Chapitre 2 : La lie de l’humanité

Corail et son compagnon de route rejoignirent sans difficulté la caravane qui avançait d’une lenteur d’escargot.

- Cent vingt-sept hommes armés, compta le sirénien. Nous n’avons aucune chance.

- Le but n’est pas de les attaquer mais de les suivre, rappela Corail. Nous voulons juste savoir où ils vont.

- Et après ?

- On avisera en fonction de la destination.

Le sirénien grimaça. Il n’appréciait pas. Il aurait préféré que le plan fut mieux pensé, structuré et organisé. Sauf qu’il n’avait pas mieux à proposer. Marchant dans l’herbe sur le flanc droit de la cohorte, ils entendaient des bribes de conversation. Les hommes se plaignaient de l’inconfort et de la lenteur d’avancée. Un autre les reprit à l’ordre.

- Priorité aux œufs, aboya-t-il. Ils doivent arriver intacts.

- Elle m’emmerde, cette mission, gronda l’un des hommes.

Corail fronça les sourcils. Cela ne ressemblait pas à une manière de s’exprimer militaire. D’ailleurs, aucun des hommes armés ne portait d’uniforme. Pas de tabard. Des armures en cuir, des chaussures souples, principalement des dagues. Peu d’épées. Ils avaient plus l’air de brigands que de soldats entraînés.

- Qui sont-ils ? murmura-t-elle.

- Des humains, répondit le sirénien.

Corail grimaça. Elle ne connaissait pas assez bien le système politique des humains mais sentait que quelque chose lui échappait. Qui étaient ceux qui volaient les œufs de dragons ? Humains, certes, mais formaient-ils un groupe aussi soudé que pouvaient l’être les siréniens ?

La nuit tomba, obligeant la caravane à s’arrêter pour monter le camp. Corail constata que les hommes armés ne s’embarrassaient pas de chasser ou de partir à la cueillette ou aux champignons. Un petit groupe se dirigea vers la ferme la plus proche où ils obtinrent le droit de saisir tout ce qu’ils voulaient dans le stock après qu’une lame ait glissé le long de la gorge d’un des enfants du paysan.

- Ce ne sont pas de bons humains, murmura Corail.

- Parce que ça existe ? répliqua le sirénien.

Corail préféra ne pas répondre. Au camp, elle avait croisé des ivrognes, des salopards qui avaient tenté de l’agresser. Elle n’avait jamais aimé la façon des dragonniers envers elle.

Jack, lui, était différent. Posé, attentif, chaleureux, bienveillant… sauf qu’il montait Chavard’all qui brûlait les plateformes protégées. Corail avait la sensation de nager au milieu d’un tourbillon infernal l’emmenant dans les profondeurs, une plongée dont elle ne ressortirait jamais.

Les hommes armés mangèrent, burent – l’interdiction d’alcool les fit ronchonner – puis se couchèrent en mettant en place des tours de garde stricts et très bien respectés. Corail et son compagnon s’installèrent un peu plus loin, se couchant à même le sol sous la lune et les étoiles.

Un objet froid sur sa gorge sortit Corail de son sommeil. L’aube pointait à peine. Le regard glacial de celui tenant l’épée dont le bout reposait sur sa trachée la figea.

- Chef ! Les fouineurs sont là !

- Pas le temps de nous en occuper maintenant ! On doit bouger. La cargaison est précieuse. Il faut arriver au plus vite. On les interrogera sur place. Attache-les !

Corail se retrouva les mains liées dans le dos, le cou enserré d’une corde reliée au véhicule central dans lequel elle voyait, dans une caisse, reposant sur de la paille, les vingt-trois œufs de dragon briller au soleil levant. Son compagnon sirénien subit le même sort sauf qu’en plus, sa ceinture portant dague et épée lui fut retirée. Un des hommes armés la trouva jolie et la passa à sa ceinture. L’acte amena un combat à mains nues jusqu’à ce qu’un homme n’intervienne en explosant le nez des deux. Ils furent envoyés l’un à un bout de convoi, l’autre à l’autre et le départ fut lancé.

Aucun des hommes armés n’avaient retiré son voile ou sa capuche à Corail. Aucun n’avait retiré gants et bottes à son compagnon sirénien. Pressés, ils se fichaient totalement, dans l’instant, des raisons qui pouvaient pousser ces deux-là à suivre leur étrange caravane.

La marche, très lente, ne fut pas physiquement harassante. Psychologiquement, en revanche, Corail se sentait mal. Certes, ils allaient là où les œufs se rendaient sauf qu’ils y arriveraient prisonniers. Le but était de trouver le lieu puis d’aviser. Elle avait imaginé rendre compte aux dragons et revenir avec eux – un argument de poids – pour les reprendre. La terreur enflait à chaque pas. Son esprit ne parvenait plus à calmer ses angoisses. Afin de préserver Farhynia, déjà anéantie par le départ de Chavard’all, Corail coupa le lien avec la dragonne.

 

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- Farhynia ? s’étonna Zaroth. Ce n’est pas le jour de ton compte-rendu.

- Corail est partie, annonça-t-elle.

- Partie ? Comment ça ?

- Il s’est passé quelque chose. Les siréniens tentent de nous l’expliquer par gestes mais aucun de nous ne comprend.

- La communication orale ne passe toujours pas, comprit Zaroth.

- Corail parvenait à me faire comprendre ce qu’elle voulait par gestes mais je crois que le lien m’aidait à saisir. En son absence, nous restons dans l’incompréhension. Les siréniens sont agités.

- Ça doit être lié au fait qu’ils nous aient rendu nos œufs, supposa Zaroth.

- Rendu nos œufs ? Comment ça ?

- Hybern est allée pondre hier. Elle est venue me dire que la zone nidifiante proposaient de nombreux œufs. Curieuse, elle a attendu pour voir arriver plusieurs siréniens. Ils ont déposé les œufs dans la zone, en les mettant en plein soleil, puis ils sont repartis dans l’océan.

Logique que la dragonne soit venue en informer l’ancêtre.

- Où est Corail ? demanda Zaroth.

- Je ne sais pas. Ce matin, elle a coupé le lien.

- Nous pouvons couper le lien. Les humains peuvent seulement l’atténuer.

- Corail peut couper le lien, assura Farhynia. La dernière fois que je l’ai sentie, la terreur l’envahissait. Elle se trouvait par là, bien à l’intérieur des terres.

Ce disant, elle avait désigné l’ouest du museau.

- En plein territoire humain, comprit Zaroth. Que fait-elle ?

- Je ne sais pas. Les siréniens essayent de nous expliquer.

Elle grimaça. Zaroth lui lécha le museau et la jeune dragonne se réfugia sous son aile où elle trembla de tout son corps. Zaroth souffla du chaud et Farhynia se calma un peu.

- La seule chose que nous avons compris, compléta Farhynia, et encore, nous ne sommes pas tous d’accord, c’est que le problème concerne les protecteurs.

Zaroth frémit.

- Tous les dragons qu’ils dessinent dans le sable ont une fourmi sur le dos, indiqua Farhynia. Si Corail les rejoint, ça se passera bien, n’est-ce pas ? Ils se connaissent.

Les griffes de Zaroth se contractèrent, crissant sur le sol de la grotte. Farhynia redressa le cou et répéta :

- N’est-ce pas ?

Zaroth remua la queue, gigota puis grogna :

- Tu l’ignores parce que… ta dragonnière est une sirénienne mais… Tous les protecteurs le savent… Le lien… ne permet pas le mensonge.

- Qu’essayes-tu de me dire ? interrogea Farhynia en s’éloignant un peu, sentant que ce qu’il allait lui révéler n’allait pas lui plaire.

- Les humains nous envoient une centaine des leurs chaque année, rappela Zaroth et Farhynia hocha la tête. Sais-tu comment ils sont choisis ?

- Ils prennent les volontaires, supposa Farhynia. Ça ne doit pas manquer. Qui n’aurait pas envie de monter un dragon ?

- Qui n’aurait pas envie de mourir, tu veux dire, la contredit Zaroth. Si les premiers appels ont probablement réunis des volontaires, leur nombre s’est vite réduits lorsqu’il est apparu que la plupart, l’immense majorité en fait, ne reparaissaient jamais.

Farhynia fit claquer sa langue.

- Il faut être suicidaire pour accepter de répondre à l’appel, compléta Zaroth.

- Corail n’a jamais voulu mourir.

- Corail n’a répondu à aucun appel, rappela Zaroth. Elle est venue espionner. Elle cherchait à comprendre notre relation avec les humains. Elle a saisi une opportunité.

- Tous les dragonniers ne peuvent pas être des dépressifs suicidaires ! s’exclama Farhynia.

- Bien sûr que non ! gronda Zaroth. Certains, une minorité, répondent réellement à l’appel. Ils sont inutiles dans leur village. Les laisser pour compte, dont personne ne veut, sans famille, sans objectif, sans savoir. Ils cherchent à donner un sens à leur vie.

- Ils ne doivent pas être très nombreux dans ce cas, supposa Farhynia.

- Non, en effet.

- Pourtant, ils sont des centaines chaque année à se présenter, non ?

- Répondre à l’appel est une condamnation à mort, indiqua Zaroth. Qui de mieux pour s’y présenter que les condamnés à mort ?

- Je ne comprends pas, admit Farhynia.

- La plupart des humains présents le jour de l’appel ne sont pas volontaires pour s’y trouver, Farhynia. Ce sont des criminels – meurtriers, pour la plupart – qui exécutent ainsi leur peine. Nous sommes les bourreaux du système judiciaire humain.

- Non ! s’exclama Farhynia.

- C’est aussi la raison pour laquelle j’ai toujours insisté pour que nous prenions le contrôle des humains, pour qu’on ne cherche pas à faire ami-ami avec eux. Ils représentent la lie de l’humanité. Ce sont les pires salopards que le monde des humains porte.

- Corail se rend droit vers…

- Les criminels les plus immondes, je le crains.

Farhynia en eut la nausée. Zaroth tendit la langue pour lui lécher le museau mais elle se recula et sortit de la grotte. Elle avait besoin d’être seule.

 

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Une certaine excitation parcourut les rangs alors qu’une montagne crevait le ciel à l’horizon. Corail en conclut que là se tenait l’objectif du voyage.

Les hommes armés traitaient bien leurs prisonniers. Ils leur permettaient les mêmes pauses qu’à eux. Ils leur fournissaient à boire et à manger – du fromage, des fruits secs et du pain mais aucun des deux ne fit la fine bouche. Ils les laissaient dormir sous le chariot. Toutefois, dans aucune de ces situations leurs mains ne furent détachées ou la laisse autour de leur cou retirée.

La route sinuant entre deux collines fit apparaître des murailles au loin et derrière, des tours de pierre. Malgré la distance, on percevait un brouhaha animé.

- Où sommes-nous ? demanda Corail.

- Même pas capable de reconnaître Branam, le joyau du royaume, quand tu la vois ? s’amusa l’homme armé le plus proche d’elle.

Ils partirent dans un rire sonore. Corail observa les murailles lisses percées d’une lourde porte pour l’instant ouverte, surveillée par des soldats, tant au sol que les chemins de ronde. « Le joyau du royaume », répéta Corail dans sa tête. La plus grande ville, supposa-t-elle. Probablement là où demeurait le roi. Vivait-il dans ces hautes tours brillantes ?

Un tertre lui cacha la vue et le convoi s’éloigna de la ville animée pour se diriger vers les montagnes.

- Il y a des dragons là-bas, prévint le sirénien.

Corail plissa les yeux pour mieux voir et constata que son camarade avait raison : quelques tâches bougeaient parmi les rochers et les arbres, bien trop grosses pour être des bouquetins ou des ours. Comme pour confirmer ses dires, un immense dragon bleu vola en rase motte autour d’eux, faisant sursauter et même crier certains membres de l’escorte.

- Mylo, reconnut Corail en frémissant.

Elle savait qu’ils seraient là puisqu’ils aidaient les marins à récupérer les œufs mais le voir de ses yeux la révulsa. Comment pouvaient-ils subtiliser les petits des leurs ? Cette trahison lui donna la nausée.

- Le chemin est trop cahoteux, annonça un homme un peu mieux sapé que les autres. Vingt-trois d’entre vous vont prendre un œuf et le porter, sans le lâcher ! Ulrik et Harald ! Vous êtes en charge des prisonniers.

Un homme de trois têtes de plus que Corail détacha sa laisse du convoi pour la tirer lui-même vers l’avant, tandis que des hommes montaient dans le chariot pour passer avec mille précautions les trésors à d’autres restés en bas et la marche se poursuivit.

En fin d’après-midi, un camp apparut. Entouré de bois, il semblait bien miteux comparé à la ville aux pierres brillantes voisines. Son emplacement, en revanche, avait été choisi avec soin. L’entrée se faisait par un défilé étroit très facile à protéger. L’arrivée se faisait sur un grand terrain plat vide. Des échelles permettaient d’atteindre l’étage supérieur où se trouvaient les tentes et les huttes en bois. Les siréniens ne furent pas détachés pour monter, leurs gardiens se contentant de mettre leur poids plume sur l’épaule pour grimper sans difficulté apparente.

Corail constata qu’une partie seulement des résidents du camp se trouvait dans les huttes et les tentes. Vu leurs vêtements miteux, elle estima qu’il s’agissait des moins bien lotis. Les supérieurs logeaient dans la montagne. Percée de grottes, elle offrait un confort certain et une sécurité supérieure. Un réseau d’escalier, d’échelles et de pont suspendus permettaient de passer d’un lieu à un autre.

Les œufs furent emmenés vers une coupole en terre percée d’une cheminée d’où sortait une épaisse fumée noire. Les prisonniers partirent dans la direction inverse, vers les cavernes.

- Corail ?

La sirénienne se tourna vers la voix qu’elle aurait préféré ne plus jamais entendre.

- Aeros, salua-t-elle.

- C’est qui ? murmura le sirénien en direction de l’homme à la mâchoire carrée et aux épaules puissantes.

Il portait une barbe et une moustache entretenues, un crâne presque rasé où des dessins apparaissaient, non identifiables à cette distance. Ses vêtements en parfait état indiquait son rang de chef.

- Le plus ancien des dragonniers, indiqua Corail.

Comme la dernière fois, il tenait contre lui sa copine, Jasmine, toujours aussi peu vêtue, brune plantureuse, arborant fièrement un corps parfait, un ventre plat aux abdominaux bien dessinés, de longues jambes musclées, des fesses rondes et fermes.

- Corail ? s’exclama une voix fluette qu’Aeros fit taire d’un signe.

La sirénienne constata que le blond venait de blêmir. Phaegal ne semblait pas heureux de la présence de la sirénienne. Parviendrait-elle à recevoir de l’aide ? Elle chercha Ewenn des yeux, sans le trouver. Dans les airs, nulle trace de Deylom. Pas de tache blanche non plus. Chavard’all devait se trouver sur l’océan, à souffler sur les plateformes.

Ulrik tira Corail jusque devant Aeros tandis qu’un attroupement de curieux se formait. Des rictus mauvais apparaissaient sur presque tous les visages.

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Dyonisia
Posté le 12/11/2024
Une ambiance qui m'évoque le Moyen-Âge, ce qui ne dénote pas pour ce monde hors du temps ; une péripétie qui met Corail et son compagnon en fâcheuse posture, ce qui est normal sinon ce serait trop beau ; une information a posteriori sur le mode de "recrutement" des éventuels futurs dragonniers, ce qui explique bien des situations passées tout en suscitant le doute quant à Jack ; et pour finir, l'héroïne reconnue, ce qui entretient le suspens.
Voilà un chapitre d'une belle densité.
Nathalie
Posté le 13/11/2024
Merci pour votre commentaire. Ce tome développe en effet le passé de Jack, jusque là complètement ignoré. Pour le meilleur ou pour le pire ? Là est la question...

Bonne lecture !
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