– Tu t'es déjà demandé combien de moucherons sont morts en se prenant un pare-brise ?
Ma sœur Lu me lance un regard en coin, partagée entre l'horreur et la curiosité. Son attention se reporte sur la route :
– Je ne te demanderai même pas comment tu es arrivée à cette réflexion.
– Le trajet est long, faut bien que je m'occupe ! J'ai commencé à faire attention aux moucherons qui se sont pris nos vitres. Tu les entends parce qu'ils font un petit bruit de-
– Ilidia, Abrège !
– Pour conclure, ça fait pas mal de moucherons. Je me sens un peu coupable. Imagine, ils étaient peut-être en train de retrouver leurs familles...
– Il est vraiment temps qu'on arrive, soupire Lu en jetant un œil au GPS.
Je me redresse sur mon siège et observe l'écran, qui prédit notre arrivée dans une dizaine de minutes. Au cœur de l'habitacle flotte encore l'odeur de nos sandwichs. Pour rendre l'atmosphère plus respirable, je baisse ma vitre. La moitié du visage penchée vers l'extérieur, je profite un instant du vent chargé de sel, qui secoue mes cheveux dans tous les sens.
– Ne te penche pas dehors, c'est dangereux.
– Tu casses l'ambiance, maugrée-je.
Je laisse tout de même retomber l'arrière de mon crâne contre l'appuie-tête. Parce que Lu reste celle qui m'a emmenée en vacances, qui a le permis, et qui pourrait très bien me laisser seule sur le bord de la route avec une gourde et un paquet de biscuits. Donc je coopère.
Tout est une question de stratégie.
Aidée du miroir intégré dans le pare-soleil, j'essaie de recoiffer mes boucles brunes en passant mes mains dedans.
– Vas-y, fous-toi de ma gueule, lancé-je face aux ricanements de ma sœur.
– Fallait t'y attendre, tu ne sais même pas t'en occuper !
Me couper les cheveux la veille du départ n'était pas l'idée du siècle, certes. Après les avoir eu mi-longs pendant des années, j'ai eu envie de changement. Face au miroir de la salle de bains, je me suis improvisée coiffeuse visagiste. Le résultat donne une sorte de mulet informe, dont les mèches encadrent mon visage et frôlent le bas de ma nuque. Je déteste l'admettre, mais sur ce coup, Lu a raison : je n'ai aucune compétence pour les faire tenir en place.
Avant de réussir à trouver une réplique cinglante, cette dernière s'exclame :
– Regarde, on voit la mer !
Nous restons figées face à l'horizon, où les pans de bleu se dévoilent progressivement derrière les collines. Au détour d'un virage, la Manche apparaît enfin.
En tant que citadine, mon quotidien est une overdose de gris triste et sale. L'atmosphère suinte le chagrin. Ma ville est déprimante. Ainsi, même si la Bretagne n'est pas aussi réputée pour son beau temps que la côte d'Azur, ses paysages me font un choc. J'ai tendance à oublier qu'ailleurs le monde possède des couleurs.
Notre voiture descend la pente pour longer la plage et, peu à peu, le tableau gagne en précision : les ondes bleues se parent d'écume, l'enchevêtrement de cailloux s'élargit pour former un parcours de rochers, les minuscules points noirs possèdent désormais des membres et des visages. Une fois en bas de la pente, je dois me tourner du côté de ma sœur pour continuer à détailler les leçons de surf, les matchs de foot, les cerfs-volants. Dans le ciel perçant de l'après-midi, les rayons du soleil font chauffer ma joue droite. La gauche, où se trouve ma tache de naissance, est heureusement protégée par l'ombre. Face à la plage, les différents restaurants défilent sous mes yeux gourmands, et l'habitacle emporte sur son passage leurs arômes variés, des crustacés aux sorbets de fruits.
– C'est charmant, commente Lu en se permettant quelques œillades.
Notre contemplation nous plonge dans le silence. Soudain, une grosse mouche vient se heurter au-dessus des essuie-glace dans un bruit sec, semblable à un caillou jeté. Lu sursaute, et j'éclate de rire avant de m'écrier :
– Je te l'avais dit !
*
À peine suis-je sortie sur le parking qu'une bourrasque fait battre les pans de ma chemise à manches courtes. Ruinant, par la même occasion, tous mes efforts pour garder une coupe de cheveux correcte. Lu lève les bras pour s'étirer en grognant.
– Je suis claquée.
En face de nous s'alignent plusieurs colonnes d'appartements identiques : façades blanches, baies vitrées, terrasses ombragées par des bannes rayées. De l'autre côté de la route, sur notre gauche, un bâtiment gris s'élève si haut que son toit semble toucher les nuages. Des mouettes décrivent des cercles lents tout autour de l'enceinte, lui donnant une dimension un peu sinistre.
– C'est un hôpital ? demandé-je.
– Un centre de rééducation, je crois.
L'idée me paraît cohérente. Je m'imagine passer un séjour ici, avec quelques rides en plus. Je pourrais me déplacer en fauteuil roulant, faire des allers-retours sur le chemin surplombant le sable.
– Ça me semble pas si mal. Tu m'inscriras quand je serai vieille ?
– Tant que tu as encore ta motricité, aide-moi à prendre nos affaires.
Sacs sur le dos et valises à la main, nous montons les escaliers jusqu'à l'appartement. Devant la porte ouverte, une femme d'une cinquantaine d'années patiente, une liasse de documents à la main. Son visage s'éclaire.
– Bonjour ! Vous devez être...
Jetant un œil à la première feuille de la pile, elle complète:
– ... Ludovica dos Santos.
Il me faut quelques secondes pour m'apercevoir que ses yeux sont braqués sur moi.
– Ah, non ! corrigé-je. Elle, c'est Ludovica. Je suis Ilidia.
– Oh, excusez-moi ! Vous êtes plus grande, alors j'ai cru-
– Pas de soucis, on confond souvent.
Dépasser ma sœur d'une bonne tête entraîne ce genre de quiproquos. Ces situations me font marrer. Lu, beaucoup moins.
– Entrez entrez, se rattrape la femme en se tournant vers ma sœur. Nous allons nous occuper des documents à l'intérieur.
– Excellente idée.
Son sourire avenant, je le sais, n'est qu'une façade pour cacher son envie d'étriper la propriétaire. Je me retiens de rire. Quand je dis qu'elle est susceptible, ce n'est pas à prendre à la légère.
Par pure lâcheté, je laisse ma sœur gérer l'administratif pour explorer notre location. J'en fais rapidement le tour, et ses pièces étroites me surprennent : c'est la première fois que nous partons en vacances toutes les deux.
Le lit double grince quand je m'assois sur le bord. Repliant mes jambes engourdies, j'embrasse la chambre du regard. Le mobilier est simple, impersonnel. Deux tables de chevet, une commode calée contre le mur, une chaise et un tableau marin. Seules des effluves de produits ménagers parfument l'air ambiant. Des rayons de soleil s'infiltrent par la fenêtre inclinée, animant un ballet de poussières devant mes yeux.
– Ilidia, tu viens ?
– J'arrive !
En les rejoignant dans le séjour, je suis hypnotisée par la vue splendide sur l'étendue d'eau grignotant le sable.
– Quel âge as-tu, Ilidia ?
La question de la propriétaire me prend au dépourvu.
– Dix-sept ans.
Je jette un coup d'œil vers ma sœur, agacée qu'elle m'ait sollicitée pour une information qu'elle aurait pu donner. Elle contre-attaque avec une œillade de type « il-est-temps-d'apprendre-à-sortir-de-ta-grotte-on-ne-t'a-pas-appris-la-politesse-pour-rien ». Avec l'expérience, nous sommes devenues plutôt douées pour s'échanger des messages silencieux.
– Super, j'ai une liste d'activités pour les jeunes de ton âge. Il y a des tas de sports, n'hésite pas à la consulter !
La femme me fourre les brochures dans les mains, et je prends alors conscience de son allusion. Si je voulais lui donner le bénéfice du doute, son regard appuyé vers mon ventre et mes bras suffisent à confirmer ce que je redoutais. La propriétaire mitraille ses dernières consignes, puis Lu la raccompagne jusqu'à l'entrée. Je fais coulisser la baie vitrée. Un courant d'air me fouette le visage avec une telle vigueur que je dois m'y reprendre à deux fois pour sortir sur la terrasse. Contournant la table et les deux chaises métalliques, je me penche par-dessus la rambarde. En contrebas, la dame se glisse dans sa voiture et roule jusqu'à disparaître de mon champ de vision. Lu me rejoint et croise ses bras sur la balustrade.
– Elle a clairement fait une réflexion sur mon poids, non ? l'interrogé-je.
– J'ai bien l'impression.
Un silence passe, puis elle ajoute :
– C'est un peu une connasse.
– Ouais.
– Pizza ?
– Allez.
*
Installées sur la terrasse, nous profitons des caresses de l'air chaud sur nos peaux halées. Les pieds ramenés sur le bord de ma chaise, je me plie en deux pour récupérer dans le carton une part triangulaire, la soulève d'une main en protégeant de l'autre la pointe dégoulinante de fromage, et la porte à mes lèvres.
– Au fait, Élodie va bien ?
J'interromps ma bouchée, mâche avec précaution. Élodie est mon ex, avec qui je suis restée amie depuis notre rupture en seconde. On est dans deux lycées différents, donc on s'appelle de temps en temps. Lu adore Élodie. Elle me demande souvent de ses nouvelles. Plus qu'elle ne demande des miennes, d'ailleurs.
– Aucune idée, je comptais l'appeler ce soir.
Ludovica laisse retomber sa tête en arrière. Ses longs cheveux noirs se balancent en frôlant le dos de sa chaise. J'admire la manière dont ses boucles parfaites tombent et triture une de mes mèches, par réflexe.
– Je te prêterai mon shampoing, si tu veux, raille-t-elle.
En guise de réponse, je lui tire une langue pleine de miettes.
*
– Waaw, s'extasie Élodie lorsque je lui montre la vue de notre chambre.
– Pas mal, hein ?
– Vous restez combien de temps, déjà ?
– Trois semaines, mais l'autre va devoir travailler un peu pendant qu'on est là.
Ma sœur bosse dans une compagnie qui assure ses services en ligne. Je ne serais pas capable d'expliquer son métier. Ce que je retiens, c'est qu'elle trimballe son ordi un peu partout. Elle peut donc se permettre d'assister aux réunions à cent mètres de la mer.
– C'est quand même grâce à « l'autre » que t'es là ! Elle va bien d'ailleurs ?
– T'as raison. Je suis loin de papa-maman grâce à elle, je dois au moins lui reconnaître ça.
– Ça s'est toujours pas arrangé, entre vous ?
– Non, toujours le même discours. Je bosse pas assez, j'ai eu une année catastrophique, je vais rater ma vie, mais quand j'essaye de proposer des alternatives, ils veulent que je reste en générale. S'ils m'avaient laissé aller en pro au collège, on en serait pas là !
– Bon. Dis-toi qu'il ne te reste qu'une année de lycée et qu'après, tu es majeure et libre. On va bien trouver quelque chose qui te correspond, n'en déplaise à tes vieux.
Quand vous avez un problème, Élodie emploie toujours le « on », comme si votre problème devenait son problème aussi.
– Merci, j'apprécie. Et pour répondre à ta question, Lu va bien. Je te la passe, attends.
Je regagne la terrasse et tends mon portable à la concernée en articulant « Élodie ». Pendant qu'elle prend l'appel, je m'appuie à la rambarde pour balayer du regard le parking désert. À ma droite, les mouettes font toujours le tour de l'hôpital, des piétons rentrent de la plage. Parmi eux, un garçon de mon âge remonte le chemin en titubant. Je me penche en avant. Les sourcils froncés, je détaille sa peau mate, son afro qui entoure son visage comme une couronne, son t-shirt jaune trop large, ballotté par le vent comme un drapeau de baignade.
Il est rejoint par une adolescente, qui le soutient en plaçant son bras sur ses propres épaules. À cause de la distance, je ne distingue que ses lèvres remuer avec agitation. Qu'importe le sujet de la discussion, l'inconnu ne doit pas passer un bon moment.
L'équilibre dialogue - narration est, à mon goût, un peu trop côté dialogue. Ca crée du dynamisme, ça donne la voix aux personnages, c'est bien, mais ça fait parfois perdre le fil de qui dit quoi, et ça laisse les pensées, les gestes, le décor un poil trop à l'arrière-plan.
Exemple sur le tout début :
"Ma sœur me lance un regard en coin, partagée entre l'horreur et la curiosité. Son attention se reporte sur la route.
– Je ne te demanderai même pas comment tu es arrivée à cette réflexion.
– Le trajet est long, faut bien que je m'occupe ! J'ai commencé à faire attention aux moucherons qui se sont pris nos vitres. Tu les entends parce qu'ils font un petit bruit de-
– Abrège !
– Pour conclure, ça fait pas mal de moucherons. Je me sens un peu coupable. Imagine, ils étaient peut-être en train de retrouver leurs familles...
– Il est vraiment temps qu'on arrive, soupire Lu en jetant un œil au GPS."
> Là, je suis dans le flou, et je me demande s'il n'y a pas trois personnages dans la voiture. Pour moi, les tirades sont prononcées par héroïne (on connaît pas encore son nom) puis soeur, puis héroïne (Abrège), puis soeur, puis héro... ah non, "soupire Lu". Mais alors, c'est qui, Lu ? La soeur? L'héroïne ? Bah non, elle raconte en "je". Bref, il y a deux ou trois passages comme ça où "l'excès" de dialogue me perd. Je ne visualise pas les personnages, au point qu'au bout du chapitre (relu 2 fois), je ne sais plus laquelle est l'aînée, laquelle est la plus grande, et laquelle a un caractère que tu m'as rendu attachant avec la première tirade.
Si on prend la première tirade, elle est top pour poser un personnage ; mais dans une narration en "je + présent", pourquoi commencer un récit en rapportant une phrase comme ça ? ça donne l'impression que c'est un personnage externe qui parle (d'où mon incompréhension illustrée avant). Le "je+présent", c'est "Ecoutez-moi je vous raconte en direct ce que je suis en train de vivre. Alors là vous le voyez pas mais je suis dans une voiture avec ma soeur et je lui dis "Tu t'es déjà demandé..."" : pour moi, ça cloche.
C'est du détail, y a pas grand chose à ajouter/enlever/corriger, mais je trouve que ça renforcerait l'attachement du lecteur à Ilidia s'il n'y avait pas cet effort à faire de se demander "qui parle" tout le long.
J'ai adoré ce premier chapitre, surtout le fait que dès le départ, on ressent la complicité entre les soeurs et leurs caractères, on s'attache vite aux personnages en fait. Et tu as bien planté le décor, on s'y croirait. Hâte de découvrir cet endroit du point de vue d'Ambroise :)
Ce commentaire ne sera peut être pas franchement subjectif... parce que j'ai adoré ce premier chapitre ! Pour commencer, le titre du roman est accrocheur, idem pour le résumé qui met, si j'ose dire, l'eau à la bouche !
La première phrase , aussi incongrue soit-elle, nous met tout de suite dans l'ambiance. Les descriptions m'ont emporté au bord de la Manche et il t'as fallut moins de dix lignes pour me faire aimer tes personnages ! On comprend tout ce suite qui elles sont et pourquoi elles sont là. Juste assez pour se plonger dans l'ambiance. J'ai vraiment (vraiment) hâte de lire la suite :D
Merci beaucoup pour ce début !