Inedj. Ce mot peut paraître bien étrange à votre culture et vos oreilles. Et pourtant, c’est mon nom. Celui auquel je m’accrochais dans un abîme oppressant de son silence. Inedj ! Le néant m’entourait, sans noirceur, sans lumière, sans douleur ni joie, sans son ou sensation, juste un vide infini où résonnait un écho d’existence grâce à une seule et courte pensée : Inedj. Mais qui était cet Inedj ? Je ne possédais aucun souvenir ou autres mots, je disposais uniquement de ce ridicule indice pour exister. Cet état ne me causa aucune panique : je pensais donc j’étais, et ce réconfort me poussa à poursuivre mes réflexions.
Dans un premier temps, ce sont les ténèbres qui me revinrent. Une vision obscure mais bien réelle, d’un noir me signifiant que mes yeux restaient clos. À travers mes paupières, de la lumière filtra, légère et brumeuse, dessinant des silhouettes ternes et humaines. Mon esprit endolori s’inquiéta de ces formes intangibles, il s’efforça de rompre ma léthargie ; au prix d’un effort, j’entrouvris les yeux pour mieux observer les alentours. Je voyais toujours flou et la pièce demeurait sombre. Mais je comptai déjà un petit groupe de personnes, tout proche de moi. Ils me tournaient le dos ; je compris qu’ils me retenaient prisonnier. Une évidence m’apparut : ils me voulaient du mal, je devais me défendre ! Je voulus me lever pour les combattre, et même, les étriper à mains nues. Oui, ils manigançaient contre moi, ils préparaient une attaque contre moi ! Moi, Inedj. Ils profitaient de ma maladie pour je ne sais quels sombres rituels. Pas question de me laisser tuer par ces inconnus ! Inedj ne finira pas ainsi.
J’essayai de me relever, je tirai et je contractai mes muscles. En vain. Mon corps ne répondit pas ! Mes geôliers m’avaient drogué et ligoté. Seuls les yeux bougèrent, me permettant de distinguer mes ennemis. Ils semblaient tous occupés autour d’une table et ne se souciaient guère de moi. Du moins, pour l’instant. Je leur trouvai une posture étrange, ils me paraissaient penchés, comme s’ils marchaient sur les murs ; je compris qu’en réalité c’était moi qui me trouvais penché. Allongé sur une table plus précisément. Ce constat me soulagea un peu et je décidai d’attendre de recouvrer plus de forces pour passer à l’attaque. Peu m’importait leur nombre, je ne ressentais aucune peur ! Si seulement je parvenais à me lever, je pourrais les frapper avant, les étrangler, les mordre et les saigner ! Oui, tous ils voulaient me tuer, des assassins profitant de ma souffrance. Ils n’étaient que de la viande sans scrupules, je devais les vider de leur sang avant qu’ils ne m’attaquent !
En attendant de les massacrer, je réussis à reprendre le chemin de la raison pour élucider le mystère de ma situation. Mes réflexions et interrogations sur mes origines apaisèrent les tambours martelant mon esprit.
J’ignore combien de temps pris mon réveil, cela me parut long et bref, pénible et aisé. Je commençai par comprendre qu’Inedj était mon nom, ce qui me donna une place dans ce vide. Puis, vint la traduction de ce mot qui me procura une gorgée de souvenirs, des réminiscences d’images et connaissances assaillant mon esprit. L’affligé ! Oui, tel était la signification de mon baptême ! Les affres de mon agonie dans la poussière d’une rue me revinrent rapidement, jusqu’à cet ultime instant où j’expirai en réalisant le lien entre ma vie et mon nom.
Tout s’enchaina alors, des bribes de mémoire m’apparurent comme si l’on m’avait résumé mon histoire. Je revivais le moment où la signification de mon patronyme me fut donnée.
Pendant des années, j’eus porté ce nom sans en connaître le sens. Durant toute mon enfance, alors que je nettoyais les latrines d’un temple d’Anoub, que j’allais jeter des viscères inutiles pour le compte de mes maîtres, on m’appela ainsi sans que je ne me soucie de sa valeur.
Jusqu’à un jour décisif. Je ne puis situer sa date avec exactitude ; j’étais jeune et la saison sèche me donnait une soif immense, je flânais non loin du parvis dominant un village de bergers et paysans. J’attendais dans l’espoir d’apercevoir un grand-prêtre invité par ceux de mon temple. Il s’agissait d’un prophète appartenant à un autre clergé, et même si on me tenait peu informé des affaires du temple, je savais la chose peu commune. Les prêtres de Taouy aiment garder leurs secrets pour eux seuls, surtout face à un concurrent. S’ils acceptaient la venue d’un représentant servant un dieu différent, c’est qu’ils tiraient profit de paraître à ses côtés. Autant dire que le prophète devait être un homme très puissant ! Et qui dit homme puissant, dit cortège de serviteurs et foule en liesse. Je guettais donc le fleuve en attendant de voir arriver sa barque et sa procession. Mon attente ne se trouvait pas de simple curiosité, car une vilaine toux me frappait depuis plusieurs jours et je commençais sérieusement à fatiguer : j’escomptais du prophète un miracle pour ma petite personne. Au lieu de cela, je ne vis qu’un vieillard en toge blanche et appuyé sur un bâton bleu, seul et sans faste. Je ne me souviens absolument pas de son visage, mais il s’arrêta face à moi. Gêné de sa présence, je lui lançai un regard interrogateur. Appuyé contre son bâton, le vieux me contempla tandis que le jour dans son dos me le rendait indiscernable :
« Eh bien, me dit-il d’une voix bienveillante, que fait un si jeune garçon en plein soleil ? Ne devrais-tu pas être en train de te reposer à l’ombre ? Il me semble que la fatigue t’étreint.
— J’aimerais bien ! répondis-je d’un timbre que j’imagine enfantin. Mais j’peux pas ! Si j’retourne au temple, on va m’donner du travail ! Et pis j’suis trop malade, j’arrive plus à dormir !
— Ah, j’entends cela. Mais pourquoi rester ainsi au soleil ?
— Pa’c’que j’attends le prophète dont on m’a parlé ! Y me guérira pis je pourrai dormir ! J’suis prêt à cuire sous l’soleil pour aller mieux !
— Voilà un acte bien courageux, endurer la souffrance pour la dépasser. Mais dis-moi, quel est ton nom ? »
Cette demande sonna comme une injonction. Pourtant, la chaleur de sa voix douce comme un vin âgé me rassura :
« Inedj ! lançai-je tout fièrement.
— Je comprends, dit-il avec chagrin. Sais-tu ce que signifie ton nom ?
— Bah, Inedj ça veut dire Inedj ! C’est l’nom qu’on m’a donné quand un prêtre m’a trouvé dans une rue !
— Bien sûr, mais tout nom a une signification première. La tienne s’explique par ton origine. Vois-tu, en vieux taouyen, Inedj veut dire l’affligé, ou celui qui souffre.
— Oh... fis-je hébété par la nouvelle. Ça veut dire que j’vais souffrir toute ma vie ? »
Même si le visage du vieillard demeurait dans l’ombre, j’y discernai la ride d’un sourire et un œil à la lueur compatissante : « Non, dit-il, au contraire ! Maintenant que tu sais le sens de ton nom, tu disposes d’un pouvoir dessus ! Il te revient à toi de le faire plier. »
Ses paroles me furent incompréhensibles et je restai songeur devant lui. Je me demandai si le prêtre d’Anoub m’ayant ramassé et baptisé pensait déterminer ma vie par ce nom ; peut-être manquait-il seulement d’imagination.
« N’aie aucune crainte, me rassura le vieillard avec un air complice. Tu comprendras mes paroles le jour venu. L’on m’a dit que le prophète n’arrivera pas avant le coucher du soleil. Il est donc vain d’attendre sous ses rayons, tu tomberas avant de le voir. Va plutôt te reposer sous un arbre ; ainsi, tu iras mieux et tu pourras partir reprendre ta vie. »
J’acquiesçai et, chamboulé par le sens de mon nom, je me mis en quête d’un arbre assez feuillu. Une fois à l’ombre, je m’endormis de longues heures durant. Dès mon réveil, je me sentis guéri, revigoré par l’air frais du soleil couchant.
À cet âge, je ne compris pas que le vieillard était le prophète tant attendu ! Je me demande encore si c’est sa magie qui me poussa à déserter le temple. En tout cas, je venais de me libérer de mon esclavage. Je partis plus au nord, je longeai le fleuve, je cueillis des fruits et volai des pains, je m’associai à quelques malfrats avant d’épouser une femme m’offrant un meilleur statut.
Un millier de questions vint m’assaillir à la suite de ce souvenir : comment ai-je rencontré mon épouse ? Quel est son nom ? Pourquoi suis-je parti à la guerre avec cet Alexen ? Que s’est-il passé durant les batailles ? Certaines de ces questions s’accompagnèrent immédiatement de quelques visions ou bruits leur donnant réponse.
Mais je redevenais moi. Aussi, une interrogation plus urgente m’occupa rapidement : la peste ! Bon sang, je venais de m’effondrer en pleine ville, je venais de succomber à cause de cette maladie ! Je jaugeai mon état avec suspicion. C’était donc ça la mort ? Être cloué sur une table ? J’attendais de l’autre rive une résurrection, la venue d’une existence remplie de chaleur et de réjouissances. Je l’admets, je ne souffrais pas, mais tout de même ! Le dieu chacal Anoub devrait déjà être là pour me guider auprès d’Osiris. Je cherchai autour de moi une présence ou une lueur à suivre : rien. Avec ce calme, mes idées redevinrent plus claires.
Je ne me sentais absolument plus fiévreux et pas une seule courbature ne m’accablait. Par contre, ma peau se trouvait serrée, comme collée à une espèce de cuir humide. Je me demandai si j’avais guéri de la peste. Mais comment ? Avant mon coma, j’essayais de rejoindre le guérisseur au temple d’Amon-Râ : peut-être avais-je réussi ou quelqu’un m’y avait emmené ? Au cours de mon enfance, un prophète sut guérir ma toux, un autre pouvait m’avoir sauvé de la peste ! Vous savez, l’idée n’était pas folle : le monde entier nous enviait nos guérisseurs taouyens. D’ailleurs, avant de succomber, Alexen fit mander des médecins de Taouy pour le sauver. Ils arrivèrent trop tard, mais, sûrement auraient-ils su le guérir !
Mon hypothèse fut rapidement confirmée avec le retour de ma vision : j’aperçus un homme dans le groupe, son torse se trouvait enveloppé dans une écharpe en peau de guépard. Seul les prêtres portaient pareilles tenues, et des prêtres de haut rang en plus, des hommes connaissant la magie. Ma pulsion meurtrière des premiers instants se dissipa, réconfortée par la bonté humaine ; un grand guérisseur s’était occupé de moi, Inedj, un moins que rien sans l’sou ! Après mes années de guerre à travers des pays inhospitaliers, la générosité de ma terre natale me souleva d’allégresse.
Je n’étais pas mort ! Et mon ouïe revenait ! Et je parvins à tourner la tête ! Satisfait, je penchai une oreille vers mes sauveurs pour les entendre :
« Pour celui-là, dit le prêtre d’une voix pleine d’assurance, on va faire les deux et en une seule incision le long du thorax. » Le brave homme ! Il supervisait son apprenti pour sauver une autre vie.
Je tirai un peu sur mon cou pour mieux voir la scène. Le groupe se constituait essentiellement d’adolescents, tous avec un simple pagne vert, le crâne rasé, les bras et le torse parfaitement épilés. Des prêtres d’un rang moindre sous la direction de celui à l’écharpe en guépard. Penché sur la table, la main tremblante et la mine apeurée, un apprenti pratiqua une longue incision sur un corps allongé. Une très longue incision. Je me demandai en quoi cela pouvait l’aider à recoudre une plaie. Futile question car un autre lui passa un écarteur en étain. Par un geste brusque et dans un bruit de friction, il ouvrit en grand le buste du patient.
Là, je réalisai ne pas être dans une maison de soins. L’odeur de térébenthine et de natron fumant, les objets tranchants sans le moindre pansement, les amulettes en végétaux, le casque au visage de chien : pas de doute, je me trouvais dans une place pure, une ouabet, autrement plus connue sous le nom de morgue. La pièce présentait un plafond bas et aucune fenêtre, la lumière provenant de divers braseros et du bâillement sous une porte proche des apprentis. Je remarquai par-delà le groupe d’embaumeurs un deuxième mort allongé sur une table tout près de l’entrée, ainsi qu’un chien à poil ras et aux oreilles pointues : sans aucun doute celui du professeur au service d’Anoub.
Encore une fois, je me retrouvais auprès des prêtres d’Anoub.
Croyez-moi, j’ai une longue histoire avec ces fossoyeurs en chef ! Esclave pour l’un de leur temple durant mon enfance, je me suis retrouvé à travailler pour cet ordre au sein de l’armée d’Alexen ! Il faut dire que le clergé du canidé jouit d’un grand prestige. Non content de détenir le monopole des funérailles tout le long de Taouy, ils ont su rayonner jusqu’aux yeux même d’Alexen le Grand. Au cours de mon périple, j’eus la chance de pouvoir rejoindre l’équipe accompagnant son armée. C’est que les chacals n’aiment pas confier leur savoir à des étrangers. Les taouyens se faisant rares dans les coins où nous trainait le Conquérant, on m’offrit l’opportunité de les rejoindre. Cette fois-ci, ce ne fut pas en tant qu’esclave, mais en tant qu’employé payé à des besognes plus nobles. Bon, c’est vrai, je portais toujours des restes humains et mon statut restait précaire au sein de leur confrérie. Néanmoins, j’en retirais du prestige. Je ne sais pas comment ça se passe dans votre pays, mais chez moi, les gens ont de l’estime pour les fossoyeurs. Et même de la crainte ! Car on assure votre transformation pour l’éternité, on fréquente les morts, on leur parle et on connaît leurs secrets. On peut même invoquer leur aide.
Évidemment, tout cela n’est que balivernes, mais tout le monde y croit, même les achéens ! Oh, je vois bien que cela vous répugne d’être en la compagnie d’un ancien embaumeur, pourtant, après les mésaventures subies au cours de mes explorations, je me trouvais bien heureux de rejoindre ce poste. Car c’était une bonne planque ! On évitait les combats, on nous respectait, on nous rétribuait grassement, et on foutait pas grand-chose. Après les batailles, des prisonniers charriaient les cadavres pour nous et on réalisait des actes simplifiés. Le matériel mortuaire manquant, on le conservait uniquement pour des gens prestigieux nous ayant versés une obole digne de ce nom. Après, on effectuait quelques rapides rituels de purifications et de traitements du corps, mais rien de bien contraignant. Hormis le transport du sarcophage d’Alexen qui s’avéra éprouvant et désastreux, le reste de ma carrière me fut des plus tranquilles.
Alors, la scène qui se jouait devant moi ne me causa nul tracas. J’occupais la place d’un mort ? L’apprenti d’à côté extirpait au forceps le cœur et les poumons de mon voisin ? Rien d’inquiétant. J’étais assez revenu pour qu’ils interrompent leur travail en me voyant ; ma paralysie commençait déjà à se dissiper. Vous savez, j’ai vu plus d’une fois un gars qu’on croyait mort se réveiller : suffit qu’on prenne le pouls à un moment où le cœur est en veille, et on enterre un vivant ! Ce genre de méprise arrive hélas bien plus souvent que vous ne l’imaginez.
Ainsi donc, je vivais, je commençais à suffisamment me réveiller pour signifier aux apprentis de ne pas s’exercer sur moi. Car, vous vous doutez bien que les novices s’entraînaient sur les dépouilles des pauvres pour mieux soigner les riches. Cela refroidit mes sentiments quant à la bonté humaine, mais après tout, les prêtres d’Anoub se montraient charitables en offrant un semblant de momification aux nécessiteux.
Et surtout, j’étais vivant ! Vivant vous dis-je ! Bah c’est ça, allez-y, cachez votre joie…
Tout de même encore un peu pâteux de ce réveil, j’entendis mieux le prêtre d’Anoub, un homme dont j’aurais deviné l’importance même sans son écharpe : les prêtres d’Anoub, les vrais, pas les recrues saisonnières comme moi, ils émettent une aura qui contribue à maintenir leur légende. Ils dégagent une assurance, un sérieux et une gravité qui ne trompent pas sur leur nature : impassible et froide.
« À présent, lança le prêtre avec morne, nous allons procéder à une nouvelle décérébration. Pour cette délicate opération, nous ferons appel au savoir-faire de Satseth. » Le concerné devait figurer parmi les mauvais élèves, car ses camarades lâchèrent un petit ricanement. Leur enseignant s’en énerva grandement ; je vous l’ai dit, ces prêtres-là ne plaisantent pas avec la mort :
« Le rire n’est pas toléré en ce lieu ! grinça-t-il entre ses dents. Voulez-vous attirer la rancœur des dieux à votre encontre ? » Son regard noir parcourut l’assemblée qui baissa les yeux et tendit les bras le long du corps. « Reprenons, dit le prêtre. Satseth voulez-vous.
— J’arrive maître Imyout, » tremblota une voix efféminée. Un petit gringalet s’approcha avec son gros nez épaté, les yeux crispés de peur face au cadavre. Il saisit une longue et fine tige au bout en crochet. Avec son autre main, il s’empara d’un petit burin. « J’oubliais, darda le professeur en désignant un autre élève. Toi, tu as profané le silence de cette place pure. Tu vas réciter pendant l’opération les formules cinquante-sept à soixante-deux du livre pour sortir au jour.
— Mais, frémit l’intéressé, je n’ai pas le parchemin.
— Tu useras de ta mémoire. Et pour chaque oubli, tu subiras dix coups de bâton. »
Dure punition : le livre pour sortir au jour s’adresse aux morts afin de les guider vers l’au-delà, et ce, à travers une compilation de récits et formules s’étalant sur pas moins d’une vingtaine de mètres ! Je ne distinguai pas grand-chose depuis ma position, mais j’aperçus l’insolent déglutir et aller se placer face au corps. Le chien d’Imyout releva son museau vers lui pour rajouter à son angoisse. Par chance, le novice se rappela l’obligation de couvrir son visage. Une fois coiffé du casque en bois à face de chacal, il débuta son récital :
« Je suis arrivé comme ce grand faucon émergé de son œuf doré,
Je me suis posé comme ce grand faucon élevé de quatre coudées… »
Moi je sentis mes muscles se ranimer, un lent frémissement parcourut mon corps.
« … De mes ailes de malachite, je me suis envolé,
J’ai rapporté mon cœur depuis la montagne du lever,
J’ai volé depuis la cabine de la barque dans l’obscurité,
Je me suis posé dans la cabine de la barque dans la clarté… »
Ma vue devint soudain plus distincte : je discernai dans le cou du prêtre quelques rides et taches de vieillesse ; son visage me parut particulièrement plat et allongé, avec deux petits yeux froids.
« … Ceux qui étaient en leur place primordiale m’ont été amenés,
Ceux arrivés pour me rendre hommage se sont prosternés,
À moi qui suis le faucon doré au-dessus du phénix aimé,
Celui dont Rê vient chaque jour écouter les paroles versées… »
Avec joie, j’entendis bien mieux ce couplet-là.
« … Et je m’installerai entre ces déités doyens du ciel adoré,
Les champs déposeront devant moi des offrandes par milliers,
Pour que j’en sois fortuné et en dispose à satiété. »
Il s’en tirait pas trop mal le novice ! Pendant ce temps, le petit Satseth peinait à diriger son crochet. Bien qu’entouré par ses camarades, je le vis enfoncer la tige par la narine gauche en tremblant, puis il tapota le bout avec le burin. Mais ses coups restaient trop doux, pas assez fermes et secs. Finalement, il se décida à taper plus fort. Trop évidemment, et la tige perça de travers, fendit la chair raide et ressortit par un œil. Un œil de Routy !
Mon bon Routy était mort ! Cela me chagrina, on se connaissait depuis peu mais on avait vécu des choses intenses ensemble ! « Doué de vie sois-tu, » pensai-je avec respect. Satseth s’excusa en bafouillant et mutilant davantage le visage de mon ami. Je ne désirai pas en voir plus, il devint grand temps de se lever.
Ha ! Je m’amusais déjà de la frayeur que j’allais déclencher chez ces jeunes ! Je comptais sur le prêtre d’Anoub pour les calmer rapidement, du premier coup d’œil il verrait que j’étaits vivant et leur expliquerait ce cas trop fréquent.
Je m’étirai avec peine, en sentant le linceul poisseux se tendre contre ma peau, je pinçai mes lèvres pour prononcer une petite blague.
J’hésitai entre dire d’une voix solennelle : « Qui a osé rire en ce lieu ? » ou lancer d’une intonation menaçante : « J’ai surmonté ma mort pour annoncer la vôtre ! » Quand j’y repense, si j’avais le sens de l’humour, le destin avait aussi le sien, un humour plutôt mordant d’ailleurs.
À mon grand dam, je ne pus mettre en œuvre ma farce, et ce pour deux raisons : je ne parvins à parler, aucun souffle ne sortit de ma bouche qui remua dans le vide ; et au même instant, dès mes premiers mouvements, le chien se mit à aboyer !
Son atroce jappement résonna dans la pièce, il claqua de sa mâchoire son cri rauque sur chaque paroi pour venir rebondir contre mes tympans ! Ce raffut m’assourdit et irrita de nouveau mon humeur. J’essayai encore de parler sans y parvenir. Pas un seul son ne sortit pour sommer cet infernal canidé de la mettre en veilleuse ! Il continua d’aboyer en grognant de ses canines baveuses et retroussées, ses pattes tendues prêtes à bondir sur moi.
Le groupe d’embaumeurs se retourna vers moi et se figea. Le visage médusé, ils me contemplèrent à moitié relevé sur ma table. Moi je les regardai un à un sans ciller : leur face à la fois pétrifiée, choquée et horrifiée me parut des plus agressives. J’avais la sensation d’être menacé par leur simple présence, ce qui me donna une curieuse envie : celle de tous les tuer.
Sonné par les aboiements du chien, je ne pris pas la peine de réfléchir et je me relevai d’un bon, tous mes os craquèrent et chacun de mes muscles se froissa ; pour autant, pas un sibilant de douleur ne remonta à mon cerveau, juste une irritation causée par le bruit.
Ce chien ! Il ne cessait de tambouriner dans mon crâne ! Cela me mit dans une rage bouillonnante, une fureur dont l’exaltation fit reculer les embaumeurs. La peur luisante de leurs yeux écarquillés, même celui du prêtre confirmé, renforça cette colère que je peinai à maîtriser. Je parvins tout de même à lever mes mains en signe d’apaisement et esquisser un sourire forcé. Le prêtre d’Anoub ne devrait plus tarder à rassurer son chien et sa classe. Mais il ne fit rien, malgré les regards interrogateurs de ses élèves, il continua de me dévisager avec suspicion, comme s’il y avait un mystère à lire sur mon front. Je hissai de nouveau une main amicale en essayant de parler ; je ne produisis qu’un sifflement de malade.
Alerté par mon geste aimable, cet imbécile de chien grogna, et en deux enjambées, il bondit sur moi, le clapet étendu vers ma gorge ! Par un réflexe inattendu, je l’attrapai au vol d’une seule main, et avec étonnement, je vis mes doigts agripper son museau tandis que le haut de sa denture fendait ma chair. Enragé de voir ses crocs s’enfoncer à travers ma paume, je resserrai son nez au point de lui broyer ! Ça craqua, de l’os crépita et croustilla entre mes doigts meurtris. Avec un plaisir malsain, je m’amusai du sang chaud qui ruisselait le long de mon bras. Une des canines resta plantée dans mon poing ; fort heureusement, aucune goutte de sang ne fuita. Je lâchai le cabot décédé et suivis sa chute du regard jusqu’à mes pieds. La tête baissée, je découvris alors la tenue moite qui me collait au corps. J’étais entièrement…
Quoi ? Que dites-vous ? Recouvert de bandelettes ? Mais pourquoi serai-je recouvert de bandelettes ? Où allez-vous chercher pareille sottise ?
Loin de là. J’étais entièrement nu ! Nu comme un ver, sans un seul vêtement, épilé de tous poils, le service trois pièces à l’air dans une allure peu flatteuse, la peau salement décharnée et blanchie par du natron ! J’examinai mon anatomie : fripé et amoindri, j’avais dû perdre au moins huit kilos ; et le natron, cette espèce de sel récupéré dans le désert, il assèche la peau ; pourquoi me paraissait-elle humide au point de l’avoir prise pour un vêtement ?
Cette fois-ci, la panique commença à me gagner ! Les gestes nerveux qui me secouèrent provoquèrent une frayeur immense chez les novices :
« Un khat ! hurla l’un d’entre eux en détalant à l’extérieur.
— Anoub ! pleurnicha un autre. Anoub sauve nous ! »
Je tirai sur ma gorge desséchée pour aspirer de l’air, je gonflai mes poumons et éructai d’une voix aussi éraillée qu’inhumaine : « ASSEZ ! »
Je ne sais qui de eux ou de moi fut le plus effrayé par ce grognement. En tout cas, je continuai de remuer ma mâchoire pour leur dire que tout allait bien, que je n’étais pas mort ni agressif ! Hélas, je ne disposai plus d’assez d’air pour produire un nouveau mot et mes dents claquèrent bêtement dans le vide.
Le vacarme continua, des apprentis s’enfuirent vers la porte, un autre s’arma d’un couteau, des cris vibrèrent dehors, et le prêtre retrouva ses esprits en s’enrageant de voir son familier mort. Seul le petit Satseth ne bougea pas, il continua de me fixer de ses yeux incrédules.
Un novice enjamba le chien pour me planter au cou : c’est qu’il voulait carrément me décapiter ! J’esquivai d’un pas en arrière en repoussant la table avec fracas ; d’un geste vif, j’interceptai son poignet pour le bloquer sans la moindre difficulté. Je voulus lui dire d’arrêter, seulement, j’agitai encore ma bouche sans émettre une syllabe ! On était tous deux face à face, entre horreur et colère, son poignard pointant vers ma tête, retenu par la seule force de mon bras. Et quelle force ! C’est à peine si je le sentis appuyer ! Le bougre ramena alors son autre main pour me faire ployer. Ses dents se crispèrent d’effort et ma patte trembla sous la pression.
Bon, je voulais bien être patient, mais pas au point de me faire trouer pour de vrai ! Comme si je maniai un marteau, je lançai mon poing contre sa dentition qui explosa en morceaux ! L’édenté se vautra en arrière en crachant un flot prodigieux de sang ; sans demander son reste, il rampa jusqu’à la sortie. Décidément, soit il n’était pas costaud, soit je tenais une forme olympique. Les derniers reculèrent, et je m’apprêtai à remplir mes poumons pour parler lorsque la voix froide du prêtre d’Anoub résonna :
« Arrière ! m’ordonna-t-il en pointant une canne coiffée d’une tête de chacal. Arrière khat qui te repais des astres glorieux ! »
Je ne sus pourquoi, mais son bâton et cette appellation de « khat » me stoppèrent net.
« Ce que tu détestes est en ma parole, m’agressa-t-il encore.
Je suis Anoub, celui qui guide en tout lieu,
Sa protection réside en ma parole,
Ton khat se brisera contre les milliers de dieux ! »
Me désigner ainsi comme khat me blessa, mais pas physiquement ; je me rappelai de mon nom avec tristesse et sombrai dans le désarroi.
« Arrière khat qui te repais des bienheureux !
Ce que tu détestes est en ma parole,
Je suis Osiris, celui qui est le plus vertueux,
Sa protection réside en ma parole,
Pars ! Jamais je ne serai livré à ton abject feu ! »
Je reculai vraiment ! J’ignorais ce que signifiait le mot khat, mais il me fit comprendre que j’étais dans l’erreur. Le pommeau de la canne au museau allongé et aux oreilles pointues m’effraya autant que s’il était le véritable dieu Anoub ! Et mon nom revint vers moi, il tourna autour de moi à m’en donner le vertige.
« Arrière khat qui te repais des valeureux !
Ce que tu détestes est en ma parole,
Je suis Râ, celui qui entend tous les vœux,
Sa protection réside en ma parole,
Pars ! Jamais je ne serai livré à ton abject feu ! »
Non ! Je m’appelle Inedj ! Pas khat ! Inedj, ce patronyme absurde s’accrochait à moi, il me sauvait de l’extinction. La terreur me submergea, elle me fit perdre pied et je commençai à me recroqueviller.
« Arrière khat qui te repais de nos aïeux !
Ce que tu détestes est en ma parole,
Je suis Sokar, celui qui voit de par mes yeux,
Sa protection réside en ma parole,
Ton khat se brisera contre les milliers de dieux ! »
Anéanti par cette incantation, je me repliai dans un coin à quatre pattes. Je ne comprenais plus rien. Dans mon désespoir, je fis travailler mes poumons pour réussir à parler : « Je suis Inedj ! essayai-je d’un timbre plaintif. Pitié, ne voyez-vous pas que je suis encore en vie ? Pourquoi m’attaquez-vous ? » Je me sentis comme perdu, dans un état pire que celui causé par la peste. Peut-être la maladie continuait-elle de m’accabler de ses hallucinations ? « Pitié, » répétai-je de ma voix sèche peinant à aspirer de l’air.
Le prêtre me regarda de ses petits yeux cruels, sa canne au pommeau si menaçant toujours dressé à mon encontre. Deux autres hommes étaient arrivés, armés d’épée en bronze et équipés d’une cuirasse. Eux aussi me dévisagèrent de haut en bas avec effarement. Les novices avaient tous déserté la pièce, hormis le pauvre Satseth et le puni toujours paré de son casque, tous deux presque aussi minables que moi.
« Il va falloir le décapiter, dit Imyout aux hommes d’armes. Vous pouvez y aller, je l’ai mis hors d’état de nuire. » Je me prostrai au sol, apeuré et malheureux, paniqué comme un enfant en bas âge. Incapable de verser une larme, je fixai le sol aux dalles de calcaire. « Pitié, implorai-je encore sans pouvoir les regarder, ne me faites pas de mal, laissez-moi. » Ils se rapprochèrent lentement, le glaive pointé vers moi alors que j’aspirai à grande gorgée de l’air pour les supplier.
Je perçus alors le bruissement d’un murmure, puis, une présence qui m’attira. Je relevai la tête pour la voir. Elle se trouvait derrière le prêtre. Sur la table. Routy. Il se redressa lentement, raide comme le cadavre qu’il était, le crochet encore planté dans la face, l’œil ballant le long de sa balafre et retenu par un nerf optique tendu à vif. Le serviteur d’Anoub le sentit aussi bouger et se retourna. Trop tard. Routy extirpa d’un seul trait la tige pour la plonger directement dans l’épaule d’Imyout. Il poussa le prêtre et se leva d’un bon, envoyant paître d’un coup de pied la canne à tête d’Anoub.
« Il y en a un autre ! » mugit un des soldats alors que Routy avançait, la face inexpressive et le corps aussi dénudé et émacié que moi. Horrifié, j’ouvris en grand mes yeux et ma bouche vide de souffle. Ce n’était pas possible ! Ils lui avaient enlevé le cœur et les poumons ! Au cours des campagnes d’Alexen, j’eus vent de magie à propos d’esprits vengeurs et d’ombres invoquées par des mages, mais jamais de cadavres animés. Ils n’existaient que dans l’au-delà ! Ma mémoire se trouvait encore défaillante en cet instant, pourtant, je savais la chose impossible.
Routy, ou son zombie, gifla le crâne d’un soldat avec une telle force que j’aperçus la mâchoire se déboîter ; les doigts de Routy se brisèrent en des angles tortueux et le combattant s’effondra sous l’impact. Le deuxième soldat chargea et planta sa lame dans les côtes du ressuscité : on eut dit qu’elle s’enfonçait dans une pâte d’argile. Sans le moindre grognement ou tic de douleur, Routy enserra de ses deux mains le cou adverse pour le compresser comme une datte trop mûre. Je titubai vers la sortie pour éviter la menace du revenant dont la force faisait craquer un cou déjà empourpré de violet.
Routy riva sa tête vers moi et me scruta de son œil valide, un globe encore assez frais pour être confondu avec celui d’un vivant. Peut-être cherchait-il à m’identifier, un souvenir devait trotter dans sa demi-conscience. Il lâcha sa proie et avança vers moi d’un pas implacable : il venait pour me tuer !
C’est alors que, emporté par une folle panique, le novice au masque d’Anoub se jeta à ses pieds. Il se prosterna devant Routy comme s’il fut une idole : « Pardonnez-moi ! couina-t-il. Je ne me moquerai plus jamais ! » Routy souleva son pied pour l’abattre contre le front du suppliant ; sa cheville prit une méchante posture dans l’action, mais elle perça le bois du casque et l’os du crâne. Aplatie et trouée, la tête de la victime rendit une éruption rouge de cervelle, une effusion se déversant à l’ombre du corps nu et famélique de Routy. Je me plaquai contre un mur, trop perturbé pour me décider à prendre la fuite. Son œil revint à moi, avec une expression porteuse de mort.
Une lame glissa du sommet de son crâne pour s’immobiliser entre ses deux yeux. Le fer brilla, et Routy s’écroula, découvrant ainsi son assaillant : le petit Satseth ! Tout penaud, il me regarda, je le regardai, on se regarda et on regarda le deuxième corps toujours allongé sur sa table ; on se demanda si lui aussi allait se relever.
Ce défunt-là eut la bonté de conserver sa pose paisible, un petit sourire en coin troussant sa bouille de marbre.
En revanche, Imyout se redressa et ôta sans broncher le crochet lui perçant l’épaule. Le rouge se mit à nimber sa peau de guépard sans qu’il n’en témoigne la moindre affliction. Toujours vautré contre mon mur, je jetai un œil suppliant à sa face convulsée de rage et parvins à dire : « J’suis pas mort ! » Le prêtre me considéra avec mépris, comme si je n’étais qu’une tache répugnante. « Ne te laisse pas duper par ses paroles, dit Imyout à son élève sans me lâcher des yeux. Donne-moi le glaive, je vais m’en occuper. »
Pas question de subir une nouvelle fois son sortilège ! Dans un bruit de cuir noué, je pris mes jambes à mon cou et détalai vers la sortie.
Je courus à travers un étroit couloir couvert de chaume avant d’atteindre une petite cour. L’espace d’un instant, je retrouvai le calme, sous un soleil couchant délivrant un ciel de parme, ses reflets mauves se reflétant contre un bloc de calcite : cette pierre grise servait à allonger les défunts afin qu’ils se dessèchent. Sur ses flancs s’alignaient des vases ou amphores destinés à récolter les fluides.
« Le khat ! hurla un novice à la traîne. Le khat est là ! » Immédiatement, mon trouble revint au galop, suivi par les pas d’Imyout dans mon dos et une déferlante de cris autour de la morgue. « Non ! fis-je de mon timbre miséreux, arrêtez, je ne suis pas mort ! » Je reculai pour éviter Imyout qui braquait vers moi sa canne et son épée, je battis en retraite tout en prenant soin de ne pas bousculer le novice.
Oui, je sais, d’ordinaire je ne suis pas si prévenant avec les gens. Mais vu la panique ambiante, je ne me voyais vraiment pas en position de les brusquer davantage.
« Arrière khat ! cingla Imyout en me chargeant, Anoub est ma protection ! » Il fendit les airs de son arme que j’esquivai en me précipitant par-dessus la table mortuaire. Avec maladresse, j’arrivai de l’autre côté en fourrant mes pieds dans des vases. J’agitai alors mes bras pour reprendre équilibre, sans y parvenir ; je glissai au sol et en renversai le contenu : un liquide rougeâtre et aqueux plein de grumeaux noirs. J’avais mis les pieds dans du sang extrait de cadavres ! En transe, je me mis à répéter mon nom : « Inedj, Inedj-Inedj-Inedj-Inedj, je m’appelle Inedj. ». L’entendre m’aida à me ressaisir, il me donna une consistance pleine de souvenirs.
J’agrippai un suaire encrassé qui traînait sur un tabouret pour l’enrouler autour de ma taille, histoire de cacher mes parties. Tout en nouant le nœud de mon pagne improvisé, je sautillai sous un porche en briques crues pour quitter cette place pure désormais souillée de plusieurs meurtres.
En sortant je retrouvai un lieu connu : le parvis du dieu allongé. Toute personne ayant connu un deuil à Alexendria s’y est rendue. À l’origine, elle demeurait à l’ouest de la muraille, mais la démographie galopante ramena la ville jusqu’à ce lieu redouté. Ainsi, devant un temple d’Osiris aux pylônes éclatant de hiéroglyphes et oriflammes vertes, face aux statues de chacals allongés en granit noir, s’étalaient un amas de chaumières affichant leur misère.
Sans trop le réaliser, j’arrivai sur le parvis de ce temple accolé à la morgue, j’errai sur une place bondée d’une populace alertée par les cris des novices. Je me mis à déambuler au milieu, le sang sous mes pieds déposant à chacun de mes pas une empreinte rouge sur les dalles de calcaire blanc. Je m’enfonçai dans une foule qui s’écarta en gémissant de dégout, je leur tendis une main suppliante leur demandant de se calmer, leur demandant de m’expliquer ce qu’il m’arrivait. Mais ils hurlèrent en reculant, ils se dispersèrent comme des abeilles fuyant un feu, certains partirent en courant, d’autres appelèrent les dieux, ils me dévisagèrent en gardant leur distance.
« Je suis Inedj, » répétai-je hagard.
J’atteignis la fontaine au centre de la place. Une belle fontaine. Dans un mélange d’art achéen et taouyen, l’eau s’y écoulait depuis la jarre de deux déesses de grès à la robe transparente : l’air attristée, elle contemplait le corps étendu d’un pharaon au sommeil paisible. Au pied de cette béatitude, je donnai en spectacle ma personne aux yeux de tous : une centaine de curieux apostrophés d’horreur. Moi, je me mis à contempler mon reflet dans l’eau, je me dévisageai comme lorsque la peste me consumait. Là aussi il m’arrivait malheur, mais mon esprit refusait de l’entendre.
« Reculez ! hurla Imyout à la foule. Reculez ! C’est un khat ! »
Mon visage était tellement émacié, tellement glabre, tellement terne, mes yeux avaient l’air si sec et mes paupières sans cils restaient immobiles ; je touchai du bout des doigts ma peau ; mon crâne totalement rasé avait la texture d’une roche polie. Une roche froide et raide.
Un bruit de métal m’entoura : les gardes de la ville, une vingtaine d’hoplites avec cotte de mailles, casques, boucliers, glaives, lances, cnémides et brassards m’encerclèrent de toute leur discipline de fer.
J’examinai mon ventre, mon torse, puis mon dos : des incisions le parcouraient, au niveau du foie sous une côte, des intestins à gauche du nombril et du cœur sous une aisselle ; quelques coutures de piètre mesure raccommodaient mes lambeaux de chair ; je sentis chacune de leurs reliures sous mes doigts glacés. Là, je remarquai une canine du chien d’Imyout, toujours plantée dans ma main l’ayant broyé. En l’extirpant, il m’apparut seulement un trou aux muscles pourpres ; je revis le sang coagulé que j’avais renversé dans la cour.
« Je suis mort ? » demandai-je tout bas.
J’étais mort.
Non. Ce n’est pas possible, jamais pareille chose ne s’est produite ! Je regardai successivement mon reflet et mon corps pour déceler une illusion à travers cette insupportable vision.
« Reculez ! ordonna encore Imyout. Restez en arrière c’est un khat ! Un mort éveillé ! »
J’étais mort.
Je me retournai pour contempler la foule : partout on se massait les uns contre les autres, on montait sur les toits et terrasses, on se hissait sur des gravats, on grimpait sur des caisses, on escaladait même les statues d’Anoub pour me voir. Moi. Le mort.
J’étais mort.
Les hoplites resserrèrent leur rang face à moi, ils formèrent une ligne droite de boucliers hérissés de lances.
J’étais mort.
J’étais mort-vivant !
Ben dis-donc, quelle imagination ! Je ne m’attendais pas à cette « resurrection » !
Décidément, il ne s’en sort pas le pauvre. Ou du moins, pas comme il l’espérait.
J’aime bien cette ambiance « Égypte ancienne » , ton héros, bien que puant par moment (au sens figuré cette fois), (surtout quand il tue le pauvre chien), reste sympathique et il réussit le tour de force ne nous faire compatir à ses malheurs. Il est drôle aussi, ce qui joue également sur le côté sympa.
J’ai relevé certaines choses au tout début qui m’ont un peu dérangée dans l’écriture et je t’en fais part ci-après. Ça n’a pas grande importance et tu en feras ce que tu voudras.
Suggestions : ces chapitres sont longs et je me demande si tu n’aurais pas intérêt à les couper pour les présenter sur PA, tu aurais peut-être plus de commentaires, parce que lire sur ordi n’est pas toujours facile pour tout le monde.
Donc voici mes petites remarques :
"dans un abîme oppressant de son silence » : je pense que tu veux dire que l’abîme était oppressant à cause du silence, mais il me semble que « dans un abîme oppressant de silence. » suffirait
"je pensais donc j’étais » : excellent ! :-)
",mais bien réelle, d’un noir... » : J’ai mis du temps à comprendre cette phrase, peut-être à cause du manque de verbe dans le premier groupe de mots. Pourquoi ne pas ajouter un verbe ? : Il s’agissait d’une vision obscure, mais bien réelle, d’un noir me signifiant que mes yeux restaient clos.
Je voyais toujours flou et la pièce demeurait sombre. : je pense que tu aurais intérêt à amené cette « pièce » autrement, Ton héros est mort dans la rue. Selon moi, il serait bon qu’il prenne le temps de découvrir ce qu’il y a autour de lui. Ex : Bien que ma vision fût encore floue, je découvris que j’étais dans une pièce sombre.
"Je voyais toujours flou et la pièce demeurait sombre. Mais je comptai déjà un petit groupe de personnes, tout proche de moi. » Je suis classique, et j’aurai mis une virgule entre ces 2 phrases.
"cela me parut long et bref, pénible et aisé » je rajouterai « à la fois » quelque part.
"Je commençai par comprendre qu’Inedj était mon nom, ce qui me donna une place dans ce vide » : c’est un flash back ? Parce que tu l’as dit dans la première phrase de ce chapitre que c’était son nom.
"Pendant des années, j’eus porté » : si c’est pendant des années, il faut mettre « j’ai »
"Bah c’est ça, allez-y, cachez votre joie »… : ce langage-là fait bizarre tout à coup, même si ton personnage est toujours "vivant" et a traversé les âges, mais comme il ne fait ça que par moment, ça choque un chouia. Surtout le bah, tipique du 21 siècle (et qui se prononce « ben », il faudra d’ailleurs me dire pourquoi...)
"Il faut dire que le clergé du canidé jouit d’un grand prestige". : excellent !
"Ce défunt-là eut la bonté de conserver sa pose paisible, un petit sourire en coin troussant sa bouille de marbre ». : ça aussi excellent
Voilà, c’est à peu près tout ce que j’ai relevé, sinon, l’histoire est vraiment très originale, et ça, c’est un véritable atout.
Eh bien, je dois dire que j'ai été bien embarquée ! C'est super d'en savoir plus sur Inedj, ça arrive au bon moment je trouve. Tu as très bien géré le côté réveil + resurgissement des souvenirs avec le flash-back et tout ça. Les détails sur les pratiques d'embaumement sont vraiment tops, je suppose que tu as fait des recherches ? Pour les formules, tu t'es inspiré de quelque chose ou elles sont aussi d'origine ? Et le mot "khat", ça veut dire quelque chose ? (on l'apprendra probablement plus tard, mais j'adore poser des questions de vocabulaire :D)
Plus j'avance, plus je trouve que tu as une belle maîtrise de ton sujet, de tes choix de narration et de ton intrigue. Dans le détail, j'ai encore des remarques à faire et j'espère que ce n'est pas décourageant. Vois les choses comme ça : s'il y avait de gros soucis de cohérence, de narration ou de je ne sais quoi d'autre d'important, je ne prendrais pas le temps de relever précisément les petits détails qui clochent. S'ils me sautent aux yeux, c'est aussi parce qu'ils sont entourés par de la qualité ^^ Et en plus, un autre point positif là-dedans, c'est qu'il s'agit souvent du même genre de coquilles. Tu disais dans ta réponse à mon commentaire que la concordance des temps te posait souci, et je l'ai bien vu, en effet. Mais ça ne fait rien, ça se travaille et se corrige, c'est une affaire de forme. Soit tu finiras par ne plus faire l'erreur à force qu'on te la signale, soit il y aura toujours des gens pour te la signaler, alors que ce ne soit pas un motif de découragement ;) Le fond, tu l'as, et je le trouve chouette comme il est.
En remarque générale, je dirais que même si j'ai beaucoup apprécié le rythme de ce chapitre que j'ai trouvé bien construit, il m'a semblé qu'il y avait un passage un peu flottant vers la fin, quand Inedj fuit, après la "vraie mort" de Routy. Il sort, puis il revient dans la salle, il trébuche... je pense que tu pourrais resserrer tout ça en le faisant s'enfuir de la salle une bonne fois pour toutes, sans qu'il y revienne après ; ça n'empêche pas une deuxième altercation avec les gens du temble.
C'est intéressant, la façon dont tes deux chapitres se répondent, avec le reflet dans l'eau la première fois, qui révèle déjà à Inedj qu'il est dans un état bien pire que ce qu'il croyait, puis ici la deuxième, quand il prend pleinement conscience de son état. J'ai vraiment hâte d'en savoir plus ; est-ce un hasard s'il est revenu ou bien quelqu'un a-t-il fait quelque chose pour que ça arrive ? Quelles autres créatures va-t-il rencontrer ? Pour le moment, l'intrigue est difficilement perceptible, je veux dire qu'on ne sait pas encore jusqu'où iront les enjeux, mais tu réussis à rendre ça secondaire. Pour le moment, j'ai juste envie d'en savoir plus sur ce qui est arrivé à Inedj et ce que va être sa "vie" maintenant ; et si, en chemin, il se trouve un but à accomplir ou quoi que ce soit d'autre, j'en serais ravie !
Voilà donc un relevé de ce qui m'a interpellée dans ce chapitre. Là encore, désolée, c'est un peu long... J'essaye d'être exhaustive mais je ne peux même pas être certaine que je l'ai été >< On ne voit pas toujours tout. Bien sûr, certains points sont seulement des suggestions, il t'appartient de décider ce que tu en feras !
« dans un abîme oppressant de son silence » > J’aurais vu juste « de silence ». C’est tout aussi correct et je trouve ça plus fluide…
« Je ne possédais d’aucun souvenir ou autres mots » > Juste « aucun », pas « d’aucun ».
« un petit groupe de sept personnes » > Vu l’état d’Inedj, je pense qu’il n’est pas nécessaire de donner un chiffre aussi précis, à moins que ça ait une réelle importance.
Oh, je comprends mieux pourquoi le mot « affligé » est tellement répété à la fin du premier chapitre ! Du coup, ignore ma critique là-dessus ; c’est finalement tout à fait justifié.
« le prophète devait-être » > pas de tiret
« Il advient à toi de le faire plier. » > C’est une formulation un peu étrange, le verbe « advenir » ne convient pas vraiment ici. Peut-être plutôt « il te revient de le faire plier » ou encore mieux « il ne tient qu’à toi de le faire plier » ?
« Un millier de questions vint m’assaillir à la suite de ce souvenir : Comment ai-je rencontré mon épouse ? » > J’ai hésité un moment sur le « vint » ; ce sont les questions qui l’assaillent, pas le millier en soi, du coup j’aurais mieux vu ça au pluriel. Mais ce n’est pas incorrect tel quel, je crois. Par contre, attention : jamais de majuscule après les deux points ! (je sais, j’ai dit dans le topic sur les phrases longues que Flaubert l’avait fait, mais quand même ! :P)
« Le dieu chacal Anoub devrait déjà être là pour me guider auprès d’Osiris. » > Attention, vu le contexte, il faut dire « aurait déjà dû être là ».
« Il supervisait son apprenti pour sauver une autre vie. » > Là aussi, la formulation me paraît bizarre. On supervise plutôt quelque chose que quelqu’un, en général, non ? Ça pourrait être « il guidait son apprenti », par exemple, ou autre chose.
« Les taouyens se faisant rare » > rares
« un homme dont j’aurai deviné l’importance même sans son écharpe » > Attention, « j’aurai deviné », c’est du futur antérieur ! Ici, il faut le conditionnel passé, « j’aurais deviné ».
« lança le prêtre avec morne » > avec une voix morne, plutôt ? Je ne crois pas qu’on puisse dire simplement « avec morne », ce n’est pas un substantif.
« son visage vu de profil me parut particulièrement plat et allongé, avec deux petits yeux froids. » > S’il le voit de profil, il ne peut pas voir ses deux yeux !
« du premier coup d’œil il verrait que je suis vivant » > que j’étais vivant ; on est dans un contexte passé.
« À mon grand dam, je ne puis mettre en œuvre ma farce » > je ne pus
« Pas un seul son ne sortit pour sommer à cet infernal canidé de la mettre en veilleuse ! » > on dit « sommer quelqu’un », pas « sommer à quelqu’un »
« Avec un plaisir malsain, je savourai le sang chaud ruisseler le long de mon bras. » > incorrect ; je savourai le sang chaud qui ruisselait le long de mon bras ?
Je t’en ai déjà parlé, mais il y a encore beaucoup trop de points d’exclamation à mon goût. C’est personnel, je le sais bien, mais il faut que je te dise : quand il y a trop de points d’exclamation, j’ai l’impression qu’on cherche à me forcer à être impressionnée, comme si on me tirait par la main en me disant « hein, t’as vu, c’est ahurissant hein, allez, sois ébahie ! ». Je peux passer outre, mais ça reste désagréable. Je te propose quelque chose, si ça te dit : sélectionner tous les points d’exclamation de ton chapitre et essayer d’en supprimer la moitié. Il y a des endroits où ils ne me gênent pas, c’est l’accumulation qui devient problématique.
« m’effraya autant que s’il fut le véritable dieu Anoub ! » > autant que s’il était
« Le serviteur d’Anoub le sentit aussi bougé » > bouger
« Sans le moindre grognement ou tique de douleur » > tic. La tique, c’est l’insecte
« Au sied de cette béatitude » > au pied ?
Hiéroglyphes > Un point que j’avais oublié dans mon commentaire du premier chapitres. Récemment en cours, j’ai appris qu’il existait deux langues dans l’Égypte Ancienne (j’étudie l’époque de Cléopâtre, mais d’après ma prof c’était aussi le cas à l’époque d’Alexandre) : les hiéroglyphes et le démotique (du grec dèmos, peuple). La première était utilisée par les prêtres, c’était une écriture sacrée, la seconde était celle que le peuple, ou du moins ceux qui savaient écrire, pouvaient employer. Après je ne suis pas spécialiste, il est possible que des gens du peuple aient connu quelques hiéroglyphes quand même ; de plus, Inedj a vécu dans un temple durant son enfance, donc ça reste cohérent qu’il connaisse quelques symboles. Je voulais quand même partager cette info avec toi puisque, personnellement, je viens juste de l’apprendre ! Mais peut-être que tu le savais déjà, auquel cas désolée ^^
Dernière chose : par rapport à ton souci sur le "on-nous" dans le chapitre 1, je peux te proposer quelque chose : si je copie-colle ton chapitre dans Word, je pourrais par exemple distinguer les endroits où j'estime que le "on" passe et les endroits où ça ne va pas. Et quand le "nous" te paraît trop correct, il y a toujours des moyens de le détourner. Est-ce que tu penses que ça pourrait t'être utile ? Aucune obligation bien sûr, c'est seulement si tu estimes avoir du mal à faire toi-même la distinction - ce n'est pas forcément évident pour tout le monde.
Voilà ! Bravo pour ce bon début, j'espère que tu posteras la suite :D à bientôt !
Evidemment, certaines fautes que tu as relevées m’ont grandement peinées (faute de participe passé, la "tique"), mais je suis content de pouvoir les retirer ou de les retravailler.
Si tu as la motivation, je ne vois aucun souci à ce que tu me renvoies le premier chapitre avec les "on" dérangeants.
Concernant les points d’exclamation, c’est une vilaine manie que j’ai voulu donner à Inedj, d’être ce genre de personne qui en rajoute et en fait des tonnes. J’en ai bien pris conscience et… j’ai déjà pratiqué une forte réduction de leur nombre en passant par la fonction "rechercher" de word. Peut-être faudrait-il que je recommence l’opération, ou que je réserve l’usage intensif des points d’exclamation aux passages les plus comiques.
Je suis content de voir que l’histoire demeure intéressante bien que l’intrigue tarde à se mettre en place. En effet, il faut attendre pour qu’elle se profile clairement ; j’ai vraiment mis les aventures d’Inedj au cœur du récit pour le rendre plus vivants. Mais mieux vaut ne pas trop t’en dire si tu veux poursuivre la lecture.
Concernant l’univers, je suis un passionné d’Egypte ancienne, j’étais documenté dessus avant même de me lancer dans un roman de fantasy. C’est d’ailleurs face à la complexité de l’histoire antique que j’ai jugé inutile de réinventer tout un monde éloigné du nôtre. Inedj n’ayant pas reçu un embaumement royal, soit certain que je n’ai fait que survoler les détails de la momification. Et il y a bien eu plusieurs types d’écritures en Egypte ancienne : la première est l’écriture hiéroglyphique, qui sera simplifiée en hiératique, elle-même simplifiée à l’époque tardive en démotique. Les trois écritures cohabitent toutes à la période greco-romaine, le démotique servant pour tous ce qui est administratif ou usage courant : de fait, les prêtres y ont recours pour la gestion du temple. Le hiéroglyphique est utilisé pour tous les textes qui ont une dimension officielle et religieuse (voire souvent magique), et c’est celui qui apparaît en gros sur les devantures des temples et statues ; ils sont donc visibles pour la plupart des égyptiens ; il est fort probable que plus d’un ait appris à reconnaître le cartouche d’un dieu ou d’un pharaon.
Merci encore, je passerai lire ce week-end ta Trilogie du Grand Retour : même si je doute y relever des fautes, je suis curieux de découvrir ton écriture vu la qualité de tes conseils.