Prologue

Par Loutre

Sophie, tu devrais pas aller dormir ?

Au milieu d’une montagne désordonnée de feuilles et de manuels scolaires grands ouverts, de post-it jaunes fluo collés en travers de différents livres et de cahiers de notes, Sophie, assise par terre, une tasse de café froid traînant à côté d’elle, relèvera la tête.

Encore dix minutes. J’ai pas encore relu les corrections du Jury de la session 2019…

Perle s’adossera au chambranle de la porte, les bras croisés. Elle dévisagera son amie, relevant les cernes épaisses, les cheveux en bataille maladroitement attachés en une petite queue de cheval.

T’as mangé, au moins ?

J’ai pas eu le temps.

Un silence s’installera. Perle soupirera doucement, et, après un instant d’hésitation, s’accroupira à côté de Sophie. Elle effleurera une des fiches du bout des doigts.

Tu sais que t’as plus besoin de te reposer et d’être en forme que de relire tout ça, pas vrai ?

Sophie se mordra la lèvre, le regard toujours fixé sur ses notes. Elle repoussera un manuel d’un geste las.

Je sais toujours pas quoi dire, pour l’oral.

Ce sera pas juste une présentation de séance ?

L’autre oral ; celui de l’entretien. Faut que je me présente, mon parcours, ce qui m’a poussée à vouloir devenir prof, tout ça…

Ben c’est facile, ça, non ?

Tu me vois m’avancer et leur dire « Boh, c’est le hasard ; en vrai, j’ai même hésité la moitié de l’année à tout arrêter parce que c’est un métier mal foutu, épuisant, et que j’ai aucune espèce d’affinité avec l’enseignement. »

Effectivement, y a peut-être moyen qu’il faille revoir ton approche.

Sophie aurait aimer en rire ; elle lâchera un soupir et massera ses tempes — elle sera trop exténuée pour voir la situation avec humour.

Pourquoi t’as pas tout lâché quand t’en avais envie ? Qu’est-ce qui t’a retenue ?

Perle la regardera, comme pour l’encourager à chercher la réponse. Sophie ouvrira la bouche pour répondre, mais aucun mot ne viendra. Elle finira par se lever maladroitement, dépoussiérant son jean. Elle attrapera le vieux carnet qui traînera sur son bureau, suivra les lignes qu’elle aura écrites des mois plus tôt, au stylo rouge :

– J’ai peur, commencera-t-elle à lire à voix haute. Comme quand j’étais petite. Quand je savais pas ce que je voulais devenir, ce que je voulais être. J’ai peur de ne pas faire le bon choix. J’ai peur de faire un choix et, après, de ne plus jamais pouvoir en faire un. J’ai peur de ne pas être à la hauteur. J’ai peur de me tromper.

Sophie semblera surprise lorsque Perle lui demandera « Tu me lis pas la suite ? » ; elle haussera un sourcil, ouvrira la bouche, comme pour dire quelque chose, mais se ravisera, se contentant de replonger le nez dans son carnet :

Ça va être ça, ma vie ? Mes prochaines années ? Est-ce que j’aime ce que je fais ? Est-ce que je suis à ma place ? Des fois, je me demande si devenir prof, c’était pas une solution de facilité. J’ai jamais rien connu d’autre, moi. Le monde du travail, les discussions au bureau, les pauses café, les entretiens d’embauche… Je suis allée à l’école. Point. Je peux pas m’imaginer ailleurs puisque je ne sais pas ce qu’il y a, ailleurs.

Est-ce que tous les profs sont justes des gamins trop apeurés de découvrir le monde extérieur ? Est-ce que, au lieu de faire un choix, je suis juste en train de me recroqueviller sur moi-même ? Ce qui m’attend, c’est un avenir, ou bien simplement une reproduction légèrement altérée du passé ?

Et ensuite ?

Cette fois, Sophie esquissera un sourire :

Quoi ? reprendra Perle. Tu veux pas qu’on te cherche des arguments ? Faut être stratégique, dans un entretien d’embauche — ah mais oui, suis-je bête : t’en as jamais passé.

C’est ça, moque-toi…

Allez, la suite !

J’ai écrit ça vers la mi-décembre : j’étais épuisée, déprimée, et c’était l’hiver. Pas sûre qu’on trouve grand-chose.

Ben change de passage. T’as écris quoi, pour ton premier jour de classe ?

Qu’un élève avait pas compris que… ’Fin que c’était moi, la prof. Il est arrivé en retard. Moi, j’étais dans le fond de la classe, en train de distribuer le règlement.

Comment ça, il a pas compris ?

Ben il est rentré. Il a dû dire un truc genre « Désolé pour le retard », a regardé à droite, à gauche, puis il a demandé où elle était, la prof.

Classe un instant silencieuse. Regards qu’on échange avec le rire qui déborde de la lèvre.

Sophie est dans le fond de la classe.

Elle a quel âge, tu crois ?

Elle se redresse un peu.

T’as vu sa tête ?

– Ici. Si vous voulez bien vous asseoir.

Le gamin écarquille les yeux avant de rougir, de bafouiller, de s’enterrer au troisième rang. Un coup de coude lui adresse un clin d’œil. Sa voisine, derrière lui, se penche en avant pour lui murmurer quelque chose.

– Est-ce que je peux avoir votre attention ?

Il t’avait prise pour une élève ?

Peut-être… Ça aurait pas été la première fois. Les premiers mois, fallait toujours que je rappelle au gars du portail que j’étais prof — et donc que j’avais pas besoin de montrer mon carnet de correspondance pour pouvoir sortir de l’établissement. C’est qu’une prof de 22ans, c’est pas si commun.

Puis tu… Tu fais jeune. Un peu.

Sophie distribue les emplois du temps, aborde l’année à venir.

T’as vu sa robe ?
Elle est archi maigre, un peu, non ?

Elle se raidit lorsqu’un élève s’exclame ou s’amuse de quelque chose, que le cadre déborde. Plusieurs fois, elle doit ramener un groupe à l’ordre, soit que celui-ci bavarde, rigole d’un point du règlement, s’offusque d’enchaîner deux heures d’histoire.

– Donc ! Je disais…

Elle ramène une mèche de cheveux en arrière — ils ont quelque peu repoussé, durant l’été. Piétine. Lève le ton lorsqu’elle remarque que deux filles n’ont toujours pas rempli leur carnet de correspondance, s’agace de leur façon nonchalante de répondre.

Pff. Elle est chiante.

Ringarde.

Vous avez qui, comme prof principal ?

Nous on a la jeune.

Elle a aucune autorité.

Elle sait pas gérer sa classe.

Je l’aime pas, la prof de maths.

Regrette.

– Donc ! Je vous disais qu’il fallait…

Et ça, c’était ton premier jour ?

Pas tout à fait. J’avais fait des remplacements, avant, mais j’avais jamais été la « vraie » prof, encore moins la prof principale. Là, c’était… C’était ma classe, quoi. Et puis j’avais plus des primaires en face de moi. C’était des lycéens. Des secondes. La plupart étaient plus grands que moi. Je… Je savais pas trop comment m’y prendre.

Sophie s’interrompra, le regard dans le vague, l’esprit voguant vers des souvenirs plus ou moins lointains. Ses années d’étude lui paraîtront bien loin, de même que ce coup de téléphone, il y avait deux années de cela. Elle avait terminé son master, entamait un doctorat en mathématiques, gagnait difficilement sa vie en tant que chargée de TD à la fac.

– Oui, bonjour madame. Je vous appelle pour faire suite à votre inscription auprès du réseau étudiant : votre profil correspond à plusieurs offres d’emplois. Est-ce que vous avez deux minutes ?

Parce qu’elle était constamment payée en retard, qu’elle peinait à boucler les fins de mois malgré l’aide de ses parents et la petitesse de sa chambre de bonne, elle n’avait pas hésité une seconde. On lui proposa un poste de maître auxiliaire dans une école primaire. Un remplacement d’un mois en CM2.

– Oui ! Oui, bien sûr que je serais intéressée. Vous auriez besoin d’aide pour… Pour quand ? La semaine prochaine ? Je… Oui. Oui, pas de problème. Si je serai prête ? Je… Oui ! Oui, bien sûr.

Après cet appel, tout avait changé. Elle s'était retrouvée propulsée dans une classe, face à une trentaine de petits visages. Pendant un mois, elle avait improvisé. Après qu’il lui ait fait visiter l’établissement, le directeur s’était tourné vers elle :

– Eh bien voilà, vous savez tout. Valérie vous donnera les manuels dont vous pourriez avoir besoin.

– Et… Pour la progression ? Où en sont les élèves, ce genre de choses ?

Bah, j’imagine que c’était forcément mieux que mes premiers pas en primaire… J’ai eu l’impression de faire garderie pendant toute ma période de remplacement. La titulaire m’avait laissé sa progression, mais à part pour le premier jour, j’avais rien de prêt. Moi, forcément, j’y connaissais rien, en pédagogie. Jusque là, j’avais seulement donné des cours de mathématiques à des étudiants de licence ; va expliquer à un CM2 ce que c’est qu’une fraction. Lui expliquer vraiment, je veux dire. Faire comprendre ce qui te paraît évident. C’était ça, pour moi, le plus difficile. Avec les bons élèves, ça allait, mais dès que je faisais face à un gamin en difficulté, je savais pas comment m’y prendre. Et alors si en plus le gosse était pas scolaire ou irrespectueux, là… Ma classe était sans doute la plus bruyante du couloir. T’imagines pas comme j’avais honte. J’avais constamment cette impression d’être la… la gamine qu’on regarde avec un peu de pitié, l’erreur du système qui se retrouve là sans savoir quoi faire, vis-à-vis de qui on se dit « bah, c’est juste pour un mois : un peu de patience ! ». C’était… C’était vraiment déprimant de se sentir à ce point incapable.

Perle se redressera, les jambes endolories par une mauvaise position. Elle tirera vers elle la chaise de bureau, attrapera une feuille et un stylo, puis se tournera vers son amie :

Pourquoi t’as continué ?

Comment ça ?

Ben t’as renquillé, quand on t’a proposé d’autres postes. Pourquoi ?

Pour payer mon loyer ?

T’aurais pu bosser ailleurs ; pourquoi t’es restée ?

Tu me cherches des arguments pour demain ?

Faut bien commencer quelque part.

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