Corail ne comprenait pas pourquoi Chavard’all, le dragon blanc à pointes noires, avait disparu la veille, quittant la grotte commune, refusant de dormir avec Farhynia, sa dragonne bleue et elle, la privant par la même de la présence de Jack, son petit-ami et accessoirement, le dragonnier de Chavard’all.
Une lune plus tôt, Farhynia avait amené Corail sur une plage inconnue à l’est du continent. Des centaines de siréniens s’y trouvaient, plusieurs bancs, sans aucun doute. Des dragons se prélassaient au soleil près d’eux.
Farhynia avait libéré Corail. Un sirénien parlant la langue des hommes lui avait expliqué qu’ils s’étaient tous réunis afin d’apprendre à communiquer avec les dragons. Ces siréniens formèrent ainsi un nouveau banc, qui adopta Corail.
Les échanges furent longs et ennuyeux, jusqu’à ce que Farhynia ne découvre être capable de faire cliqueter ses écailles sous l’eau, offrant la possibilité que les dragons répondent aux siréniens, faisant éclater des acclamations de joie. Restait aux uns à déchiffrer les modulations des autres et inversement. Un travail long et fastidieux.
De toute la lune, Jack n’avait jamais demandé à Corail quoi que ce fut sur les échanges entre dragons et siréniens. Corail en avait conclu que Farhynia cachait ses activités quotidiennes à son compagnon Chavard’all. L’un portant un dragonnier humain. L’autre une sirénienne. Corail n’avait pas besoin de communiquer d’esprit à esprit avec sa dragonne pour comprendre que son amie souhaitait qu’elle garde le silence, ce qu’elle avait fait.
Chavard’all avait-il fini par le découvrir ? Reprochait-il ses secrets à Farhynia ? Était-ce la raison de son départ précipité ? Jack en voulait-il lui aussi à Corail de le lui avoir caché ?
Toute la journée, le nouveau banc tenta différentes méthodes pour communiquer. Le soir, le banc se réunit pour transmettre son avancée, chacun essayant de faire comprendre aux autres les sons et leur signification. Corail jugea que vu l’avancée, d’ici mille ans, elle pourrait avoir une vraie conversation avec Riri. Elle s’endormit lovée sous l’aile de sa dragonne l’esprit contrarié de devoir encore entrer dans les rêves loin de Jack.
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Farhynia rejoignit Zaroth pour son compte-rendu hebdomadaire. Zaroth ayant libéré – et non mangé, une première ! – son dragonnier sirénien, elle avait laissé Corail dans l’océan afin qu’elle ne s’ennuie pas. Zaroth l’écouta puis lui offrit son aile pour pleurer. Le départ de Chavard’all la laissait éperdue de peine et de douleur. Zaroth la câlinait, lui léchant le museau pour l’aider à se sentir mieux mais la jeune dragonne peinait à remonter à la surface.
Farhynia persévérait dans sa tentative de donner du sens aux sons produits par les siréniens. Tous les volontaires se donnaient à fond mais la dragonne bleue ne voyait que des avancées minimes. Le gouffre demanderait des lunes à être traversé.
À chaque instant, elle se demandait ce que faisait Chavard’all. Pendant qu’elle passait ses journées sous l’eau, à retenir sa respiration, encore et encore, son cerveau tournant au ralenti alors qu’elle aurait eu besoin de toutes ses capacités pour comprendre cette langue si différente de la sienne, à quoi pouvait-il donc bien consacrer ses journées ?
La dernière réunion lunaire n’avait vu apparaître que les dragons n’ayant jamais été protecteur, les favorables à l’échange avec les siréniens. Zaroth avait patienté une bonne demi-journée avant de conclure que l’autre moitié des dragons ne viendraient pas.
Que faisaient-ils ? Où se trouvaient-ils ? Il paraissait évident qu’ils avaient trouvé refuge sur la terre des humains mais pour combien de temps et surtout, en échange de quoi ?
Farhynia était consciente du poids sur les épaules de Zaroth et n’enviait pas sa position. Il était censé être l’ancêtre, celui que tout le monde suit, celui qui déverse sa sagesse, celui qui guide le peuple dragon. Sous son règne, la division tant redoutée s’était produite. La moitié de ses congénères avait quitté le nid et il craignait pour leur vie.
Même si les dragons parvenaient à échanger avec les siréniens, qu’est-ce que cela changerait à la division actuelle ? Probablement rien. Les protecteurs, actuels ou anciens, étaient partis et ne comptaient pas revenir. La dissension était trop grande, l’empoisonnement par les esprits humains trop ancré.
Zaroth ne pouvait cependant pas laisser tomber. Il ignorait comment les faire revenir. Lorsque Farhynia se trouvait près de lui, rompant avec sa solitude, il parvenait à se détendre, seul moment où il se sentait léger, calme et serein. Elle l’aidait à retrouver son équilibre, à descendre son centre de gravité, à le stabiliser dans cette tourmente.
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Corail ne retrouvait pas la plage avec un optimisme débordant. Trois lunes qu’ils se réunissaient ici, siréniens et dragons, pour un résultat décevant. Nul ne parvenait encore à se faire comprendre ni à saisir les vocalises de l’autre. Certains binômes s’avéraient plus doués que d’autres et tous les espoirs se portaient sur eux. Le duo Corail / Farhynia ne faisait pas du tout partie des meilleurs.
- Corail, l’interpela un sirénien.
Il dégoulinait, preuve qu’il sortait tout juste de l’eau.
- L’océan a transmis des nouvelles… inquiétantes ? proposa-t-il après avoir cherché le bon mot, sans l’avoir trouvé, visiblement.
- Quelles nouvelles ? s’enquit Corail.
- Les bancs s’affolent.
- Lesquels ? demanda Corail.
- Tous, un peu partout, mais pas pour les mêmes raisons, indiqua-t-il.
- Comment ça ?
- Certains bateaux humains ont changé de comportement. Ils visent désormais nos plateformes.
Jusque là, seuls les dragons s’en étaient pris à leurs nids flottants. Pourquoi les humains venaient-ils brutalement de changer d’avis ?
- Sauf qu’ils ne s’en prennent pas à nos œufs, précisa-t-il.
Corail fronça les sourcils d’incompréhension.
- Ils sont accompagnés de dragons. Quand l’un d’eux repère une de nos plateformes protégées, ils fondent dessus.
« Plateforme protégée », ainsi étaient nommés les nids flottants portant un œuf de dragon, empêchant les créatures ailées de les détruire d’un souffle pour le compte des humains.
- Les humains font descendre l’un des leurs qui récupère l’œuf de dragon, poursuivit le sirénien.
- Permettant ainsi au dragon les accompagnant de le réduire en cendres.
- En fait, non. Ils s’en vont vers une autre plateforme protégée, sans détruire la précédente.
- Quoi ? s’exclama Corail. Ils prennent l’œuf de dragon et s’en vont en laissant nos petits tranquilles ? Mais pourquoi ?
- Ils avancent à une vitesse remarquable. Chaque navire est entouré d’une dizaine de dragons. Deux ou trois servent d’éclaireurs. Les autres soufflent du chaud dans leurs voiles pour accélérer leur vitesse. En deux jours, ils ont déjà récupéré plus d’une dizaine d’œufs.
- Ils volent leurs œufs aux dragons ! comprit Farhynia.
- Les dragons les aident ! répliqua le sirénien.
- Ce sont les protecteurs, porteurs d’humains. Ils ne veulent pas d’une alliance entre les dragons et nous. Les œufs sur nos plateformes sont ceux des dragons travaillant avec nous.
- Les dragons se sont scindés en deux camps et ceux de l’un volent les œufs de ceux de l’autre, résuma le sirénien et Corail valida d’un geste. C’est terrible !
- Il faut les prévenir, hoqueta Corail, incapable de s’imaginer expliquer ça avec des gestes.
Sauf qu’aucune autre forme de communication n’était possible, les échanges sous l’eau n’étant pas concluants.
- Ce n’est pas tout. Il y a pire, Corail, prévint le sirénien.
Corail blêmit. Pire que des dragons volant les œufs de leurs comparses ?
- Ces nouvelles nous proviennent de certains bancs mais d’autres racontent autre chose.
Le sirénien fit une pause, serrant la mâchoire, dansant d’un pied sur l’autre. Sa gène était plus que visible.
- Les autres transmettent comment un dragon blanc à pointes noires, censé être l’ami de Corail, décime les plateformes avec son souffle.
Corail devint plus blanche que neige.
- Quoi ?
- Il ne vise pas les plateformes au hasard. Il ne détruit que celles qui sont protégées.
- Ils tuent les petits des siens ? s’étrangla Corail.
- Des dizaines de nids ont ainsi coulé, prévint le sirénien.
Corail n’en revenait pas. Mais que s’était-il passé pour qu’une telle horreur se produise ? Et cette communication toujours impossible entre Farhynia et elle ! Corail enrageait. Elle aurait tant voulu lui parler. Elle avait tant à lui dire.
Corail sentait la peine de sa dragonne. Farhynia avait changé de grotte, incapable de rester dans celle commune avec Chavard’all. Depuis, elle avançait comme un pantin de bois. Elle se levait le matin pour amener Corail à la plage et tenter de communiquer avec elle mais son esprit n’y était pas, d’où l’avancée ridicule. Farhynia se noyait dans le chagrin.
Et voilà que Chavard’all détruisait les œufs de ses comparses ? Corail n’en revenait pas.
- Ma théorie est la suivante, avança le sirénien. Le dragon blanc s’occupe d’une zone très différente des bateaux humains, beaucoup plus lointaine. J’en conclus que les humains récupèrent les œufs à portée. Ceux trop loin, qui voguent sur des mers dangereuses, sont détruits.
Chavard’all, au souffle le plus puissant de sa génération, était le candidat idéal pour cette mission.
- Nos petits ne sont que des dégâts collatéraux, constata le sirénien.
Corail lui donna raison. Cette explication se tenait. Corail en eut la nausée. La loi des dragons précisait qu’ils ne devaient jamais s’attaquer entre eux. De fait, les protecteurs ne contrevenaient pas à la règle.
- Que font les humains des œufs qu’ils volent ? Là est la question, termina le sirénien.
Corail le transperça du regard.
- C’est ça ! s’exclama-t-elle. Nous devons suivre ces bateaux puis leur cargaison, retrouver les œufs et les ramener à leurs propriétaires !
- Une mission tout à fait réalisable, ironisa le sirénien en levant les yeux au ciel.
- Je peux le faire, assura-t-elle. Je les suis à la nage puis sur la terre ferme.
- Tu seras repérée et tuée ! s’exclama le sirénien.
- Je suis restée plus de trois ans en territoire humain sans jamais être inquiétée ! répliqua Corail. Il suffit de cacher nos mains et nos pieds. Les humains ne se doutent de rien. Ils pensent que nous sommes couverts d’écailles, que nos yeux sont rouges et qu’une queue se balance au bout de notre dos.
- Quoi ? balbutia le sirénien.
- Ce sont les conneries qui circulent, lui apprit Corail. Jack me l’a dit.
- Les dragonniers auront prévenu les autres humains. Ils t’ont tous vue. Ils savent la vérité et la répandront.
- Je prends le risque, annonça Corail. Ils ne peuvent pas répandre une telle nouvelle à travers tout le pays aussi vite. Seule une poignée de gens sera au courant.
- Seulement les soldats, prévint le sirénien. Juste la partie la plus dangereuse de la population.
- Je peux le faire, répéta Corail. Je vais le faire.
Elle devait agir. Elle s’en voudrait toute sa vie si elle restait sans bouger, à échanger des sons devant une Farhynia pas du tout réceptive.
- Comment comptes-tu prévenir les dragons ? demanda le sirénien.
- Je ne les préviendrai pas. Il faut absolument retirer tous les œufs présents sur nos plateformes et les ramener à la zone nidifiante sur terre. Cela limitera les vols et la casse. Le premier qui arrive à parler avec un dragon expliquera la situation.
- Tu vas t’infiltrer parmi les humains sans prévenir ta dragonne ? frémit le sirénien.
- Je n’ai pas le choix. Ça serait bien trop compliqué à expliquer. Et puis… Elle souffre déjà assez. Je ne veux pas qu’elle sache, pour Chavard’all.
Corail se tourna vers Farhynia qui observait l’échange d’un regard indifférent. La sirénienne caressa le museau de sa dragonne puis murmura :
- Je dois partir. Je reviendrai, promit-elle. Je vous ramènerai vos œufs.
Corail en était certaine. L’un des trésors était celui de Farhynia, probablement ensemencé par Chavard’all. Comment le dragon blanc pouvait-il permettre cela ? Corail ne comprenait pas.
Corail attrapa l’aumônière accrochée au dos de sa dragonne, en sortit une robe bleue, cousue par Jack, la passa puis se dirigea vers l’océan. Farhynia ne broncha pas, la regardant partir. Via le lien, Corail sentit tout le désespoir de la dragonne. Corail l’ignora pour plonger. Elle se tourna vers le sirénien qui l’avait suivie dans l’eau.
- Où sont-ils ?
- Je t’amène, proposa-t-il.
Ils utilisèrent les courants chauds sous-marins pour parcourir la distance en un temps record.
- Ne t’approche pas trop des bateaux, prévint le sirénien. Les dauphins les accompagnent. Ils adorent danser dans les vagues créées par les navires humains.
Les dauphins, ennemis jurés des siréniens. Combien de bancs avaient été décimés par ces hordes familiales ignobles ? Trop pour compter.
- Fantastique, ironisa Corail.
Ils durent patienter deux jours mais finalement, le bateau revint au port. Corail sortit de l’eau sur une plage de galet déserte. Alors qu’elle se dirigeait vers le village de pêcheurs, elle constata que le sirénien avec qui elle avait discuté sur la plage lui emboîtait le pas.
- Que fais-tu ? demanda-t-elle.
- Je t’accompagne. Je ne pourrais plus jamais me regarder en face si je laissais un membre de mon banc risquer sa vie seule. Je parle l’humain. J’ai déjà parcouru la terre des hommes. Pas longtemps, d’accord, mais quand même. Je connais leurs mœurs. Je ne te laisserai pas prendre les risques toute seule. Et puis, quand tu auras trouvé la vingtaine d’œufs de dragons, comment les transporteras-tu toute seule ? Nous ne serons pas trop de deux.
Corail sourit devant ce réquisitoire. La présence du sirénien faisait bondir son cœur.
- Tu n’es pas habillé, constata-t-elle. Je vais te chercher de quoi te vêtir. Reste-là. Je reviens.
Ainsi fut fait. Bientôt, un couple insolite prit la route empruntée plus tôt par un chariot escorté de plusieurs hommes armés. La femme portait une robe bleue très couvrante masquant même son visage. L’homme tout de cuir vêtu portait une épée et une dague mais sa démarche laissait supposer qu’il ne savait pas du tout s’en servir.
Corail avait bien essayé de le dissuader de les mettre mais il avait insisté. L’insistance de son compagnon lui avait tiré un immense soupir. Le voyageur mort pour lui permettre de s’habiller n’aurait de toute façon plus besoin de ses armes, avait argué le sirénien. Corail s’était contentée de lever les yeux au ciel. Le convoi avait pris de l’avance. Elle n’avait pas le temps de palabrer. Ils avaient pris la route en pressant le pas. Il s’agissait de ne pas perdre de vue la précieuse cargaison.
La difficulté de l'exercice est en l'occurrence surmontée, tant pour la synthèse des épisodes antérieurs que pour l'exposé des fondements du futur récit.
Et voilà notre Corail revenue sur la terre des hommes comme au tout début de l'histoire !
J'espère que la suite vous plaira,
Bonne lecture !