Chapitre 1 - Kieran

 — C'est une blague, n'est-ce pas ?

L'incrédulité doit se lire sur mon visage. Elle me laisse un goût amer sur les lèvres. Je fixe mon supérieur dans les yeux, essayant d'y lire l'ébauche d'une plaisanterie ou d'un test, mais les pupilles glaciales de Graham McAllister ne laissent rien paraître.

— Non, on a besoin que quelqu'un gère ça et tu es le mieux placé pour ça.
— Pour jouer au babysitter ? Merci du compliment.
— Kieran. 
— Désolé, soufflai-je, abattu. C'est juste que j'ai travaillé dur pour cet événement, je n'ai pas envie de louper ça à cause de lui.
— Ça n'enlève rien à ton travail, j'ai bien conscience des efforts que tu as fournis. Et puis, si je me souviens bien, ton objectif est de devenir responsable programmation, à terme. Vois ça comme une opportunité. Aldo Ciccone a beaucoup d'autres clients dans son agence, ça pourrait t'ouvrir de nombreuses portes.

J'écoute mon responsable m'énumérer les nombreuses qualités dont il me croit pourvu pour la tâche qu'il me confie, mais les seuls mots qui me tournent dans la tête sont : "Tu es au placard, mon pote". Je quitte son bureau après plusieurs minutes à l'écouter sans enregistrer une seule phrase de son discours soi-disant motivant. C'est un gros coup au moral pour moi, j'aurais préféré qu'il choisisse ma collègue ou quelqu'un d'autre pour ça. Plus ça va, plus je me retrouve assignés à des tâches qui ne font pas partie de ma fiche de poste, voir même de ma formation. Je m'occupe du site internet, je fais du graphisme, des partenariats, alors que je suis supposé ne m'occuper que de questions d'organisation. Cette discussion était vraiment le coup de grâce, je sais que j'ai tendance à accepter trop de nouvelles missions mais celle-là, je ne l'avais pas vue venir. J'ai l'impression de régresser dans mes tâches et ça me désespère un peu.

Je rejoins mon poste dans l'open space en traînant des pieds, les mains au fond des poches et les épaules basses. Ma place est dans un petit box prévu pour deux personnes, en face de ma collègue. Sage est une jeune femme de mon âge, pourtant tout nous oppose. Elle a une longue chevelure blond cendré, des yeux bleu profond toujours maquillés à la perfection, une peau sans aucun défaut et un style vestimentaire tiré des magazines de mode les plus prisés. Elle n'est pas méchante, mais nous sommes constamment mis en concurrence à notre position et elle est plus ambitieuse que moi. Malgré tout, on essaie la plupart du temps de se serrer les coudes et de s'en sortir ensemble ou de se couvrir quand on fait une connerie. Sauf aujourd'hui, visiblement, puisqu'elle me lance un regard sombre quand je m'assois devant elle. Elle devrait pourtant être ravie de récupérer des responsabilités supplémentaires qui lui permettront de briller quand sera venu le temps de choisir qui de nous deux obtiendra la promotion tant attendue. Mais elle ne semble pas plus ravie que moi de la décision qui a été prise, et dans un sens je pense que je peux comprendre pourquoi. On est déjà constamment sous l'eau, récupérer autant de travail d'un coup peut être une grosse source de stress supplémentaire pour elle. Je me promets alors de l'aider de mon mieux en préparant mes données du mieux que je peux.
Sage met plusieurs minutes à m'adresser à nouveau la parole, le regard fixé sur son écran d'ordinateur.

— Alors, tu sais comment tu vas t'y prendre ?
— Pardon ?
— Bree Tucker. Tu sais comment tu vas le gérer ?

Un gémissement plaintif quitte mes lèvres alors que je croise les bras sur mon bureau pour y enfouir ma tête. Je ne vois pas son visage, or mais je la connais suffisamment pour savoir qu'elle a probablement levé les yeux au ciel devant mon attitude dramatique. J'entends finalement un soupir las et je redresse la tête.

— T'aurais voulu récupérer ce truc ?
— J'aurais surtout voulu éviter de me taper tout ton taf. Mais gérer le p'tit cul de Tucker pendant une semaine ne m'aurait pas dérangé.
— Sage ! soupirai-je, excédé.
— Arrête tes salades, Parker. Ce mec est à tomber et ta seule priorité pendant une semaine c'est de t'en occuper. 
— Ouais enfin, si c'est pour devoir gérer un connard alcoolique qui sait pas où sont les limites, je m'en serais bien passé.
— Je pense que c'est pour ça qu'ils t'ont choisi toi. Y'aura moins de scandale vu que t'es un mec.
— Merci.
— Quoi ?
— T'aurais pu mettre en avant mes super compétences sociales.

Un haussement de sourcil et un sourire en coin répondent à ma phrase. Je ne suis pas quelqu'un de sociable. Enfin, si. C'est juste que je ne sais pas gérer les gens après la phase de rencontre. Je suis du genre timide, qui ne sait pas aller vers les gens naturellement et qui force constamment les choses. Du coup, je finis par me poser trop de questions. Du genre "est-ce que je les ai saoulés ?" ou encore "ne suis-je pas de trop dans la bande ?". Au boulot, ça se retranscrit par un manque de capacité à prendre une décision ferme et définitive sans l'avis de mes pairs ou d'un responsable, ou parfois simplement par le fait que je m'efface lorsqu'on est plusieurs représentants de la boîte dans un même rendez-vous. Graham m'a mainte fois fait la remarque sur le fait qu'il fallait que je m'endurcisse et que je prenne un peu plus confiance en moi pour ce genre de choses. Je n'ai pas vraiment l'impression d'avoir évolué depuis cinq ans que je bosse dans cette boîte. Pourtant, j'ai pris en responsabilités et en tâches, mais le fait que Sage soit au même niveau que moi, après seulement trois ans, me fait dire que je devrais carburer un peu.

Après avoir jeté un œil sur l'horloge de mon ordinateur, je vois qu'on a péniblement passé les cinq heures du soir. J'éteins tout et je me dis que de toute façon, je n'étais plus efficace depuis que j'étais sorti du bureau de Graham, une demi-heure plus tôt. Je salue Sage qui me lance un regard qui veut dire "tes dossiers ont intérêts à être nickels pour le salon sinon je te tue" et je m'enfuis en saluant quelques collègues au passage. Je déteste être le premier à partir, ça me donne l'impression de me la couler douce et de faire des horaires calculés au millimètre près, mais ce soir je ne suis pas capable de me concentrer plus longtemps. Alors autant prendre la fin de journée pour revenir en meilleure forme le lendemain.

Le ciel est déjà bien sombre lorsque mes Converses me mènent dans la rue. Le sol est humide, l'air est froid. Bienvenue à Londres, où le temps nous donne constamment envie de rentrer se rouler dans un plaid avec un bon ragoût et un mug de chocolat chaud. Sauf que ce soir, j'ai besoin d'aller râler chez quelqu'un qui m'accueillera et m'aiguillera. Et peut-être même qu'elle m'offrira un chocolat chaud si je suis chanceux. Depuis le quartier de Barbican où les locaux de ma boîte se sont installés il y a quelques mois après un éprouvant déménagement, je mets environ un quart d'heure à rejoindre le quartier de Whitechapel où Cat, ma meilleure amie, a ouvert son coffee shop et où nous partageons un petit appartement. Enfin, pour être honnête, elle me tolère dans son appartement depuis cinq ans maintenant, c'est comme ça qu'on s'est rencontrés et qu'on ne se quitte plus depuis.

La devanture de son café est habilement décorée pour célébrer la fête des amoureux, les décorations sont à la fois naturelles et kitsch au possible mais ça donne un côté unique à son commerce. Les tables sont largement occupées à l'intérieur et je vois sa serveuse virevolter de table en table pendant que mon amie encaisse les clients derrière le comptoir. J'hésite à m'aventurer à l'intérieur mais elle me repère avant que je ne me défile. Alors j'entre et je m'excuse auprès des clients que j'ai l'impression de bousculer. J'ai toujours la sensation d'être l'éléphant dans un magasin de porcelaine quand je rentre ici alors qu'il y a du monde. La boutique est étroite et les tables et les chaises sont disposées dans tous les coins libres de la pièce. L'arrière est plus grand mais les murs sont tapissés de livres qu'il est possible d'acheter ou de lire sur place.

— T'es là super tôt ! Y'a un souci ?

Je vois l'inquiétude se peindre sur les traits doux de la jeune femme. Catriona Oliphant est la personne la plus compatissante que je connaisse. Si nous devions avoir des superpouvoirs, elle aurait une empathie hors du commun, j'en suis certain. Je lui offre un sourire que je veux rassurant et secoue la tête.

— Non, je n'étais plus efficace au bureau alors je me suis dis que j'allais venir squatter, mais tu as du monde alors je peux monter et t'attendre en haut.
— Arrête tes bêtises et pose tes fesses, y'a une table dans le coin là. Je t'apporte de quoi remonter ce moral en berne.

Elle s’éclipse après avoir salué avec un immense sourire des clients réguliers qui s'en vont. Je m’installe à l'endroit qu'elle m'a désigné et elle revient dix minutes plus tard avec une énorme part de cake marbré et un chocolat chaud au lait végétal. Elle pose tout sur la table avant de la débarrasser et de passer un coup de propre.

— J'attends que ça se vide un peu, d'ici une demi-heure le coup de feu du goûter devrait être passé et je serais plus dispo.
— T'inquiète, je vais bouquiner en attendant, soufflé-je en sortant une liseuse. Merci pour le ravitaillement.

Catriona plisse le nez devant l'affront que je lui fais, à elle, libraire. J'adore lire, j'adore les livres, mais dans le métro ou en voyage, une liseuse c'est quand même vachement plus pratique. En plus, ça m'a permis de découvrir de nouveaux auteurs et j'ai pu reprendre la lecture que j'avais arrêtée pendant un long moment. J’ouvre le roman policier que je lis depuis quelques jours déjà et me replonge dedans. Pourtant, mon esprit n'arrête pas de se tourner vers la nouvelle que m'avait apprise Graham un peu plus tôt. Au bout de quelques minutes à relire la même phrase, je pose l'appareil sur le côté pour prendre mon téléphone portable et ouvrir Instagram.

Une recherche rapide pour trouver le profil de Bree Tucker, la petite coche bleue indiquant que c'était bien son compte officiel. J'ai parcouru pendant quelques instants les différentes photos et réels qu'il avait postées récemment, l'air absent, avant de cliquer sur le bouton "contacter". La messagerie privée s'est ouverte et je suis remonté quelques temps en arrière, au premier message que je lui avais envoyé. Je n'étais pas idiot, je savais qu'envoyer un message au compte d'un acteur n'avait aucun intérêt, mais j'avais été bouleversé par son rôle dans un petit film méconnu que j'avais découvert par hasard sur un site de streaming et j'avais ressenti le besoin de lui dire. Je savais qu'il jouait dans une nouvelle série à ce moment-là et j'avais ensuite dévoré la première saison, mais je n'avais pas été aussi ébahi par son jeu. Peut-être était-ce la faute du réalisateur, ou bien simplement l'histoire qui ne me convenait pas. En tout cas, j'avais été surpris quelques jours plus tard quand j'avais reçu une réponse de sa part. J'avais d'abord pensé à une réponse automatique pour satisfaire ses fans, mais en lisant je m'étais rendue compte qu'il rebondissait réellement sur les différentes remarques que j'avais glissées dans mes mots. J'avais été très surpris et, je dois bien l'avouer, un peu excité à l'idée qu'un acteur me réponde. Alors j'avais continué à dialoguer avec lui pendant quelque temps. A chaque message, je pensais que ce serait le dernier, qu'il finirait par arrêter de répondre. Mais il continuait, et on a tenu cette correspondance pendant plusieurs mois avant que je n'emménage à Londres avec Cat et que je sois embauché à temps plein dans ma boîte. Je dois avouer que j'avais l'impression de m'être fait un ami et que j'avais peut-être développé un léger crush sur lui. Léger hein, j'étais toujours très conscient qu'il s'agissait d'un acteur inaccessible et qu'on vivait dans deux mondes différents.

C'est après ça que j'ai arrêté de discuter avec lui.
Quand on travaille dans un milieu aussi restreint que l'événementiel, les rumeurs vont bon train et sont rapides à se propager. Il n'avait jamais bossé avec nous à ce moment-là, mais le temps passait et sa réputation se résumait à un acteur insolent, carriériste et imbu de lui-même, qui se prenait pour une star et enchaînait les mauvais comportements. Aux yeux des fans, il restait Bree Tucker, le jeune premier adorable pour qui on se damnerait. Pour les professionnels, c'était une épine aiguisée dans un pied sensible. Parce que c'est le mec qu'on veut inviter pour faire plaisir aux visiteurs et pour faire du chiffre ou des apparitions dans la presse. Toujours est-il que j'ai pris mes distances avec lui petit à petit, je ne voulais pas risquer mon poste ou qu'il découvre qui j'étais. Et puis, je dois avouer que je n'avais pas pu dépasser la déception que je ressentais à l'idée qui ne soit pas la personne que je m'étais imaginée. Alors j'ai arrêté de répondre petit à petit, jusqu'à ce dernier message de sa part "Je suppose qu'on n'est pas du même monde. Bonne continuation."

J'en étais là de mes relectures quand la silhouette gracile de mon amie s'est installée en face de moi dans un soupir de soulagement. J'ai verrouillé mon téléphone alors qu'elle piquait ma tasse pour boire une gorgée du chocolat tiède, un sourcil levé.

— Avec qui parlais-tu ?
— Personne, je relisais de vieilles conversations.
— Avec qui ?
— Aubrey.
— L'acteur ? Je croyais que tu avais arrêté de lui parler.
— Je l'ai fait. Mais Graham m'a appris que j'allais devoir le babysitter tout le temps où il serait à Londres pour le salon !
— Sérieux ? C'est une blague ? s'estomaqua-t-elle en reposant la tasse sur la table.
— J'aimerais bien.
— Genre t'as que ça à foutre… Comment tu vas gérer le reste de ton taf ?
— Je ne vais pas le gérer… Il veut que je donne mes dossiers à Sage pour qu'elle puisse prendre en charge s'il y a un souci.
— C'est n'importe quoi.

J'haussai les épaules d'un air désabusé en glissant un morceau de cake dans ma bouche. Cat avait tendance à s'offusquer pour moi des délires de mon responsable. Graham n'était pas un mauvais bougre, je le savais, mais c'était un mauvais manager et il ne savait pas mettre une ambiance de travail saine. J'étais constamment sous l'eau parce qu'il me donnait des deadlines impossibles à respecter, qu'il me rajoutait des tâches qui n'étaient pas de mon ressort ou qu'il s'attribuait le mérite de mes réussites auprès du grand manitou. En réalité, il était comme ça aussi avec Sage donc je le prenais comme il était en me disant qu'il fallait faire des sacrifices pour rester dans cette industrie de toute manière. Cat, elle, n'était pas de cet avis. Et au fond, ça me faisait du bien qu'elle s'énerve pour moi sur des sujets pour lesquels j'étais incapable de laisser parler ma voix. Alors je l'ai écoutée des heures durant me dire à quel point elle était outrée de la manière dont il se comportait avec nous, qu'elle n'en revenait pas qu'il me fasse jouer les babysitters alors que j'avais bien plus de compétences que lui. Je n'ai pas essayé de lui dire qu'elle avait tort, je l'avais fait une fois et sa colère s'était redirigée sur moi qui me laissais marcher dessus. Et si elle avait raison, je n'étais pas vraiment capable de prendre les choses en main. Pas encore.

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