- ... et tu tiens même pas l'alcool, t'es complètement irresponsable ! Je veux pas te faire la morale, on s'inquiète jus- Ambroise, tu m'écoutes ?
La voix de Solenn est un moustique lors d'une nuit d'été, s’atténuant pour revenir à la charge dans mes oreilles sifflantes. Pour lui signifier mon attention, je tourne mon visage vers elle.
Mauvaise idée.
Une nausée me saisit et je laisse ma tête dodeliner pour m'empêcher de gerber. Relevant le menton vers le ciel, j'inspire profondément. La brise rafraîchit mes joues brûlantes.
- Jt’écoute, ça va, réussis-je à articuler.
- On sait que tu bois pas pour t'amuser. Si t’en as besoin, tu peux toujours-
Elle s'interrompt pour ajuster mon bras autour de ses épaules.
- Tu peux toujours nous parler.
- P’la peine, j’parle d’jà à quelqu'un.
- Un psy ?
- J’suis obligé, pour mon suivi.
- Ah oui, c’est vrai. Bon, c'est bien que tu lui en parles.
Une voiture descend la route à toute allure. La vitesse fait claquer mon t-shirt contre mon torse. Par réflexe, Solenn me rapproche du trottoir.
- Regarde, on arrive chez toi.
Nous nous arrêtons devant la façade crème, où les hululements d’une chouette perturbent le calme ambiant. Je sors mes clés, tente de les insérer dans la serrure. À ma troisième tentative infructueuse, je les confie à mon amie, penaud. Cette dernière déverrouille l'entrée en levant les yeux au ciel.
- Tes parents sont là ? chuchote-t-elle.
J'acquiesce, et elle referme la porte avec précaution. Le corps de Solenn soutient le mien dans les escaliers. Je ne prends conscience de mon poids que lorsqu’elle me laisse tomber sur mon lit, plongeant mon visage dans mon oreiller avec un bruit mou. Mon grognement s'étouffe dans le tissu. Elle a bien du mal à contenir son hilarité.
Tournant la tête sur le côté, ma vue s'habitue peu à peu à l'obscurité. Debout au milieu de ma chambre, Solenn examine mes photos accrochées au mur, s'arrête sur celle de Sohrab et moi. Son regard dévie sur mon bureau, jonché de cartes, de guides touristiques et de gros volumes. Sur le coup, la panique prend le dessus. Elle a associé les pièces du puzzle, elle a deviné mon plan, je suis cramé, c'est sûr. Quand ses yeux se plantent dans les miens, mon cœur rate un battement.
- Tu continues les histoires que tu faisais avec lui ? demande-t-elle en désignant la pile de documents.
Mon soulagement est tel que je hoche la tête par réflexe. Sa question me fait ensuite penser aux « histoires que je faisais avec lui » et un nœud se forme dans ma gorge. Sentant les larmes monter, je ferme les paupières et prie pour avoir l'air endormi. Ma technique fonctionne, puisque mon amie s'approche, retire mes chaussures avec précaution et relève le drap jusqu'à mon menton.
- Bonne nuit, murmure-t-elle.
Mes oreilles tentent de suivre le grincement de ses chaussures sur le parquet de ma chambre, les marches des escaliers, jusqu'à ce qu'une vague de sommeil m'emporte. Un léger bruit métallique me fait sursauter. Puis je comprends : elle a fait tomber les clés à travers la boîte aux lettres. Sans bouger d'un millimètre (mes muscles sont trop épuisés pour effectuer le moindre mouvement), je contemple le cliché que Solenn observait plus tôt. Le visage de Sohrab est illuminé par le soleil, dont l'intensité fait plisser ses yeux. Ce qui ne l'empêche pas de sourire.
Ça va paraître cliché, mais cet imbécile souriait toujours.
Un nouveau spasme de fatigue déferle sur moi. J’ai tout juste le temps d'emporter son portrait dans ma mémoire avant de clore mes yeux larmoyants, aspiré par les ténèbres.
*
De mon cerveau encore shooté émerge une réflexion matinale : nous possédons bien trop de pots de confitures pour une famille de trois.
Sur la table du petit-déjeuner trônent une bouteille de jus de fruits, deux tasses de café et un assortiment de biscuits « petit-déjeuner » du supermarché. Ma mère accompagne sa tranche de brioche d'une marmelade d'orange, mon beau-père étale une gelée rouge sombre sur une biscotte.
Mon choix s'est porté sur un verre d'eau aromatisé à l'aspirine.
Appétissant, n'est-ce-pas ?
Ma nuit de sommeil m'a rendu la plupart de mes capacités. Mais j’ai toujours l’impression d’avoir une enclume dans le crâne. Mieux vaut commencer la journée en douceur.
- Tu n'es pas rentré trop tard, Ambroise ? s'enquiert maman.
La fameuse question piège qui signifie « je t'ai entendu monter les marches comme un buffle à une heure du matin et tu n'étais pas tout seul si jamais tu as fait des folies sous mon toit ça va barder » ;
- Solenn m'a raccompagné, j’étais fatigué.
- Mhh… tu l'as déjà mentionnée-
- C'est une amie, maman.
- D'accord, d'accord. Eh bien, tu as de la chance d'avoir une amie pour t’aider après une cuite pareille.
Aïe.
- Chérie, laisse-le un peu. C'est le début des vacances, il vient de passer son bac de français, il faut bien qu'il se détende !
Je me demande jusqu'où Jende serait prêt à aller pour son image de beau-père cool. « Un saut à l'élastique sans élastique ? Mais non chérie, ce n'est pas dangereux, c'est une excellente idée ! Les jeunes adorent ! Laisse-le vivre ! »
Imaginer la scène m'arrache un sourire. Si j'étais un adolescent ingrat, je penserais sans doute qu'il est ringard et teeeellement pathétique, mais en fait je trouve ça plutôt mignon.
- S'il-te-plaît, ne l'encourage pas. On en reparlera plus tard. Je voulais te dire qu'hier soir, j'ai reçu un appel du coach, enchaîne-t-elle en se tournant vers moi.
Le silence qui tombe est si pesant que la dissolution de mon aspirine devient assourdissante.
Je déglutis.
- Il m'a demandé de tes nouvelles. Il voudrait aussi savoir si tu comptais reprendre les entraînements en septembre.
- Non.
- Je te demande au moins d'y réfléchir, insiste-t-elle. Je suis sûre que ça te fera du b-
- J'arrive même plus à me baigner à la plage, tu me vois faire des longueurs et des compétitions toute l'année ?
- Ça pourrait t'aider à avancer, retrouver quelque chose de ta vie d'avant…
Une douleur vive me martèle les tempes. Ma mâchoire se contracte pour retenir mes larmes. Je saisis mon verre, le vide d'un trait avant de le reposer devant moi.
- Maman, je m'en sens pas capable pour le moment. Ma vie d'avant, je ne la retrouverai jamais. J'ai besoin de temps, tu comprends ?
- Je comprends.
Elle pose sa main sur la mienne et ajoute, les yeux humides :
- J'aimerais tellement que tu retrouves ton beau sourire, qu'on passe des soirées ensemble au lieu que tu rentres à pas d'heure. Je veux juste mon fils.
Le nez baissé, je fais tapoter mes ongles contre le côté de mon verre.
Comme pour combler notre absence de mots, chaque objet semble avoir son mot à dire : le tic-tac de l'horloge, l'égouttement de la machine à café, le ronronnement lointain du lave-linge, même le moteur d'une tondeuse dans un jardin voisin. J’ai l’impression que mes émotions remontent dans ma gorge, comme une bouilloire sur le point de déborder.
Jende se tourne vers moi :
- Je vais faire quelques courses, tu m'accompagnes ? Ne te presse pas, prends le temps de te préparer.
- Ça marche.
Avant que je me lève, ma mère m'ordonne de ranger mon petit-déjeuner. Je glisse mon verre vide dans le lave-vaisselle, laissant le reste de leur festin en bazar. Elle me lance un regard assassin. J’esquisse un sourire innocent.
À l'intérieur de la salle de bains, l'eau chaude embue le miroir et la cabine de verre. Le jet puissant dissipe mes maux de tête dans un nuage de brume. Le plus drôle dans cette histoire, c'est que je n'ai même pas bu tant que ça. Je gère plutôt bien, en fait. Après une nuit. Et un cachet.
Allez-y, moquez-vous.
En sortant de la douche, j'enroule une serviette autour de ma taille. Je m’apprête à regagner ma chambre quand je remarque mon Androgel© sur la tablette en verre. Si je commence à oublier mes hormones, il faut peut-être que je me calme sur la boisson. Je saisis le tube, exerce deux pressions avant d'étaler le gel sur le haut de mon bras. Le temps que le produit sèche, je m'amuse à prendre des poses de bodybuildeur devant la glace pour me faire rire tout seul.
- Ambroise, on va bientôt y aller, tu es prêt ? lance Jende.
- Bientôt, j'attends que mon gel soit complètement sec !
- Tu n'as pas besoin que je passe à la pharmacie pour en racheter ?
- Il m'en reste pas mal, merci !
N'en déplaise aux personnages principaux de films pour adolescents, détester son beau-père n’est pas une règle universelle.
*
Sur le parking, je charge le coffre de la voiture. Mes claquettes absorbent la tiédeur du goudron.
- Tu sais, la pharmacie n'est pas loin, on peut toujours-
- Il me reste du gel, promis, répliqué-je en souriant.
Jende est vit avec nous depuis déjà plusieurs années : cela ne l'empêche pas de se comporter comme s'il venait de débarquer. Il n'avait pas d'enfants avant moi. Ça le rend un peu nerveux, jusqu'à frôler le comportement d'un papa poule. Voir ma mère lui rappeler que je suis grand me fait beaucoup rire. Au fond, ça ne me dérange pas. Je préfère son attitude à celle de mon père, avec qui il a fallu batailler pour obtenir sa signature sur mes autorisations de traitements.
- Je m'occupe des derniers sacs, tu veux bien aller ranger le chariot ?
Les mains sur la barre, je conduis l'objet jusqu'à son abri, où ses semblables l'attendent sagement. L'endroit n'est pas désert, cependant. Une jeune femme à la peau bronzée et aux longs cheveux noirs tape du pied, les bras croisés. À ses côtés, une adolescente au physique similaire (excepté ses cheveux en bataille) se bat pour sortir un caddie de son emplacement.
- On peut juste en prendre un autre, soupire la plus âgée.
- J'arrive pas à récupérer le jeton, il est coincé !
La cadette s'arrête, tire sur le petit disque pour prouver son propos. Elle s'agrippe ensuite aux poignées et secoue de toutes ses forces. La file de caddies trembles dans un vacarme métallique.
Lassé de rester planté là comme un idiot (et parce que Jende m'attend), je me racle la gorge :
- Vous avez besoin d'aide ?
Hâte de lire la suite ^^