Trois mois plus tôt
Léopold était calmement attablé dans un coin de la taverne des trois grelots. C'était un lieu miteux par définition, et aucun mage sensé ne serait allé de lui-même s'enterrer dans ce trou à rat, mais Léopold avait décidé que cela valait la peine, une fois n'était pas coutume, de se mêler à la populace. Il avait mis la robe la plus passée qu'il avait, et force était de constater qu'il ne se fondait dans la masse que parce que tout était sombre, et qu'il s'était immédiatement terré dans un coin. Il avait commandé une bière au tavernier afin que celui-ci le laisse tranquille, mais il s'était contenté d'une seule gorgée. Certains prétendaient que les plus mauvaises bières avaient un goût d’urine, mais le mage, bien que curieux, avait ses limites ; il pouvait juste dire que le breuvage était immonde. Il n'était de toutes façons pas là pour s'encanailler ou pour boire comme un trou, mais pour trouver quelqu'un susceptible de l'aider dans un étrange projet.
Les archives de la bibliothèque des mages regorgeaient de textes variés, et le mage de deuxième niveau avait peut-être trouvé quelque chose en fouillant dans un recoin du bâtiment. Le problème, c'est que le quelque chose en question se trouvait à bien dix jours de marche de toute civilisation sérieuse - comprenez une ville munie d'une structure de téléportation -, et qu'il allait donc lui falloir un peu d'aide pour partir en exploration. Il avait une amie parmi les prêtres d'Ulm, et l'avait convaincue qu'un peu d'air lui ferait le plus grand bien, et permettrait peut-être également de faire une magnifique offrande à son dieu. Mais il devait étoffer son groupe pour se risquer à l'aventure en diminuant les probabilités de mourir bêtement. Alors il prenait sur lui, et observait ce qu'il se passait dans la taverne.
Cela faisait maintenant deux heures que le mage était installé, incognito. Il avait réussi pour la majeure partie du temps à ce qu'on le laisse tranquille, mais le reste de l'établissement commençait à s'agiter. Et fur et à mesure que les clients buvaient ce que l'aubergiste vendait comme de la bière, mais qui pouvait tout aussi bien venir de l'étable d'à côté, d'après l'avis d'une bonne demi-douzaine de consommateurs, ils devenaient plus belliqueux. Lesdits consommateurs payaient néanmoins pour cela, et Léopold avait émis l'hypothèse qu'ils payaient en réalité le droit de se plaindre - ce qui finalement, ne revenait pas à si cher de la complainte. Malgré l'ivresse qui commençait à émerger du groupe, le mage remarqua que de nombreux clients s'étaient redressés au lieu de s’affaisser. Il était question de fierté ici, mais surtout probablement d'une attention constante à la petite étincelle qui allait mettre le feu aux poudres. Car les statistiques montraient que les bagarres éclataient dans cet estaminet trois soirs sur quatre, et Léopold aurait été déçu que cela n'arrive pas.
Il ne fût aucunement déçu.
Cela commença par un homme bourru, presque chauve, bousculé par un autre, par mégarde. Un petit chétif aux cheveux noirs, qui s'excusa, et partit l'air de rien. Léopold écarquilla les yeux devant la scène, alors que le gros malabar hurlait :
– Espèce de sale morpion, tu ne sais pas à qui tu as à faire. C'est ça, barre-toi, et que je ne revois pas ta face de rat musqué, sinon, ça va barder. »
La réponse ne vint pas de la silhouette qui s'était déjà esquivée dans la foule. Ce fût une voix de femme qui lui répondit fermement :
– Hé, Barry, j'ai une solution pour plus que tu vois ce type, si tu veux ? »
– Ah ouais ? Et c'est quoi ta solution, beauté ? »
Léopold haussa un sourcil. Ce devait bien être de la bière finalement. Toute personne ayant bu de l'urine devrait théoriquement rester sobre, et l'épithète utilisé pour la guerrière trapue et balafrée semblait totalement hors de propos. Les goûts et les couleurs ne se discutaient pas, certes, mais s'il y avait une qualité que la guerrière n'avait certainement pas, c'était sa beauté. Par contre, elle avait un excellent crochet du droit, nota le mage alors que son poing s'écrasait sur la pommette du guerrier bourru, qui n'avait rien vu venir. Celui-ci lâcha sa bière, qui se brisa au sol dans l'indifférence générale, mais avec fracas. Car c'était un des rares moments où une taverne devenait silencieuse. Toute conversation avait cessé, et les gens étaient centrés sur eux-mêmes. La première question qu'ils devaient se poser : "est-ce qu'une bagarre ne va pas éclater dans les dix secondes qui viennent ?". Comme la réponse était à portée même du premier demeuré, la moitié de la pièce passa très rapidement à la deuxième question : "est-ce que je veux me trouver où je suis ici et maintenant, sachant que ça va castagner sévère ?". Là, c'était plus dur, et Léopold, qui avait pour passe-temps de déchiffrer les visages des gens, vit deux réactions. Il y avait les sanguins, qui étaient là pour ça, et donc l'expression songeuse devint très vite un sourire à l'approche de ce qu'il allait se passer. Et puis il y avait les lents à réfléchir, qui gardaient le visage froncé. On pouvait voir derrière leurs yeux les rouages mal huilés tenter de faire fonctionner leur machinerie interne, mais ce n'était clairement pas gagné. Aucun ne songea à quitter les lieux alors que la barbare s'approchait à nouveau de Barry.
– Merde. J'ai fait le boulot qu'à moitié, je suis désolé Barry. Attends, bouge pas, je vais rectifier ça de suite. »
Hmmmmm. Le crochet du gauche n'était pas mal non plus, en fait. Léopold admira la courbe que décrivit Barry, toujours trop surpris pour riposter, alors qu'il fût projeté en arrière par l'impact et s'écrasait lourdement sur une table qui se brisa en dizaines de morceaux. Non. Pas exactement en fait. Dans cet établissement, les tables tenaient uniquement parce que personne ne respirait dans leur direction. Le mobilier avait connu tellement de batailles que la plus grosse partie du nettoyage, en début d'après-midi, devait consister en un puzzle grandeur nature. Et c'est là que l'aubergiste avait eu un trait de génie : il louait visiblement les services d'un magicien pour assembler les pièces qui avaient déjà subi un traumatisme et les recoller, avec un sort de lien léger. Soumis à de trop grandes contraintes, la table se contenta de se désassembler alors que le sort de colle décidait que le corps de Barry lancé à pleine vitesse était bien trop pour lui. Il émit un petit chuintement et une petite lumière alors que les six morceaux du plateau décidaient d'aller vivre leur vie séparément dans un grand fracas.
La bataille s'engagea soudain, après que la guerrière eut toisé Doumé, et lui eut demandé si lui aussi avait besoin d'une cécité permanente pour réfléchir un peu plus sur lui-même. Ledit Doumé s'énerva, écarta les bras en grand, collant deux gifles retentissantes à ses voisins, et s'avança vers celle qui avait osé la menacer. C'était le signal que tout le monde attendait. L’écosystème d'une taverne était complexe, et Léopold eut beaucoup de mal à comprendre comment le brasier prit soudain. Alors que la scène se limitait jusque-là aux trois protagonistes, voilà que tout le monde semblait vouloir abattre son poing sur son voisin. Il lui fallut quelques verres brisés pour réaliser toute la beauté du système sous ses yeux. On pouvait croire qu'une taverne comme celle-là n'avait pas de clientèle fixe, mais ce serait sous-estimer l'envie d'autrui de se trouver là où il y avait de l'action, pour pouvoir raconter tout ce qu'il avait fait récemment. L'adrénaline et l'honneur - bien que le mage dût ranger ses principes dans un coin de son esprit pour utiliser ce mot - étaient de puissants moteurs humains. Et dans les derniers soirs, il y avait eu des gens qui en avaient lâchement tapé d'autres alors qu'ils avaient le dos tourné, ou une alliance éphémère qui avait tourné à la trahison pendant la durée de l'échauffourée. Des rancunes avaient macéré pendant quelques jours, et il était maintenant temps de régler ses comptes discrètement, pendant qu'une partie des gens regardait encore la tournure que prenait les évènements sur scène. En quelques secondes, l'intégralité de la taverne devint belliqueuse, sauf le tavernier, qui regardait d'un air intéressé, et Léopold, qui jeta un sort de dissimulation sur sa personne pour éviter d'être pris à parti. Le sort ne le dissimulait pas à proprement parler. Il réduisait simplement l'attention que les gens apportaient au magicien. Vu l'agitation ambiante, cela suffirait amplement à ce qu'il reste tranquille.
Le mage regarda placidement les échanges de coups de poings, les clés de bras, les tables qui se décomposaient en morceaux, les brocs de bière qui volaient à travers la pièce, les cris, les hurlements, les jurons, les gens qui se faisaient marcher dessus. Il ouvrait les yeux et cherchait à capter tous les détails de la bataille comme un zoologiste qui observerait, tapi dans les fourrés, une horde de lions en train de chasser. Il ne faisait aucun bruit, n'esquissait aucun mouvement, et se régalait d'un spectacle qu'il n'avait encore jamais vu. C'était mieux que le théâtre, décida-t-il. Et ça coûtait nettement moins cher, car le breuvage à peine touché qu'il avait devant lui ne valait qu'une maigre pièce de cuivre. C'était un peu plus dangereux cependant, et du coin de l’œil, le mage observa un étrange comportement. Il reconnut le petit homme chétif aux cheveux noirs qui avait accidentellement déclenché la bataille. Il admira l'agilité du jeu de jambes de l'homme, qui circulait sans encombre entre les débris de tables, les corps inanimés et les corps encore animés qui volaient de partout. Puis il s’extasia devant sa dextérité alors qu'il faisait les poches de plusieurs combattants, efficacement, sans rester plus de quelques secondes à proximité de sa cible. Cela ne devait pas être tellement rentable. Les habitués avait probablement juste pris de quoi se saouler, ni plus ni moins. Mais cumulé, cela pouvait quand même représenter une petite somme. Les combats se rapprochèrent de Léopold, ainsi que le voleur, qui esquivait habilement et cherchait la bourse d'un gros guerrier aux cheveux blonds et à l'odeur prononcée.
– Tu l'as déjà fait, celui-là », déclara affablement Léopold. « Tu devrais essayer celui à ta droite. »
– Merci, c'est bien aimable », répondit le voleur en se décalant.
Puis il se figea soudain, réalisant que quelque chose clochait. Il recula d'un pas, pour éviter la bagarre, puis il tourna la tête autour de lui. Il finit par apercevoir le mage, et Léopold vit ses yeux s'écarquiller alors qu'il faisait un pas en arrière. Il le regarda alors qu'il sortait une dague, et leva les mains en signe d'apaisement.
– Je ne suis pas là pour t'empêcher de travailler. Cela dit, si tu veux t'installer et boire une bière, j'ai peut-être une offre nettement plus lucrative à te faire. »
Le voleur sembla considérer la proposition pendant un moment. Il jeta un œil derrière lui, puis parût décider que la situation était suffisamment incongrue pour susciter son intérêt. Alors il prit une chaise et se plaça à côté du mage, qui fit glisser sa bière vers le voleur en engageant la conversation.
– Léopold. »
– Tobias. »
– Enchanté. C'est vraiment le bordel comme ça trois soirs sur quatre ? »
– Ouép. Là, visiblement, le tavernier doit être de bonne humeur, vu qu'il laisse faire plus longtemps que d'habitude. »
– Et ça paye bien ? »
– Ça permet de payer le loyer et de mettre du sel dans les patates. Je ne suis pas à plaindre. »
– Je vois. Combien de personnes vont rester debout, d'après toi ? »
– Parti comme c'est, une demi-douzaine. »
Léopold regarda pensivement les combattants qui s'effondraient un par un.
– Et si tu devais miser sur qui reste debout, qui tu choisirais sans hésiter ? »
– Maggy », répondit le voleur avant de porter le bock à sa bouche. « C'est une teigne avec une poigne d'acier. Et ça peut paraître bizarre, mais plein de mecs ici en pincent pour elle, du coup, ils n’osent pas frapper trop fort. C'est une grave erreur. Enfin pour eux, hein. Si je voulais séduire la donzelle, je lui collerais un énorme pain dans le pif. Enfin si j'étais ces gros malabars, ça va de soi. »
– Ça va de soi », répéta le mage d'une voix pensive.
Il fit passer une pièce d'argent au voleur alors que le tavernier appelait la fin du combat. Devant le regard inquisiteur du pickpocket, il se leva en lui expliquant :
– Tu as parié sur le bon cheval. Maintenant, attends là deux minutes, je vais payer un verre à “la donzelle“, et je vous explique tout. »
J'ai trouvé la lecture très agréable, rythmée, et j'ai tout compris cette fois ! C'est une explication comique beaucoup plus profonde que ça n'y paraît des soirées alcoolisées qui finissent toujours mal. C'est chouette de voir leur rencontre et le contexte dans lequel tous les éléments s'imbriquent parfaitement ! C'est sûr que le point de vue réflexif du mage contraste avec le caractère de Maggy !
J'ai eu l'impression qu'il y avait le mot "et" à la place du mot "au" dans la phrase suivante, je te laisse vérifier :)
"Et fur et à mesure que les clients buvaient ce que l'aubergiste vendait comme de la bière, mais qui pouvait tout aussi bien venir de l'étable d'à côté, d'après l'avis d'une bonne demi-douzaine de consommateurs, ils devenaient plus belliqueux."
Et merci pour la typo, je l'ai relue trois fois avant de la voir, donc je n'étais pas parti pour l'attraper ^_^
Si je pouvais donner un conseil, c'est de garder cette tendance que j'ai déjà lu au premier chapitre à décrire des choses à la fois inattendues et pourquoi d'une logique implacable. Dans ce chapitre, c'est le coup du sort de réparation léger qui permet au tavernier de préserver son matériel qui m'a poussé un éclat de rire trés appuyé (j'ai failli réveiller mon gamin de 3 ans).
C'est l'inspiration de Terry Pratchett qui parle ici : avoir des règles qui régissent l'univers très légèrement décalées pour créer des situations un peu loufoques. Espérons que je sois à la hauteur de tes attentes sur la suite !