec Routy. On était plutôt compagnons d’infortune, le hasard nous avait réunis autour d’un objectif commun : rester en vie et toucher la mirobolante solde qu’on nous avait promis.
« Alors, tentai-je de nouveau, qu’est-ce que l’on va dire à propos de ce qui s’est passé dans le désert ?
— Que tout le monde est mort durant le voyage de retour, répondit Routy.
— Oui, mais, si Soter insiste, s’il demande des détails sur le sarcophage et...
— On dira que tout s’est bien passé jusqu’à ce que tout le monde meurt durant le voyage de retour. »
Ces derniers mots furent prononcés avec un harassement trahissant une grande exaspération. Je préférai donc me taire.
Finalement, on nous ouvrit. Mais au lieu de retrouver le bâtard de Routy, ce fut un homme d’armes qui nous ouvrit, en broigne de cuir et lance en main ! Une broigne typiquement achéenne, mais surmontée d’un gorgerin de cuivre très taouyen. Le gaillard nous dévisagea et nous fit signe d’avancer. En entrant, je découvris trois autres gardes ! Et un cinquième derrière nous qui claqua la porte en guise de bienvenue ! J’essayais de me rassurer : Soter devait s’être attiré plus d’un ennemi, il craignait une ruse pour l’assassiner. Vu l’agitation entraînée par la mort d’Alexen, ces mesures se justifiaient pleinement. N’empêche, si j’étais plus en forme et mieux armé, je me serais éclipsé en deux temps trois mouvements.
L’air méfiant, les soldats nous firent signe de les suivre. On passa par une petite cour où gambadaient quelques cailles, puis par un charmant jardin aux fleurs de lys et palmiers doum. Ce qui m’inquiéta de cette escorte, c’est la distance que maintenaient les gardes entre eux et nous.
On s’arrêta dans un petit patio dont l’une des portes donnait sur les quartiers de Soter. Toute la zone exhibait sa fortune : la colonnade aux hiéroglyphes hauts en couleurs, les cloisons ornées de frises florales et les battants rouges des portes aux poignées en forme de cobra. Au centre de la cour, un petit bassin me fit de l’œil avec toute son eau cristalline. « Attendez là, » dit un garde en se mettant près de la porte. À ma grande frayeur, deux autres vinrent boucher le passage par où nous étions arrivés. Les quatre restants nous encerclèrent en carré. J’essayai d’alarmer Routy de la situation par quelques œillades, mais il semblait trop fiévreux pour la calculer.
Malgré mon état tout aussi alarmant, je me décidai à aller boire. Mes premiers pas entraînèrent un début de réaction chez les soldats. Mais ils n’osèrent rien, ils s’échangèrent des regards apeurés. Il y en a même un qui s’écarta pour me laisser aller au bassin.
Je découvris alors mon visage dans le placide reflet des eaux : sale, encrassé de sable, des cheveux drus et poussiéreux, des peaux mortes croûtant sur mon nez busqué, et un teint blême jurant avec mes cernes violacés. J’étais aussi pâlot qu’un achéen en train de se vider de son sang ! Un faciès encore plus maladif que celui de Routy. Je compris la distance choisie par les gardes.
Ne souhaitant pas y penser davantage, je plongeai mes mains dans l’eau fraîche, la bus à grandes gorgées et enfonçai ma tête dedans. Un instant je me sentis soulagé, vivifié, et l’autre, je me sentis frigorifié, l’eau ingurgitée me parut glacée, un liquide froid qui glissa tel un serpent pour se blottir au creux de mes entrailles. Contrit par cette douloureuse sensation, une nouvelle tout aussi désagréable vint secouer mon crâne engourdi : la voix mielleuse et arrogante de Soter. Il n’était pas encore dans la cour mais, il se rapprochait et je ne l’entendais que trop. Le généralissime accablait de sa tirade un malheureux invité :
« Réfléchissez avec sagesse mon ami, dit-il d’un timbre odieux mêlant conseil et menace. Il n’y a pas d’autre lieu pour hériter de la puissance de mon noble cousin Alexen, doué de vie soit-il... »
Doué de vie soit-il ! L’expression était taouyenne, une formule de respect auprès des morts. Mais dans cette bouche, cela sonnait comme un sacrilège, une profanation : rien qu’avec sa langue, il violait le cadavre de son cousin !
« Et il n’y a pas meilleur successeur qu’un être digne de son sang, poursuivit-il avec un frémissement surjouant une pieuse ferveur. Pas meilleur successeur qu’un être connaissant la majesté de ce pays qu’Alexen a tant adulé. Les dieux que je côtoie chaque jour l’ont béni et guidé dans son combat. Il n’y a donc pas meilleur successeur que moi, le seul de sa famille à être de sa culture, le seul à chérir son œuvre, le seul à m’être soucié de son bien ! Les autres diadoques voulaient enterrer sa dépouille dans un sombre caveau par-delà la mer du Nord, loin de sa ville et terre adorée ! Moi seul ai pris en compte sa volonté en l’enterrant comme nos aïeuls pharaons, dans le plus grand secret et au plus près de l’Occident ! »
Malheur ! Je venais de servir les intérêts de ce fourbe. Si seulement mon oreille avait su se montrer plus attentive aux débats sur le devenir de la dépouille du Conquérant… Même si les actions de Soter servaient mon pays, je répugnais à le voir en récolter tout le mérite.
À présent, l’infâme voix du diadoque traînait derrière la porte, il prenait le temps de saluer son hôte avant de venir nous voir :
« J’imagine déjà de grandes choses pour cette ville, que dis-je, cette capitale ! Alexen voulait une bibliothèque qui rassemble tout le savoir de son empire. Eh bien je la bâtirai ! Il voulait une tour géante dont le feu guidera les navires jusqu’au port. Eh bien je la bâtirai ! J’attends avec impatience votre juste ralliement. »
Son interlocuteur marmonna un semblant de promesse et lui souhaita une bonne fin de journée. Soter le salua avec une palabre absurde : « Que le dieu Amon-Râ vous guide de sa lumière ! »
Ne dites jamais cela. Aucun taouyen ne parle de la sorte.
Enfin, un serviteur clencha la porte aux poignées de cobra, et dans un vent de cannelle, le vil nous apparut, tel que je vous l’ai objectivement décrit : un gros tas enroulé dans une robe verte aux pans évasés, avec une masse de breloques d’or aux poignets et au cou, de la poudre sur les joues et du fard autour des paupières. Oh, j’oubliais, il portait aussi sa massive perruque ronde le rendant d’un grotesque surréaliste. Autant certains hommes prennent un air surhumain, presque divin en se dotant de tels attraits. Mais pas lui. Lui, il ressemblait seulement à une prostituée de luxe en fin de carrière.
« Qu’y a-t-il donc de si pressant ? » fit-il en nous dévisageant de haut en bas avec un dégoût des plus hautains. Lui et moi on s’était déjà rencontrés lors des campagnes d’Alexen, mais il ne dénia pas se souvenir de moi. Ni de Routy ayant travaillé dans sa demeure.
« Qui sont-ils ? demanda-t-il à un garde.
— Des fossoyeurs revenus du Désert Blanc, répondit celui qui nous avait ouvert. Ceux qui ont convoyé le sarcophage d’Alexen.
— Impossible, rétorqua Soter comme si l’on n’existait pas.
— Je vous assure que si. Le grand je le connais, c’est Routy, il faisait partie du cortège d’Alexen. Puis regardez leur tronche, ils doivent en revenir ! »
Soter nous fixa tous les deux avec stupeur, une terreur dont je retirai bêtement satisfaction.
« Comment ? se choqua le prométhéen en nous interrogeant. Et... De... Vous êtes revenus ?
— Comme convenu, dit Routy avec calme. Pour avoir notre paie.
— Mais, rassurez-moi, il n’y a que vous ?
— Oui, tout le monde est mort durant le voyage de retour. »
Routy récita ces paroles dans un râle où pesait toute sa fatigue. Depuis notre entrée, il ne cessait de devenir de plus en plus chancelant.
Soter s’adressa à son garde par un murmure nous étant parfaitement audible :
« Vous ne les avez pas approchés ?
— Que non ! s’exclama-t-il. J’ai ordonné que l’on reste à distance d’eux ! Je me suis aussi dit que vous préféreriez pas les laisser parler dans les rues puis...
— EH ! me décidai-je à crier. C’est quoi cette affaire ? C’est quoi le problème avec nous là ? Pourquoi vous voulez pas nous approcher ? » Ils me regardèrent avec étonnement, ils me considérèrent comme une curiosité aux propos mystérieux. « Bon allez ! lançai-je avec un tremblement d’ivrogne. On arrête la parlote, et, vous nous payez nos cinq-mille drachmes. D’accord ?
— Mais, trainassa le timbre pompeux de Soter, qu’en est-il du commandant Férouher ?
— Quoi Férouher ? répétai-je avec difficulté.
— Férouher ! Le prêtre du dieu chacal Anoub en charge de la procession.
— Oui, je sais qui c’est.
— Eh bien, s’impatienta le dandy, dites-moi où est-il ? A-t-il accompli son travail comme il se doit ?
— Oui ! soupirai-je dans une insolence baignée de fièvre. Y a pas de soucis ! Mais il est mort sur le retour... Ça arrive souvent ça dans le désert, où est le problème ?
— Le problème est que vous aussi devriez être morts. »
Oh, je ne doute pas que vous l’ayez vu venir celle-là. Cependant, dans l’état où moi je me trouvais, il m’étonnerait que vous ayez fait mieux. Quoi ? Mais oui ! Moi aussi je l’avais compris : je succombais déjà de la peste, la même peste ayant emporté Alexen le Grand.
Le fait d’être empesté, je venais d’en avoir la certitude. La conversation entre Soter et son garde réussit à engrener cette déduction au bout d’une longue suée. Je me mis aussi à réaliser le mauvais tour préparé par ce rebut de diadoque : « À regret, darda-t-il entre ses dents de minettes, je ne peux prendre le risque de vous interroger plus en détails. Ni de vous laisser colporter le moindre élément à propos du sarcophage d’Alexen. » Soter jeta un regard d’ennui à ses larbins : « Tuez-les. »
Vous vous demandez comment deux grabataires sans armes ont pu s’en sortir face à sept soldats ? Oh, j’ai forte crainte de vous désappointer.
« Mais on peut pas ! pleurnicha un garde. Il faut pas les toucher !
— Vous avez des lances ! » brailla Soter en se repliant vers la porte.
Une fois leur maître à l’abri derrière ses battants rouges, les sept soldats resserrèrent leur cercle autour de nous.
« Écoutez, nous dit gentiment un des combattants, vous avez déjà un pied dans la fosse, autant vous laisser faire ! On peut faire ça proprement, vous aurez pas mal. En tout cas, moins qu’en crevant de cette saloperie.
— Ou alors, essayai-je d’une voix pâteuse qui se voulait malicieuse, vous nous laissez partir, et on part sans vous toucher !
— Je suis pas sûr que ton pote soit prêt à lutter. »
En effet, Routy se tenait debout mais amorphe, le dos courbé et les bras ballants. En revanche, moi, la perspective de mourir sous un ordre de Soter me gonfla d’une hargne me redonnant force et vigueur. Je passai outre de ma douleur, je raclai ma gorge et dégageai en un crachat ronflant une glaire des plus goutteuses, toute bulleuse et baveuse de graillons jaunâtres et blanchâtres ; je crachai, le mollard décolla, vola, et s’étala avec empois contre la face d’un garde. Tout paniqué, il lâcha son arme.
« Il est contaminé ! cria un de ses compères.
— Non ! fit le contaminé. Pas juste comme ça !
— Si ! s’emporta un autre. Le médecin a dit que si un malade nous touche avec sa peau ou ses fluides, c’est qu’on est foutu ! »
Et dans un geste de panique, son camarade le transperça ; tous les belligérants restèrent cois devant le ruissellement sanguin qui s’extirpa du corps glissant au sol.
Je vous l’avoue, mon attaque avait dépassé mes attentes. Hélas, les prochaines lances s’adressaient à votre preux conteur.
Je décidai d’abuser de ma nouvelle botte : je me mis à postillonner et crachoter à tout va dans un bruitage des plus truculents. Je parvins à éviter une pique pour venir me plaquer contre son détenteur ; il me repoussa mais trop tard, ma peau suante et crasseuse le collait déjà avec ardeur. En tenant leurs distances, ils essayèrent de me transpercer à bout de bras en agitant le bas de leur hampe. Je pus alors saisir en un mouvement une lance, je crachai sur le bois d’une autre ; son propriétaire l’abandonna avec un couinement de fillette.
Alors que mes lèvres continuaient de vrombir leur pestilence, Routy entra en action ! Routy répondait encore présent ! Il mit une claque magistrale à un premier puis un poing bien ferme et bien moite dans la face d’un second ! Nos assaillants paniquèrent, ils reculèrent contre la colonnade et piquèrent leurs camarades ayant eu un contact trop voyant avec nous.
Ces soldats étaient dignes de Soter.
Immédiatement, j’entrainai Routy par où nous étions arrivés. Je courus le long du jardin, je revins dans la cour aux cailles, je bousculai le gamin de Routy, Routy piétina son gamin, et on se retrouva dans la rue pour continuer de cavaler ensemble, encore une fois liés par ce noble but qu’est la survie.
On galopa longtemps, la vue saccadée par chacun de nos pas. Malgré tout, on atteignit les bas-quartiers sans que personne ne nous suive. La douleur nous obligea à stopper notre course dans une venelle servant de pissotière. Mon cœur risquait d’exploser, mon cerveau cognait contre mon crâne et mes poumons manquèrent de se fissurer en essayant de reprendre souffle. Finalement, mes genoux craquèrent en se vautrant au sol, la chute légèrement amortie par des excréments ; tout mon corps se tordit en de froides courbatures et je faillis m’étouffer en vomissant un flot de bile rosâtre. Rosâtre ? Oui, je crachais aussi du sang.
Je voyais flou, une vision vacillante noyée sous des larmes et mouches étincelantes. « Routy, dis-je dans une expiration sifflante de douleur. Routy ! Routy faut qu’on aille au temple d’Amon-Râ. Le gars aux portes de la ville, il a parlé d’un médecin pour nous guérir ! Viens ! »
Je ne sais pas s’il me suivit, ni même s’il m’entendit.
Je me mis à tituber dans les rues, je sentis de la nourriture sans pouvoir y goûter, j’entendis des sons sans les comprendre, je vis des gens me repousser sans les discerner. Par contre, je distinguai clairement un squelette de géant nimbé de sable, il survolait les toits en soulevant une tempête, sa nuée d’ocre dominant les rues et noyant une populace indifférente à la menace. Les badauds continuaient leurs conversations comme si de rien n’était, ils marchaient vers les flots de poussière pour y disparaître avec insouciance. Tandis que les orbites vaporeuses du géant me suivaient, je fuyais, je criais pour avertir les riverains, mais, je n’eus en retour que des rires et un sourire, un sourire aux dents crochues, un sourire cruel de femme à la peau bleue et au collier de crânes. Puis, entre mes pupilles perlées de sueur, je vis des humanoïdes affichant cornes et yeux rouges, surplombés de singes armés comme des hommes et galopants sur les toits et...
Un passant me rabroua d’un coup de bâton. Je tombai au sol, haletant, suant et suppliant.
J’allais mourir.
Non. Il fallait que j’atteigne le temple ! Mu par cet espoir, j’avançai au hasard, en trébuchant ou en rampant. Ma peau ressentait la chaleur du soleil, mais, en dessous, tout était gelé. J’aperçus dans mon délire un homme en mordre un autre à la gorge, le tout dans une flopée de sang ruisselant d’entre ses canines. Alors que cette apparition me secouait d’horreur, un bénin vint me proposer son aide ; je le repoussai d’un bras tremblant en maugréant d’ineptes bafouillages. Fourbu de folie et de tourment, je m’aplatis au sol, j’enlaçai la poussière autour de moi dans de minables sanglots couplés de râles et suppliques.
J’allais mourir dans une rue miteuse.
J’avais froid et mal.
J’allais mourir.
J’allais mourir vous dis-je ! Eh bah, ça n’a pas l’air de vous émouvoir on dirait ! Oh, après tout, je vous comprends. C’est dans la poussière que l’on m’avait abandonné dès ma naissance, alors, quoi de plus normal que d’y mourir ? Recueilli par un prêtre d’Anoub comme esclave pour un temple, j’allais finir recueilli par un prêtre d’Anoub comme anonyme pour une fosse commune.
J’allais mourir.
Mon existence se résumait à une perpétuelle errance, une succession de malheurs et d’échecs me condamnant à vivre dans la misère.
Ma vie n’aura été que celle d’un affligé.
Affligé, ce mot me revint alors que mon sang devenait glace, je m’y accrochai au moment où mon souffle expirait, j’enlaçai de tout mon être ce verbe tandis que mon cœur se cambrait une dernière fois.
« L’affligé... »
J’étais mort.
J'avais lu ce premier chapitre il y a quelques jours mais il m'a fallu un peu plus de temps pour te faire un retour.
C'est intéressant comme début. Je suis particulièrement sensible à tous les éléments de civilisation qui ressemblent à ceux que j'ai étudiés en cours : les diadoques et leurs luttes pour le pouvoir, le bouillon de cultures d'Alexandrie, la future bibliothèque et le phare que Soter projette de construire... J'aime aussi beaucoup les éléments de surnaturels qu'on devine à la fin ; on se doute que ce n'est pas seulement dû au délire d'Inedj, et j'ai hâte d'en découvrir un peu plus !
La narration est entraînante, c'est certain ; très personnellement, ce type de narrateur qui interpelle beaucoup le lecteur peut avoir tendance à me lasser un peu, mais jusqu'ici je trouve que c'est bien géré de ta part, et puis, c'est le premier chapitre. J'aime bien les histoires où quelqu'un nous annonce qu'il va raconter quelque chose et puis où on finit par l'oublier tellement on est pris dans son récit ; et quand on revient à la case départ et que le narrateur nous explique sa situation présente, on est tout étonné, c'est amusant. Bref, il m'en faudra un peu plus pour me faire un avis plus construit, mais jusqu'ici, ça se lit très bien et je n'ai pas perçu de longueurs dans le rythme, ce qui est très chouette parce que c'est quelque chose de difficile. On sent que tu sais où tu vas.
Tant qu'à te laisser un commentaire, je t'ai fait un relevé de ce qui a pu me poser problème pour la forme. Globalement, je la trouve bonne, la langue que tu emploies est riche et fluide, ça fonctionne bien ; il y a quelques coquilles, rien de grave, mais aussi quelques fautes un peu plus récurrentes que je voulais te signaler :
- les « on » posent problème à certains moments. « On avança donc vers une porte (…) on déambula (…) on sentit ». Tu l’utilises parfois à la place du « nous », je suppose que c’est pour donner au personnage une façon de s’exprimer familière, mais ça ne colle pas du tout avec le reste : il s’exprime extrêmement bien, avec beaucoup de vocabulaire et de tournures soignées. Du coup, ces « on » en plein milieu, ça m’a vraiment fait tiquer. Le « on » a une valeur générale, tu ne peux pas l’utiliser tout le temps pour caractériser un groupe de personnages au nombre précis (d’abord Routy et Inedj, puis eux deux et les gardes). « On passa entre la foule » > c’est comme si pas seulement eux, mais n’importe qui passait entre la foule. Pour arranger ça et si tu ne veux pas employer le « nous », tu peux essayer de tourner différemment : « je suivis Routy à travers la foule » ou au contraire « je fendis la foule, Routy sur les talons », ce genre de choses.
- Alexen > ça devrait donner « Alexenia » pour la ville, non ? (mais on reconnaîtrait sans doute moins...)
- « C’est Alexen le Grand en personne qui eut choisi l’emplacement » pb de temps : qui avait choisi
- « Bien qu’étranger, on l’accepta comme pharaon ». Le « Bien qu’étranger » désigne Alexen, c’est donc Alexen qui devrait être le sujet de la phrase, que tu peux modifier pour la mettre au passif.
- « Dans ma folle jeunesse, (…) je succombai à une folle idée » répétition
- « moi et Routy » revient plusieurs fois. Je suppose que c’est fait exprès ? ça colle au personnage qui semble être assez égocentrique… Je ne suis pas méga-fan, mais si c’est réfléchi de ta part, ça peut tout à fait se défendre :)
- « Enfin nous passions le porche » > Ah, alors ici nous avons un « nous », chouette, mais le verbe n’est pas conjugué au bon temps. Tu as utilisé l’imparfait, un temps qui désigne une action qui a eu lieu à plusieurs reprises, comme une habitude, ou bien alors une action qui dure un certain temps sans que la durée soit forcément précisée. Là, l’action est ponctuelle, il faudrait donc le passé simple : nous passâmes. J’ai bien conscience que ces terminaisons de passé simple ne sont pas les plus faciles à choisir, mais sinon, c’est une faute ! (Par contre, ce qui suit « Nous retrouvions la fraîcheur d’Alexendria » c’est correct.)
- Le passage sur les patois des achéens m’a bien fait rire : OUI, il faut le dire, ils sont chiants ces Grecs avec leurs dialectes !! Combien de fois je me suis fait piéger en version grecque par des spécificités ioniennes, entre autres…
- « une famille d’achéens qui se taraudait de liens de parenté avec Alexen » qui se targuait, pas se tarauder. Quelque chose qui taraude quelqu’un, c’est quelque chose qui le tourmente, tandis que « se targuer de quelque chose » c’est l’affirmer sans forcément avoir de preuves à présenter.
- « IN-SU-PPOR-TA-BLE » Je t’avoue que je ne suis pas fan des majuscules, mais pourquoi pas, ici c’est assez comique. Attention par contre à la manière dont tu coupes le mot : ce sera plutôt « IN-SUP-POR-TA-BLE ». Quand il y a double consonne et qu’on doit couper, par exemple pour de la mise en page quand un mot est trop long, il faut couper entre les deux consonnes.
- « prendre gare à où on mettait les pieds » prendre garde. (et ici, le « on » ne pose pas de problème ; il renvoie aux deux personnages mais aussi à n’importe qui d’autres qui aurait suivi le même chemin qu’eux)
- En général, tu les gères assez bien, mais fais attention aux points d’exclamation dans la narration. Très personnellement, ça m’épuise un peu quand il y en a trop – littéralement, je veux dire, comme si quelqu’un me criait la phrase.
- « Si seulement mon oreille sut se montrer plus attentive » si je ne me trompe pas, cette phrase exprime un regret. Donc « si seulement mon oreille avait su ».
- « En tenant leur distance » leurs distances, plutôt.
- « Mue par cet espoir, j’avançai au hasard » c’est un homme qui parle, donc « Mu ».
- « j’enlaçai de tout mon être ce verbe tandis que mon cœur se cambra une dernière fois » > c’est « tandis que mon cœur se cambrait ». J’aurais du mal à expliquer pourquoi, par contre.
<br />Voilà, je sais que c'est un peu long, mais je me suis dit autant faire les choses à fond ! N'hésite pas à discuter tel ou tel point, tout peut se défendre du moment qu'il y a une réflexion derrière.
J'espère que ça te sera utile ! Et j'essaierai de rester à l'affût pour le deuxième chapitre. J'ai bien envie de savoir ce qui va arriver à Inedj.
Pour ce qui est de la narration, je te rassure, les interpellations d'Inedj vont progressivement diminuer (mais il y en aura toujours). De même pour les points d'exclamation que je m'efforce de réduire.
L'usage du "on" ou du "nous" m'a en effet posé problème (un problème moins présent par la suite). Mais au final, j'ai effectué très peu de changement, je le place au feeling, en fonction du style familier d'Inedj ; comme tu l'as bien cerné, c'est toute la difficulté avec un narrateur plutôt familier, mais qui (attention spoiler) a eu le temps de travailler la prose de son récit. Je vais tout de même réfléchir à un usage plus régulier du "nous".
Pour l'avant-dernière phrase, j'ai longtemps hésité entre l'imparfait et le passé simple. Probablement as-tu raison, l'imparfait atteste une situation définitive : le coeur c'est définitivement cambré. De fait, c'est toute la phrase qui devrait être retouchée :
"ce mot me revint alors que mon sang devint devenait glace, je m’y accrochai au moment où mon souffle expira expirait, j’enlaçai de tout mon être ce verbe tandis que mon cœur se cambra cambrait une dernière fois."
La concordance des temps est un sacré défi dans ce récit.
Encore merci pour ton commentaire, je publie la suite sous peu.
Que voici un texte intéressant et étonnant. Il est assez rare de nos jours d'avoir le point de vue du narrateur et je trouve que tu gères ça très bien.
Ton vocabulaire est recherché, précis, léché. J'ai juste remarqué quelques "on" à la place de "nous" qui m'ont un peu dérangée parce qu'ils jurent justement avec le reste, mais peut-être est-ce volontaire.
J'ai aussi relevé ça :
ils s’efforcent de maintenir l’ambiguïté avec je ne sais combien de patois tous aussi ubuesques les uns que les autres. Alfred Jarry ne devait pas être né à cette époque...
se trouvaient surmontés d’une perruque à frange aussi volumineuse que sa connerie : de la même façon, ce mot ne devait pas encore exister...
Quant à l'histoire, elle est cohérente avec un bon rythme, on suit avec plaisir ces deux personnages dans leurs pérégrinations, deux sortes de héros à la Cervantes, loin d'être parfaits, puants même parfois quand on découvre ce qui les fait agir. L'humour, assez noir, est agréablement présent, ainsi qu' une sorte de dérision qui teinte l'ensemble de ton texte. C'est ce qui rend, entre autres choses, ton histoire et tes personnages attachants.
Je suppose donc que la petite voix va continuer à s'exprimer, elle semble avoir beaucoup à dire.
Eh bien, j'ignorais les origines du mot ubuesque ! Comme bon nombre de mot utilisé au cours du récit, je ne me suis pas gêné pour les insérer. Sur le principe, il s'agit d'une traduction, et bon nombre de mots antiques ont disparu sans laisser de traduction directe ; disons qu' "ubuesque" est un synonyme adapté à un mot perdu de l'Egypte ancienne.
Il en va de même pour "connerie" : j'ai lu un article d'un linguiste de la langue grecque rappelant que les traductions de textes antiques (notamment comédie grecque) avaient tendance à se modérer, notamment en ce qui concerne les insultes. A n'en pas douter, les égyptiens disposaient aussi d'un langage fleuri, mais peu présent dans les textes. Là encore, "connerie" joue un rôle de synonyme.
Néanmoins, j'avoue avoir chargé le premier chapitre en grossièretés (cil y en a moins par la suite). Peut-être devrais-je en enlever quelques-unes ?
Ce ton familier est justement ce qui explique cet usage du "on" à la place du "nous" ; ce problème se pose moins dans la suite du roman. Après, tu es le troisième de mes lecteurs à être gêné par ce "on" familier. Si je veux être publié, je devrais sûrement éviter ce type de tournure dès le premier chapitre.
Encore merci pour mon avis, et content que tu trouves mon récit original.