L’humidité d’une fin d’automne brouillée par les nuages embuait lentement les vitres ; un œil extérieur eut peiné à reconnaître le visage des enfants qui, à l’intérieur de l’école, se redressaient, rangeaient leurs affaires après avoir entendu la cloche sonner. Certains étaient déjà dans le couloir, troquant leurs chaussons pour lacer leurs chaussures et quitter l’école quand d’autres tardaient à faire leur sac.
Au milieu, Sophie.
– J’avais quoi, 22ans, à ce moment-là ? J’avais encore les cheveux giga longs. Je me les teignais en châtain clair, à l’époque — jamais trop aimé être rousse.
– Timothée arrête de courir, tu vas…
Glissant sur le carrelage mouillé, le garçon manqua de tomber à la renverse ; Sophie le rattrapa par le col, non sans pousser un soupir exagérément las.
– Pardon, maîtresse.
– Elle le relâcha doucement, lissant machinalement le pli que ses doigts avaient laissé sur le tissu.
– Allez, va te ranger. Sinon je te laisse dormir à l’école.
Timothée la regarda, hésitant, avant de rejoindre ses camarades.
– Par deux, s’il vous plaît, scanda Sophie en comptant ses élèves.
Ces derniers se serrèrent les uns contre les autres pour rester près de leurs amis ; leurs cartables trop grands les gênaient dans leur manœuvre, et plusieurs durent gagner le bout du rang, bougons.
– Et fermez vous manteaux. Il fait froid, dehors.
Le petit cortège s’ébranla lentement, suivant Sophie à travers le couloir puis dans la cour. Près de la grille, les parents attendaient, certains jetant des coups d’œil furtifs à leur montre, d’autres discutant entre eux, les bras croisés pour se protéger du froid. Dès qu’ils aperçurent les enfants, des sourires s’étirèrent sur leurs visages, et plusieurs firent de grands gestes pour se faire remarquer.
Sophie s’arrêta à quelques mètres de la grille, faisant signe aux enfants qui lui disaient au revoir, s’efforçant au mieux de les suivre des yeux pour vérifier qu’ils ne partaient pas seuls. Lorsque Mattéo passa près d’elle, elle rattrapa l’écharpe que le garçon traînait pas terre avant de saluer sa mère qui attendait, non loin.
– Maîtresse, je vois pas ma maman.
C’était Lina, les joues rouges sous son gros bonnet.
– On attend encore cinq minutes ? Sinon tu iras à la garderie.
– D’accord.
– Maîtresse, maîtresse, y a mon papa, là-bas.
– Où ça ?
– Là, avec la veste verte.
– D’accord. Eh bien à demain, Théo !
– À demain, maîtresse.
Bientôt, tous les enfants eurent regagné leur famille — ou bien rejoint les responsables de la garderie, et Sophie put enfin regagner sa classe. À l’intérieur, l’atmosphère était différente, plus calme, presque figée. Les bureaux étaient désertés, mais les traces de la journée demeuraient : un crayon oublié ici, une gomme là, un manteau suspendu à un crochet, seul dans le vestiaire. Sophie ramassa machinalement une trousse tombée sous une table, la déposant sur un bureau.
C’est pas instinctif, d’être maîtresse ?
Suffit d’être maternelle.
Douce.
C’est inné, ça, chez une femme, non ?
– J’étais exténuée, en fin de journée. Lessivée d’avoir… D’avoir tant donné. À chaque fois, je me disais « allez, tu ranges ta classe puis tu files ». Je travaillais encore sur ma thèse, à l’époque. Et j’avais les TD à préparer. Les copies des étudiants. Sauf que je me retrouvais toujours à quitter l’école à 20h. Parce qu’il y avait la journée du lendemain à préparer, les cahiers du jour à corriger, des ressources pédagogiques à trouver, à imprimer ; puis, même si je faisais que remplacer une autre maîtresse, j’essayais quand même de faire ça bien. Je me renseignais sur des petits trucs de pédagogie — rien de très ambitieux, à l’époque, mais je regardais ce qui se faisait sur Instagram, je piquais des idées sur des blogs…C’étaient mes premiers pas. Des pas maladroits, faits au jour le jour, mais y avaient des petits trucs que je commençais à piger. Sur de la gestion de classe, surtout.
Dans le métro, voûtée sur son téléphone, Sophie faisait défiler les astuces et commentaires d’autres enseignants et enseignantes — Comment instaurer un rituel d’entrée efficace, Gérer une classe difficile sans perdre son calme — ; elle s’y plongea tant qu’elle faillit manquer sa station et dû bousculer les autres passagers pour se frayer un chemin jusqu’au quai. Bientôt, elle fut dehors, au milieu des lumières vives des lampadaires et des phares de voitures. Un bâillement. Un passage piéton. Un deuxième bâillement. La porte d’un immeuble poussée en avant. Cinq étages escaladés. Une clé qui tourne dans la serrure, et la porte qui se ferme, enfin.
Dans l’obscurité, Sophie posa ses clés sur le coin du plan de travail à sa droite, dénoua son écharpe, et alluma la lumière. L’ampoule éclaira la mansarde, mais le plafond incliné, ce soir-là, paraissait plus écrasant que jamais. Il faisait froid. Humide. Sans enlever son manteau, Sophie tendit le bras vers la bouilloire pour la remplir. Bientôt, une tisane gagna ses mains jointes et une bouillotte vint réchauffer son corps transi, de même qu’un plaid et de gros coussins. Ainsi blottie sur son futon, elle sortit son téléphone, fit défiler ses messages, les photographies envoyées par Augustin qui, à l’autre bout du monde, posait devant des plages ensoleillées, montrant fièrement le logo imprimé sur son t-shirt.
– C’est l’année où il est parti en mission pour la sauvegarde des littoraux. Ça me faisait bizarre de me dire qu’on était si loin l’un de l’autre. Et puis il était très occupé ; on s’appelait moins souvent — sans compter que le décalage horaire compliquait les choses. Je me sentais très seule, à l’époque. Je faisais plus grand-chose de mon temps libre. Y avait comme un vide : pas d’envie, pas d’énergie, juste la fatigue de la journée, le bruit — et du travail, des copies à corriger, des cours à préparer.
Sophie tapa une réponse rapide. C’est la belle vie, dis donc ! Hésita un instant. Ajouta Tu me manques avant de revenir sur ses mots, de les remplacer par un Je t’aime ; prends soin de toi.
– Je voulais pas qu’il s’inquiète. Le culpabiliser de pas être là.
Elle posa son téléphone à côté d’elle, la lumière de l’écran continuant de vaciller quelques secondes avant de s’éteindre. Resserrant le plaid autour d’elle, Sophie porta la tisane à ses lèvres. Une inspiration. Une gorgée. La chaleur dans sa gorge. Son regard se perdit un instant vers le plafond incliné. Demain, faudrait peut-être que je teste cet exercice sur les fractions, celui avec les morceaux de papier à découper… Peut-être que ça marchera ?
– Spoiler, c’était mieux mais pas parfait.
– T’arrivais à gérer, avec le doctorat, la fac… ?
– À peu près. Disons que j’arrivais à terminer tout ce que je devais faire, mais c’était pas forcément bien fait — et puis surtout, je faisais rien d’autre. J’étais devant mes CM2 la semaine, le mercredi et le samedi, je faisais les TD des L1, et quand j’avais un peu de temps, c’était direction la bibliothèque pour avancer ma thèse. Sauf si je ressemblais à rien ; là, je restais recroquevillée dans mon lit avec mon ordi sur les genoux. Mais j’ai jamais été efficace, quand je bossais chez moi…
– En même temps, vu la tronche de ton chez-toi, à l’époque…
– Certes… M’enfin t’as vu le prix d’un appart, à Paris ?
– La fac, ça paye si mal que ça ?
– Franchement, c’était pas fou. Puis t’es toujours payée des mois après, pas toujours la totalité ; t’aides des profs titulaires gratos, t’écris des articles pour lesquels t’es pas rémunérée… Quand l’enseignante que je remplaçais au primaire est revenue, pas après un mais trois mois, j’avais réussi à mettre un peu d’argent de côté donc j’ai accepté de bosser pour un gars — c’était un prof assez réputé, et j’avais vraiment adoré ses cours, quand j’étais en master. Il était en train d’écrire un bouquin sur un truc de physique moléculaire et il avait besoin de petites mains pour faire des calculs, rassembler des stats — les trucs chiants, quoi. Donc j’ai participé, trop contente de me dire que j’allais bosser pour un type que j’admirais, sur un projet que je trouvais super…
– Sauf que… ?
– Ben c’est toujours la même chose ; tu bosses un nombre stupide d’heures pour ramener des pages et des pages de calculs, et tout ça pour des prunes. On utilise ce que t’as fait sans jamais te créditer, sous couvert de « estime-toi heureuse, c’était une expérience, t’as appris des choses en bossant aux côtés des plus grands ». Bref. Le point positif, c’est qu’on se retrouvait souvent dans des cafés hyper chics, avec le prof, lorsqu’il avait besoin de voir où j’en étais. Et comme c’était lui qui payait… J’avoue, j’en profitais un peu.
– Mouais. M’enfin être payée en chocolat chaud, quand même…
– J’avais 22 ans. Je sortais de la fac et j’idéalisais encore pas mal ce milieu. Et j’espérais encore pouvoir y travailler…
– Quand est-ce que t’as fini par renoncer ?
– Au printemps, j’ai pris un nouveau remplacement. En CE2, cette fois. Parce qu’on me l’avait proposé et que j’avais encore besoin d’argent. Comme ça s’est bien passé, la directrice m’a parlé d’un possible poste au collège qui serait dispo l’année à venir. Au début, c’était pas censé être un temps complet ; je me disais que ça irait, que je ferais quelques heures de maths et que ça me laisserait du temps pour continuer ma thèse. Plus que le primaire. Donc j’ai envoyé ma candidature. Comme on manque cruellement de profs de maths j’ai été prise toute de suite. Sauf que… Ben c’était un temps complet.
– Et t’as quand même accepté ?
– Oui… Déjà, j’avais besoin d’argent, mais en plus de ça, je me disais encore que ça pourrait n’être qu’un petit boulot, un truc où je m’investis pas non plus des masses. Dix-huit heures, ça me semblait encore raisonnable, tu vois ? Dans ma tête, j’allais avoir encore du temps pour tout le reste.
– Sauf que ?
– Si on m’avait dit que j’allais encore vivre des rentrées à l’école, franchement…
Sophie considérait les liasses de feuilles éparpillées un peu partout sur le sol de sa chambre de bonne : il y avait le tas des emplois du temps, les règles de vie de classe, les différents documents à faire signer par les parents ainsi que les listes de fournitures scolaires. Une semaine auparavant, on l’avait contactée pour l’informer qu’elle aurait, en septembre, une classe de sixième, deux de troisième et une de seconde.
– C’est lesquels, déjà, les tiens ? demanda Augustin à l’autre bout du fil.
– Les secondes.
– Quoi ?
– Les secondes ! répéta Sophie en se rapprochant du téléphone toujours perché en haut d’un tabouret.
– Ils auraient pu te prévenir plus tôt, quand même. Que t’allais être prof principale.
– Ou me dire quelles classes j’allais avoir. Me filer les manuels, tout ça…
Agacée, Sophie fit claquer les élastiques d’une pochette cartonnée :
– Eh ! Préviens, au moins. Que je baisse le son…
– Pardon, sourit Sophie en attrapant son portable. En soupirant, elle se laissa tomber au milieu des coussins pour pouvoir observer, non sans mélancolie, la petite photographie qui lui souriait — Augustin, il y avait deux ans de cela, regardant l’objectif alors qu’il posait devant une cathédrale italienne. Leur premier et dernier voyage — à ce jour, tout du moins.
– Tu seras rentré, tu penses, aux prochaines vacances ?
– J’espère bien !
– Ça faisait déjà quatre mois qu’on s’était pas revus. Ça me paraissait long, t’as pas idée.
– Il était déjà dans la santé, à ce moment-là ?
– Oui. Il assistait une équipe médicale pour traiter des maladies liées à la contamination des sols et de l’eau. Comme il avait une formation en bio, on avait fait appel à lui pour réaliser une étude, prélever des échantillons, tout ça. Sauf qu’ils étaient tous tellement débordés que forcément, ils aidaient comme ils pouvaient. Là où on avait besoin d’eux, en fonction des urgences du moment.
– D’ici-là, je serai prof, soupira Sophie.
– Et t’auras peut-être enfin le plan de ta thèse !
– On peut toujours espérer…
– J’avais beaucoup bossé, cet été-là. Sur ma thèse. Je les avais senti passer, les canicules, dans mon 9m2. M’enfin ça m’avait pas empêcher de travailler comme une acharnée — j’y croyais vraiment, à ce moment-là, à mon doctorat. Puis bon, avec Augustin de l’autre côté de la frontière, j’essayais de m’occuper. D’être à la hauteur, aussi. J’ai toujours ’Fin c’est bête, mais tu vois, je… Je me suis toujours senti un peu nulle, à côté de lui. C’est pas sa faute du tout, hein. Tu le connais, de toute façon ; c’est vraiment pas son genre de rabaisser les autres. Je crois qu’il y penserait même pas, de toute façon. À se comparer. Mais bon, il a toujours été brillant, et attentionné, et sûr de lui et… Avec sa façon quasi obsessionnelle de se plonger dans tout ce qu’il entreprend, il a toujours… Il faisait pleins de choses. Pas comme… Ben pas comme moi.
– Il faut bien commencer quelque part, à la fois.
– Oui. Sauf que moi, ma ligne de départ, elle était pas du tout là où je pensais.
J'ai relu ton prologue et ce premier chapitre, et franchement, j'ai encore plus apprécié ce début. J'ai l'impression qu'en plongeant plus loin dans le passé de Sophie, on peut mieux appréhender ce par quoi elle est passée et son hésitation sur le "quoi faire" qui va venir.
Passer par ses premières expériences est super intéressant, ça donne le cheminement, le fait qu'elle s'est trouvé là notamment par hasard. On comprend parfaitement qu'elle a pris un job alimentaire, qui s'est "pas mal passé" ce qui a entraîné une expérience en entraînant une autre... C'est tellement l'histoire de milliers de personnes, qui vont là où on leur propose d'aller, parce qu'à un moment il faut payer les factures et que les rêves ça ne nourrit pas.
J'aime vraiment beaucoup ce thème.
Je te fais juste un petit retour sur l'âge de Sophie : j'ai l'impression, entre ton prologue et ton premier chapitre, qu'elle a continuellement 22 ans, peu importe les événements cités.
C'est le même âge pour chaque marqueur : au début tu le précises avec les primaires et qu'elle passe son doctorat (je ne suis pas sûre, mais ça n'est pas tôt pour un doctorat, 22 ans ? Elle a pu sauter des classes ceci dit) et aussi quand elle prend sa première classe en temps complet. Je me perds un peu dans les périodes peut-être, mais j'ai l'impression ou qu'il faudrait qu'elle vieillisse à un moment, ou qu'il soit précisé que les événements se sont rapidement succédés, sur quelques mois à peine.
Voilà, je viendrai lire la suite avec plaisir ^^ À bientôt !