Chapitre 2 : Freijat - Présent

Le lendemain, Belun parut plus blanc que jamais, le visage bouffi de cernes. Il tremblait et tenait difficilement debout. Freijat observa cela avec inquiétude. Qu’est-ce que les hommes faisaient subir à l’enfant en représailles ? Si les sources n’avaient rien le droit de révéler quant à ce qui se passait dans la hutte du lien, la sortie de Freijat couverte de sang n’avait échappé à personne, pas plus que l’envoi aux champs de Belun, le désignant comme responsable.

- Belun, quel est le premier rôle d’une source ? demanda le supérieur.

Première question. Freijat grimaça. Pas moyen de s’appuyer sur les répétitions des précédents. L’enfant avait-il retenu les leçons des jours précédents ?

- Faire des bébés, supérieur, répondit Belun.

Freijat grimaça. Belun avait été poli, certes. Il avait montré la bonne attitude. Sauf que sa réponse était incorrecte.

- Raté, Belun, annonça le supérieur en se levant. Des bébés, nous n’en avons rien à faire. Seules les sources nous intéressent. Les autres ne sont que des travailleurs utiles certes, mais à vous, pas à nous.

Belun gémit de dépit tandis que bruit de l’arme dégainée résonnait dans la pièce close.

- Freijat, souhaites-tu prendre sa punition à sa place ? proposa le supérieur.

Freijat grimaça. Elle peinait déjà à se lever pour venir jusqu’à la hutte. Elle se voyait mal subir cela une seconde fois. En même temps, imaginer ce petit garçon souffrir de cette manière lui était intolérable.

- Supérieur, commença Freijat en levant les yeux vers le maître des lieux.

En réalisant ce mouvement, elle constata que certains adolescents secouaient négativement la tête. D’autres tremblaient. D’autres pleuraient silencieusement. L’assemblée n’en revenait pas.

- Non ! Non ! Ne fais pas ça ! supplia Belun, aggravant ainsi son cas, ayant parlé sans autorisation et rompu sa position.

- Accepteriez-vous que je lui inflige moi-même la punition ? demanda Freijat en fixant le maître des lieux dans les yeux.

Il tiqua et cilla tandis que l’assemblée sursautait de stupeur. La demande était plus qu’inhabituelle. Il était interdit de blesser une source. Seuls les supérieurs pouvaient se le permettre. Freijat venait de demander un passe-droit.

- Soit, répondit le supérieur avant de lui tendre la fine barre souple. Tu peux te lever.

Freijat s’empara de l’arme tendue et se dressa difficilement pour se tourner vers son protégé.

- Un seul coup, ici, annonça le supérieur en désignant le bras gauche de Belun.

Freijat serra les dents. Devoir frapper un enfant la répugnait. Belun avait donné une mauvaise réponse, certes. Il était inattentif, certes. Nul ne méritait pour autant un tel châtiment, surtout pas un jeune.

Elle arma pourtant son bras et frappa. Une marque zébra la peau du garçon mais l’épiderme ne se déchira pas, le coup de Freijat étant bien moins appuyé que celui du supérieur. Belun hurla de douleur mais parvint à maintenir la position. Freijat soupira d’aise en constatant que le supérieur ne lui tenait pas rigueur de la douceur de son coup. Ce dernier attendit un moment mais Belun ne disant rien, il annonça « Ici » en désignant le bras droit.

Freijat aurait aimé pouvoir lui dire « Parle, Belun, mais parle ! Réponds à la question ! Donne la bonne réponse cette fois ! ». Elle n’avait pas le droit. Aucun d’eux n’avait le droit. La parole était à Belun et personne d’autre. Le supérieur ne proposait pas à Freijat de guider son protégé. Elle se retrouvait pieds et poings liés, à devoir le faire souffrir. Belun supporta la douleur sans bouger. Il pleurait, clairement anéanti par la situation.

Freijat grimaça. Belun prenait la punition, comme si elle constituait un paiement contre l’erreur commise, une rétribution qui offrirait le pardon. Or il ne s’agissait absolument pas de cela. La douleur n’était qu’un encouragement à donner la bonne réponse. Il souffrirait tant qu’il ne la donnerait pas.

- Là, désigna le supérieur à Freijat.

Elle frappa et Belun accepta la souffrance. Il considérait probablement mériter cette leçon. Il voulait expier le mal qu’il avait fait à Freijat.

- Freijat, guide ton protégé, indiqua le supérieur.

Était-il arrivé à la même conclusion qu’elle ? Que la punition desservait le dessein initial ?

- Belun, donne la bonne réponse, dit Freijat.

Le garçon leva les yeux sur elle, un regard éperdu et triste. Il regarda autour de lui, cherchant dans l’assemblée la réponse qui ne s’y trouvait pas. Il renifla, peinant visiblement à connecter les informations, puis murmura :

- Le premier devoir d’une source est de faire naître d’autres sources.

- Là, répondit le supérieur en désignant la cuisse droite.

Freijat frappa. D’un regard, elle demanda la permission de continuer à guider Belun et il la lui accorda.

- Belun, la forme compte autant que le fond, indiqua Freijat.

Le garçon leva les yeux sur elle, cligna plusieurs fois des yeux en gémissant puis fondit en sanglots. Le supérieur fit signe à Freijat de lui rendre son arme. Freijat s’agenouilla et la lui tendit humblement. Il s’en saisit et elle reprit la position. Le supérieur alla s’asseoir sur sa natte, délaissant Belun qui gémissait misérablement.

- Freijat, quel est le premier rôle d’une source ?

La jeune femme leva les yeux sur le supérieur et répondit d’une voix posée et articulée :

- Donner naissance à d’autres sources, supérieur.

La séance continua. Belun ne fut jamais interrogé. À la sortie, nul ne lui adressa la parole. Il disparut vers les champs plus vite que l’éclair.

De toute la semaine qui suivit, Belun n’eut jamais la parole. Son état empirait. Il peinait à se mouvoir et à tenir la position. Freijat, de son côté, reprenait des forces.

Un matin, elle fut enfin en mesure de se lever pour autre chose que le rituel. Elle prit un bain dans la rivière puis se dirigea vers le rocher aux coyotes. Elle le contourna et se retrouva au milieu des hommes en train de manger.

Au centre de ce grand espace au sol de terre se tenait un grand feu sur lequel cuisaient des animaux. Quelques marmites contenaient probablement des ragoûts ou des soupes. La plupart des hommes mangeaient assis directement sur le sol. D’autres préféraient des banc et des tables. Certains, encore, bavardaient adossés au grand rocher.

- Freijat ? s’exclama Kaa, un jeune homme charismatique qui menait le groupe. Que fais-tu là ?

Aucune femme n’était censée se promener ainsi au milieu de la clairière des hommes. Le repas était un moment de regroupement pour chaque sexe, où les uns pouvaient jaser sur les autres sans crainte. Son apparition avait, de fait, semé un silence de mort dans les rangs.

Freijat s’avança vers Kaa qui s’était levé à son approche. Malgré la fraîcheur ambiante, le meneur vivait torse nu. Cela lui permettait d’indiquer sa puissance mais également d’exhiber ses tatouages. En bas, cependant, il portait un pantalon chaud et des bottes fourrées. Sa ceinture proposait un couteau et une sarbacane, utiles pour la chasse.

Freijat le toisa puis d’un geste rapide, vola sa cuisse de dinde directement dans son écuelle.

- Hé ! s’exclama-t-il. Repose ça !

Freijat l’ignora pour aller prendre d’autres mets dans d’autres assiettes. Les autres hommes la laissèrent faire, incertains quant au bon comportement à tenir. Elle posa le tout dans un contenant qu’elle tendit à Belun qui attendait, debout, les mains vides. Le jeune homme s’en saisit en tremblant. Kaa s’approcha l’air féroce.

- Tu vas faire quoi, Kaa ? railla Freijat.

Il fit mine de reprendre sa nourriture à Belun mais Freijat s’interposa.

- Ne t’approche pas de lui ! cracha Freijat.

- Sinon quoi ? répliqua Kaa.

- Sinon je te mets mon poing dans la figure et sais-tu ce qui se passera si je me casse la main en agissant ainsi ? Tu seras tenu pour responsable !

Kaa recula, comme frappé par la foudre. Qu’une source se retrouve blessée était sévèrement punie par les supérieurs.

- Belun peine à tenir la position, à écouter et à apprendre parce qu’il ne mange pas et ne dort pas assez. Il déshonore notre village par votre faute. Vous n’êtes que des salopards de lui infliger ça !

- C’est pour toi que nous faisons cela, précisa Kre’al.

- Je ne vous ai rien demandé. Crois-tu être en mesure de tenir le rituel avec aussi peu de nourriture ? Belun est déjà puni. Au lieu d’aller à la chasse, il se retrouve à réaliser une tâche de femmes, loin de ses amis. La punition me semble suffisante. Ce que vous lui faites endurer nuit à notre image. Dis-moi, Kre’al, quelle bêtise aviez-vous mis dans son crâne avant son premier rituel pour qu’il soit aussi tendu, nerveux, puis brutalement détendu et serein en levant les yeux sur le supérieur ?

Kre’al grimaça.

- Vous êtes responsables de mes blessures, termina Freijat avant de s’éloigner.

Elle se rendit aux champs de haricots rouges et s’occupa des terres agricoles. Elle ne retrouva Belun que devant la hutte du lien. Il portait un teint clair. Il souriait. Freijat en fut rassurée.

Durant le rituel, il fut interrogé pas moins de dix fois et il répondit correctement à chaque fois. Freijat et lui souriaient. La jeune femme aurait aimé lui prendre la main et la serrer de bonheur. Ce mouvement n’était pas permis. Elle se contenta de sourire. Elle le féliciterait après.

Le temps passait. Les questions et leurs réponses s’enchaînaient. Freijat commença à trouver le temps long. Aller au champ de courges et revenir ? Ils auraient déjà eu le temps de le faire deux, peut-être même trois fois ! Le supérieur faisait durer. C’était son droit. Tous subirent en silence, sans se plaindre, répondant avec précision, concision et politesse.

Enfin, le supérieur se leva mais étonnamment, il ne prononça pas les mots de fin de séance. Au lieu de cela, il traversa les rangs des adolescents agenouillés pour venir se placer devant Freijat. La jeune femme attendit, inquiète, de savoir ce qu’il pouvait lui vouloir.

- Tu t’es très bien comportée, Freijat. Ton attitude envers Belun me sied énormément.

Freijat n’en revint pas. Des félicitations ? Voilà qui était fort rare.

- Pour toi, Freijat, annonça le supérieur. Tu peux me regarder.

Elle leva les yeux sur lui pour constater qu’il lui tendait un petit gâteau rond. Elle s’en saisit. Il lui sourit puis lança :

- La séance est levée.

Tout le monde répondit « Bonne journée, supérieur » et attendit qu’il soit sorti pour se lever et venir voir. Freijat croqua dans la sucrerie, découvrant avec bonheur du sirop d’érable. Le mets était rare et précieux. Ils n’en avaient pas au village. Seuls des échanges permettaient d’en obtenir et l’ingrédient s’achetait cher. Après avoir avalé la moitié du gâteau, elle le tendit à Belun. Le garçon regarda le présent sans le prendre.

- C’est à toi qu’il l’a donné, fit remarquer Belun, craintif à l’idée de s’opposer à la volonté du supérieur.

Il se comportait enfin de la bonne manière.

- Il me l’a donné, en effet, confirma Freijat. S’il est à moi, j’en fais ce que je veux et je choisis de le partager avec toi. Fais-toi plaisir, Belun !

Le garçon céda devant l’attrait de la sucrerie qu’il dégusta tout doucement, morceau par morceau, les papilles ravies du feu d’artifice sublime. Plus personne n’embêta le jeune homme qui rentra dans le rang. Le supérieur n’eut plus jamais à se plaindre de lui.

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