Freijat observa Belun. Le garçon venait d’atteindre l’âge de raison. Les anciens l’avait nommée responsable de l’enfant. Elle comptait bien honorer son village en se montrant à la hauteur de la tâche. Belun s’approcha d’elle. Il semblait inquiet. Elle se souvint l’avoir été aussi, à son âge, au même moment.
- Ça va bien se passer, promit-elle. Je serai près de toi tout le temps.
Le garçon répondit d’un rictus anxieux. La phrase ne semblait pas l’avoir rassuré.
- Rappelle-moi les règles, proposa Freijat.
- Rester à genoux les yeux baissés. Écouter. Ne jamais prendre la parole sans y avoir été convié. Répondre aux questions avec précision et justesse.
- Tu vois ! s’enthousiasma Freijat. Tu sais ce qu’il faut faire.
Belun grimaça. Le garçon débordait d’énergie. Il était le clown du village, toujours rieur, à courir, sauter, s’amuser, faire rire les autres.
- Ça ne dure qu’autant de temps qu’il en faut pour aller au champ de courge et de revenir, rappela Freijat.
Cela sembla plonger Belun encore plus dans son désespoir. Aller au champ et revenir, même en courant, semblait être le bout du monde pour cet enfant remuant. Freijat ne ressentit aucune inquiétude. Elle connaissait bien l’effet de groupe. Dès que Belun serait au milieu des autres, il les imiterait et tout se passerait à merveilles. Elle n’en doutait pas une seconde.
Elle s’avança vers le lien, une hutte en bois, seule demeure en cette matière, les autres n’étant que faites que de toiles de peaux de bêtes. Les supérieurs avaient bâti cet étrange endroit uniquement dédié aux rituels.
Freijat entra. Huit jeunes se trouvaient déjà là. Freijat et Belun étaient les derniers. Elle prit place, se mettant à genoux au milieu des autres, tournée comme eux vers la natte posée au sol devant tout le monde.
Belun, un peu intimidé, se plaça à sa droite. Freijat ajusta la position du petit, plaçant correctement ses mains paumes sur les cuisses, bien à plat, le dos droit, avant de se placer de la même manière.
Tout le monde garda le silence, les yeux baissés. Pas un mot ne fut échangé par les jeunes, pourtant habituellement loquaces et rieurs. Tous ici connaissaient la punition en cas de manquement. Nul ne voulait la subir.
Le supérieur fit son entrée. Comment était-il vêtu aujourd’hui ? Freijat, les yeux baissés, l’ignorait. Elle ne se tourna pas vers Belun. Ce geste lui aurait valu une correction. Elle devait se contenter de faire confiance à son protégé. De toute façon, s’il se comportait mal, le supérieur réagirait immédiatement. Freijat ne pourrait rien y faire. Sa seule option : montrer l’exemple.
- Bonjour à tous, dit le supérieur.
- Bonjour, supérieur, répondirent en cœur les enfants, sauf Belun, qui ignorait la réponse attendue.
Pas grave. Il le ferait demain. Le supérieur savait se montrer tolérant envers les nouveaux. Il ne pouvait réclamer de lui ce qu’il ignorait.
- Ajar, quel est le premier rôle d’une source ?
Freijat garda les yeux baissés mais elle le savait : Ajar venait de regarder le supérieur dans les yeux pour répondre posément, d’une voix claire, ajustée, en articulant correctement :
- Donner naissance à d’autres sources, supérieur.
Ajar devait maintenant baisser les yeux. Le supérieur ne réagissant pas, c’était que Ajar s’était bien comportée.
- Kre’al, quel est le second rôle d’une source ?
- Nourrir les supérieurs, supérieur, répondit le jeune homme.
- Pomer, avec qui une source doit-elle se reproduire ?
- Avec le partenaire désigné par le trieur, supérieur, répondit l’enfant.
Freijat se permit de sourire. Pomer venait pour la troisième fois. Il s’en sortait à merveille. Il honorait bien son village par son attitude irréprochable. Elle espéra que Belun ferait de même.
- Freijat, combien de sources l’un de vous doit-il fournir avant de pouvoir changer de rôle ?
Freijat leva les yeux pour constater que le supérieur avait changé de coiffure. La veille, ses cheveux lâchés ondulaient sur ses épaules. Aujourd’hui, il portait un joli assemblage de tresses mettant admirablement en valeur son visage doux et avenant. Ses yeux noirs portaient calme et sérénité. Ses vêtements en peaux et cuirs recouvraient son torse, laissant ses bras nus. Assis en tailleur, il se tenait le dos bien droit, les épaules détendues.
- Deux, supérieur, répondit la jeune femme avant de retourner à sa contemplation du parquet en bois.
Pas de félicitation. Pas de compliment. La preuve de réussite se manifestait par une absence de punition.
- Lii, chacun de vous deviendra-t-il nourriture après avoir donné deux sources au village ?
- Non, supérieur.
- Adjum, comment une source devient-elle nourriture ?
- Par affectation du trieur, supérieur.
- Kera, toute source devient-elle un jour nourriture ?
- Non, supérieur.
Freijat vit Belun remuer un peu à cette réponse.
- En effet, indiqua le supérieur. Il y a largement assez de sources pour que nos besoins soient satisfaits. De ce fait, la plupart d’entre vous ne deviendront jamais de la nourriture et vivront toute leur vie ici, au village.
Belun se détendit. Il ignorait ce détail dont la transmission était réservée aux adultes.
- Syhit, quel est le premier rôle d’une source ?
- Donner naissance à d’autres sources, supérieur.
- Freijat, quel est le second rôle d’une source ?
- Nourrir les supérieurs, supérieur, répondit la jeune femme.
- Vaela, avec qui une source doit-elle se reproduire ?
- Avec le partenaire désigné par le trieur, supérieur.
Les questions s’enchaînèrent. Toujours les même. Attendant les même réponses.
« Combien de sources l’un de vous doit-il fournir avant de pouvoir changer de rôle ? »
« Deux »
« Chacun de vous deviendra-t-il nourriture après avoir donné deux sources au village ? »
« Non »
« Comment une source devient-elle nourriture ? »
« Par affectation du trieur »
« Toute source devient-elle un jour nourriture ? »
« Non »
« Quel est le premier rôle d’une source ?
« Donner naissance à d’autres sources »
« Quel est le second rôle d’une source ? »
« Nourrir les supérieurs »
« Avec qui une source doit-elle se reproduire ? »
« Avec le partenaire désigné par le trieur »
- Belun, combien de sources l’un de vous doit-il fournir avant de pouvoir changer de rôle ?
Freijat se tendit. La parole était donnée à son protégé. Il s’agissait de sa première intervention dans son apprentissage. Elle se souvint de son anxiété à sa place, tant d’années auparavant.
- Euh… deux… dit-il d’une petite voix terrifiée.
La réponse fut bafouillée, à peine compréhensible. Le vol d’une mouche aurait empêché d’entendre la réponse tant elle avait été dite sur un volume sonore faible.
- Freijat, guide ton protégé, ordonna le supérieur.
Elle ne fut pas surprise qu’il la sache responsable du jeune homme. Les supérieurs savaient toujours tout. Elle se tourna vers Belun pour constater qu’il regardait toujours le sol.
- Lève la tête, regarde-le dans les yeux et répète ta réponse de manière claire, intelligible et articulée.
Belun hocha la tête. Il tremblait de partout. L’inquiétude se lisait sur tout son corps. Il leva la tête et le visage du supérieur sembla le rassurer. L’avait-il imaginé avec des cornes et des crocs proéminents ? Qu’est-ce que les autres avaient bien pu lui dire ? Freijat secoua la tête. Quel bizutage avaient infligé les autres gars au jeune homme ? Elle aurait deux mots à leur dire en sortant.
- Deux, annonça Belun, clairement bien mieux. Mais on peut en faire davantage sans forcément devenir de la nourriture. Seul le trieur décide de…
Qu’est-ce qui avait fait taire Belun ? Le supérieur venait-il de l’incendier du regard ? Était-ce le frisson qui venait de parcourir l’assemblée ? Freijat, les yeux baissés, n’en avait aucune idée. Le supérieur se leva et Freijat sentit ses tripes se nouer. Pauvre môme ! Si jeune ! Il ne supporterait pas la punition, c’était certain. Ainsi, lorsque le supérieur fut près de Belun, Freijat osa :
- Puis-je prendre la punition à sa place, supérieur?
- Requête accordée, annonça le supérieur.
- Quoi ? s’exclama Belun tandis que les adolescents gémissaient dans la salle, sanglot général à peine audible.
Nul ne bougea lorsque le son caractéristique de l’arme dégainée trancha le silence. Le premier coup s’abattit sur le bras gauche. La chair s’ouvrit et le sang s’écoula. Freijat hurla de douleur mais, tremblante, ne broncha pas. Aucun adolescent ne bougea. Freijat resta sagement en position malgré la blessure ouverte sur son bras. Le sol prenait doucement une teinte pourpre, le sang disparaissant entre deux lattes du plancher. Le temps suspendit son vol.
- Freijat, guide ton protégé, répéta le supérieur.
- Ta réponse ne convenait pas, dit Freijat en regardant Belun pour constater qu’il regardait partout, totalement perdu, terrifié et choqué. Recommence correctement. Tu te souviens ce qu’on a dit avant d’entrer ?
- Méfie-toi, Freijat, gronda le supérieur. Tu frôles la limite du permis. Tu prends des risques.
L’arme glissa sur sa gorge et Freijat se tut. Elle aurait aimé être plus explicite mais elle n’avait pas le droit d’indiquer clairement à Belun ce qu’il devait dire. Cela devait venir de lui. Il devait faire l’effort.
- La réponse est deux, j’en suis certain, pleurnicha le garçon. Je ne comprends pas. J’ai dis « deux ».
- Freijat, toujours désireuse de prendre à sa place ? demanda le supérieur.
La perte de sang commençait à la faire se sentir mal. Elle avait déjà la nausée.
- Oui, supérieur, répondit-elle en insistant lourdement sur le second mot, espérant que Belun comprendrait.
Le bras droit reçut une blessure identique à celui de gauche. Freijat vit trouble mais parvint à tenir la position et à retrouver le silence après avoir hurlé, son autorisé tant qu’il ne durait pas.
- Je suis désolé, pleura Belun. Je ne sais pas. Pardonnez-moi !
Toujours pas de « supérieur ». Freijat grimaça de dégoût. Ce môme n’était pas un cadeau.
- Pitié ! Soyez indulgent ! supplia Belun en oubliant une fois de plus la formule de politesse la plus élémentaire.
Freijat se prit les coups suivants, précis, rapides, puissants sans s’opposer. Elle se retrouva au sol. Il lui semblait que le supérieur n’avait pas épargné la moindre parcelle de son corps.
- Freijat, reprends la position, ordonna le supérieur d’un ton froid et cinglant. Belun, ne prononce plus un son.
Le garçon eut la bonne idée d’obéir. Freijat, oppressée par un brouillard dense, se remit à genoux mais son dos voûté témoignait de sa difficulté à maintenir la position. Des moucherons volaient autour d’elle. Des hauts le cœur la prenaient. Son corps hurlait son besoin de repos.
- Freijat ? Je t’ai posé une question, gronda le supérieur.
Lui avait-il adressé la parole ? Que venait-il de dire ? Les moucherons dansaient devant les yeux de la jeune femme. Ses oreilles sifflaient. La crainte de recevoir un coup supplémentaire réveilla son cerveau. « Combien de sources l’un de vous doit-il fournir avant de pouvoir changer de rôle ? », voilà ce qu’il venait de lui demander. Il avait choisi la question destinée précédemment à Belun.
- Deux, supérieur, répondit Freijat en se forçant à articuler malgré le goût du sang dans sa bouche, espérant qu’il ne la punirait pas de n’avoir pas été en mesure de le regarder dans les yeux pour lui répondre.
Elle l’entendit lever la séance. Elle répondit machinalement « Bonne journée, supérieur » puis s’écroula. Elle perçut vaguement des cris autour d’elle et qu’on la déplaçait.
Lorsqu’elle reprit son connaissance, elle se trouvait dans sa tente. Ajar la secouait.
- C’est bientôt l’heure du rituel, indiqua Ajar.
Elle l’aida à s’asseoir et lui proposa un jus salé. Freijat parvint à en avaler trois gorgées en grimaçant. Elle constata que son corps était couvert de bandages. Ajar l’aida à se lever mais Freijat criait à chaque mouvement. Son corps lui semblait en morceaux. Elle retrouva Belun devant la hutte du lien.
- Freijat, je suis désolé, dit le garçon en pleurant.
- Il a été envoyé aux champs de maïs. Il devra y aller tant que tu ne seras pas remise, précisa Lii. Bien fait. Sale con ! Quelle honte ! Incapable de dire deux mots ? Il a fallu que tu veuilles faire le beau.
- Faire le beau ? répéta l’enfant perdu tandis que Kre’al et Pomer entraient.
- T’as voulu montrer que t’en savais plus que les autres. Ce n’est pas l’endroit pour faire le malin, petit con, cracha Ajar alors qu’Adjum et Kera prenaient place.
- Tu dis ce qu’il faut dire, ni plus, ni moins, t’as pigé ? gronda Lii.
Belun hocha frénétiquement la tête.
- Tu déshonores notre village, termina Lii avant d’entrer.
Ajar aida Freijat à entrer. Belun se plaça près d’elle. Le supérieur arriva rapidement.
- Freijat, redresse ta position, ordonna-t-il après les salutations d’usage.
La jeune femme obtempéra en grimaçant dans le plus grand silence malgré sa souffrance.
- Freijat ! Je t’ai demandé quelque chose. Ta position ! insista le supérieur.
Freijat ne put empêcher des larmes de couler. Elle tenta d’améliorer la pose tout en sachant le résultat pitoyable. Le supérieur, qui ne s’était pas encore installé, se dirigea vers elle.
- Puis-je prendre la punition à sa place, s’il vous plaît, supérieur ? demanda humblement Ajar.
Freijat remercia silencieusement son amie.
- Requête refusée, indiqua le supérieur.
Freijat serra les dents. Le bruit de l’arme dégainée fit frémit l’assemblée. Le supérieur s’accroupit près de Freijat et l’arme caressa le dos tandis qu’il effleurait son oreille de ses lèvres pour murmurer :
- Tu peux le faire. Montre l’exemple. Fais honneur à ton village.
Il tapotait doucement son dos et Freijat se redressa malgré la douleur des blessures reçues la veille. L’arme remonta sur les épaules, caressante, douce, agréable et Freijat ajusta la position.
- C’est bien, Freijat, murmura-t-il avant de lancer d’une voix forte : Prends-en de la graine, Belun. Voilà une source qui honore son village.
L’aller et retour au champ de courges parut une éternité à la jeune femme qui dut répondre à une vingtaine de questions. La parole ne fut jamais donnée à Belun que Freijat trouva plus pâle que la mort. Enfin, le supérieur leva la séance. Freijat rejoignit sa natte et son protégé les champs de maïs.