Chapitre 1 – Kungmaa

Huit ans et quelques lunes auparavant...

 

L’odeur humide et fétide de la geôle dépeignit un rictus de dégoût sur le visage de Dame Isenza. Tout suintait la putréfaction dans cet espace étroit, y compris le prisonnier. À vrai dire, sa grimace était à peine perceptible tant cette expression de mépris semblait ancrée au plus profond dans ses traits, dépréciant la beauté froide de son visage de porcelaine.

L’elfe était suspendu au centre de la pièce, ses poignets attachés à un crochet du plafond par deux épaisses chaînes en métal. Il s’évertuait à garder la tête penchée en arrière, empêchant la lame fixée à son cou de s’enfoncer dans son sternum autant que dans son menton. Des écorchures sanguinolentes attestaient de l’efficacité de l’équipement.

Dame Isenza le scruta de son regard redoutable, s’arrêtant quelques instants sur la pierre, d’un noir intense, qui brillait au centre de son front. La gemme du Scorpion. Puis ses petits yeux bridés suivirent les centaines d’épines sculptées dans sa peau, couvrant son torse autant que son dos. Elle n’avait jamais compris cette tradition grossière et insensée qu’avaient les Loeknohriens de se scarifier sciemment pour commémorer leurs victoires au combat. D’où elle venait, on pouvait très aisément reconnaître un bon guerrier aux stigmates laissés par ses réels affrontements, sans besoin d’en rajouter.

Le grincement aigu de la grille extirpa la Dongārienne de ses pensées quand le garde la referma derrière eux. Celui-ci s’approcha alors du prisonnier. Malgré les chaînes qui le retenaient et les tortures qu’il avait subies, la stature imposante de ce dernier et sa corpulence massive forçaient encore le respect. Aussi, le geôlier sembla-t-il hésiter, un instant du moins, avant d’attraper le baquet d’eau glacée, à quelques pas de lui, et de le lui déverser violemment dessus.

Réveille-toi, tu as de la visite ! gronda-t-il dans sa langue natale d’une voix extrêmement âpre et caverneuse.

Parcouru de spasmes convulsifs, le prisonnier tendit sa tête en arrière pour éviter de s’empaler par mégarde.

Dame Isenza s’approcha alors de lui, assez pour percevoir sa peau hérissée, et sentir l’air froid émaner de ses pores. La différence de taille entre eux était si grande qu’elle dut légèrement relever le regard pour le dévisager, bien qu’il ne fût pas complètement debout.

Sans montrer le moindre signe d’intimidation, elle le toisa de ses yeux haineux, débordants de son arrogance impériale.

Réfléchis bien, Krighorn. Je te laisse une chance dernière de me dire où se trouve ma fille, cingla-t-elle.

Elle s’était exprimée dans un narroek presque parfait. Arrachée à ses terres natales alors qu’elle n’avait que quinze ans, pour se faire marier à cette brute abjecte, Thidrik Gunnbjorg ; la Dongārienne s’était efforcée d’en apprendre la langue. Ses intonations gutturales détonaient singulièrement avec ses propres inflexions mélodieuses, n’exacerbant que davantage son acrimonie.

Transi de froid, le dénommé Krighorn ne répondit rien. Il tourna vers elle son visage sale et livide, creusé autant par la faim que la fatigue.

Il était le Chef des Kriger, un knigr ne se soumettait pas, en particulier devant une muut.

Isenza adressa alors un geste nonchalant de la tête au garde. Ce dernier s’approcha à nouveau de lui, sans montrer aucune empathie pour son congénère. Les deux Loeknohriens partageaient de nombreux traits communs, de leurs longs cheveux blonds à leur carrure imposante de guerrier, ils auraient pu être frères. Mais ils n’embrassaient pas les mêmes idées.

Le geôlier lui empoigna aussitôt la tignasse, et tira son crâne vers l’arrière, jouissant très certainement de sa domination. Ses yeux prirent la couleur de deux aigues-marines. Ils étaient luminescents, comme si son esprit accueillait une force extérieure. Les pensées qu’il perçut du prisonnier lui arrachèrent un sourire suffisant. Elles n’étaient que désir de vengeance et haine, comme n’importe qui aurait pu s’en douter. Mais son don lui permettait également de s’introduire encore plus loin dans son esprit. Il ne voulait pas se contenter d’éprouver ses sentiments actuels. Son but était de découvrir les plus anciens, restés ancrés en lui, afin de retrouver la trace de la Liraleï.

Il entrevit quelques passages de son histoire. Malgré la faiblesse du prisonnier, les pensées manquaient de clarté, comme s’il s’évertuait de lui résister. Les images se succédaient, celles d’un enfant, âgé d’à peine quelques années, d’une elfe, d’un camp, des combats, des épisodes de chasse, puis à nouveau le jeune elfe. L’inquisition dura longtemps, mais aucune trace de la disparue.

Le garde cessa enfin son effort mental et se tourna vers Isenza, sans pour autant relâcher le détenu.

Mon pouvoir ne me permet pas de revivre son passé avec exactitude. Vous devriez demander à un elfe doué de précognition, pour cela.

Le regard de la Dongārienne débordait d’une rage démente. Discernant sans mal la colère qu’elle exhalait, le garde s’empressa d’ajouter :

Toutefois, s’il avait réellement orchestré l’enlèvement de votre fille, cela aurait à coup sûr laissé des traces dans ses pensées. Je ne peux pas vous le garantir, mais le contraire serait très surprenant, pour ne pas dire impossible.

 

Un long silence s’installa, entrecoupé du bruit des chaînes de Krighorn.

Isenza pressentait que ce n’était pas lui qui avait fait disparaître Liraleï. Il était déjà marié et avait un héritier. Le seul intérêt à enlever la fille du Chef des Clans était de l’épouser pour s’asseoir à son tour sur le trône. Était-il prêt à tuer ou répudier sa femme pour cela ? Loin d’apaiser le feu qui la consumait, cette prise de conscience ne l’embrasa que davantage. Le fait qu’il ne fût pas à l’origine de sa disparition lui retirait son dernier espoir de la retrouver. Krighorn était le seul, de toutes les terres loeknohriennes, suffisamment puissant, estimé et peut-être un peu dérangé aussi, pour penser un jour renverser Thidrik, et se mettre tout l’Empire à dos. Qu’elle n’eût pas été enlevée à cette fin laissait supposer le pire. Elle aurait dû être mariée, à la prochaine lune. Mais avec tout le doute que cette histoire allait jeter sur sa vertu, Isenza avait déjà fait le deuil de ses projets.

Empreinte de ce sentiment insoutenable, et n’arrivant plus à contenir sa souffrance, elle la déversa froidement sur le prisonnier. La Dongārienne le pénétra de ses yeux acérés qui avaient pris la teinte de deux quartz fumés. Alors que son corps se tordit de douleur, Krighorn laissa échapper un cri déchirant.

Isenza ne relâcha pas son regard cruel de sa proie. Elle puisait dans la force du Pi pour imposer à l’esprit de Krighorn la sensation de sa chair qui s’ouvre lentement, lui faisant ressentir une lame froide brisant la résistance de sa peau, le sang qui en coule abondamment et son odeur ferreuse.

Ne différenciant plus le cauchemar de la réalité, l’esprit du supplicié avait obéi pour donner corps à cette terrible image. À chaque torsion, la lame attachée à son cou lui écorchait autant le menton que le sternum. Deux grandes entailles apparaissaient doucement sur son torse, le lacérant sans qu’aucun objet ne l’eût touché.

Dame Isenza maîtrisait le don de contrôle. Mais l’effort mental lui demandait une telle concentration qu’elle ne vit pas le prisonnier se dresser sur ses pieds, et lui porter un violent coup d’épaule. L’impact la projeta brutalement au sol, écourtant le supplice qu’elle infligeait à Krighorn. Toutefois, son sang continuait de s’écouler abondamment de ses plaies béantes.

Alors que le garde accourut vers elle pour l’aider à se relever, la Dongārienne le repoussa dédaigneusement. Elle se redressa avec grâce, et vérifia que son pendentif était toujours attaché à son cou. Puis elle prit soin de réajuster les abeilles dorées dans sa coiffure, symbole de l’Empire.

Le garde se tourna alors vers le knigr pour resserrer ses chaînes.

Cesse, c'est sans conséquence dès lors, annonça-t-elle d’un ton glaçant.

C’était une sentence, Krighorn l’avait compris. Le temps que son congénère se décide à l’empaler, il attrapa du bout des dents le pendentif accroché à son cou et le lui arracha, le repoussant d’un brusque coup de genou. Le médaillon ressemblait à une goutte d’eau cristallisée, son essence. Dans un dernier effort, le prisonnier invoqua la force du Pi.

 

Isenza hurla de douleur. Surprise par cette attaque, la chair de son cou se déchira sous l’effet du don de contrôle de Krighorn. Un flot de sang jaillit avec son cri étouffé.

 

Le geôlier réagit aussitôt en dégainant sa hache. D’un coup brutal, il lui fendit le visage avant de se précipiter sur la Dongārienne pour lui porter secours.

Alors que le crâne de Krighorn se brisa dans une éruption de sang, le défigurant atrocement ; tout son corps ne devint que poussière volatile, presque invisible, puis se dispersa dans l’air glacé. Il n’était plus, et il était partout à la fois. Ainsi s’en allaient les Héritiers, lorsque la vie les quittait. Le Pi s’emparait de leur corps et de leur âme.

La gemme tomba brusquement dans un tintement aigu.

Isenza gisait sur le sol, une balafre béante s’était dessinée du dessous de son oreille gauche jusqu’au-dessus de sa clavicule. Elle avait porté sa main à sa gorge entaillée comme pour contenir le sang qui en jaillissait. Elle aurait voulu refuser l’assistance du garde, l’empêcher de la toucher, ou plutôt de la souiller, avec ses mains impures, mais Isenza savait qu’en rejetant cette aide, elle n’aurait aucune chance de survivre. Elle chercha d’abord à relever sa tête, mais comprit très vite que cela ne faisait qu’aggraver sa plaie. Comment avait-il pu lui infliger une telle blessure alors qu’il n’avait plus aucune énergie ? Elle avait oublié que les Héritiers étaient bien plus sensibles à la force de Pi. Cette force créatrice de toute chose, lui avait insufflé une dernière fois sa puissance avant de reprendre son dû. Elle s’en voulut de ne pas l’avoir anticipé, de l’avoir sous-estimé. Elle perdit connaissance sur ces pensées amères, s’abandonnant à un long sommeil.

 

Dans la hâte, le garde utilisa son don pour appeler à l’aide. La geôle était bien trop isolée du reste du château pour que quiconque l’eût entendu s’il avait simplement crié. Les prisonniers avaient tendance à se montrer plus loquaces et bien plus bruyants que celui-ci, c’est pourquoi les salles de torture étaient creusées dans le sol.

 

 

 

Isenza fut portée jusque sur son lit, et on convoqua aussitôt un guérisseur. Ses beaux draps de soie étaient devenus écarlates, maculés de sang. Son visage était d’une blancheur cadavérique. Il faisait froid, comme en chaque lieu à Kungmaa. Pourtant, les derniers rayons du soleil inondaient la pièce de lumière. Un garde s’empressa de tirer les épais rideaux de lin qui encadraient la fenêtre voûtée, les plongeant dans une obscurité partielle. Tout le château n’était pas décoré avec tant de raffinement. Le confort dans la plupart des chambres était beaucoup plus rudimentaire. Les seules couvertures étaient faites de peaux de mammouth, ou de laine à la limite, mais la soie n’y trouvait guère sa place. Isenza avait insisté pour agrémenter ses quartiers à sa manière, attestant toute la finesse dongārienne. Elle s’était fermement opposée aux ornements typiques de Loeknohr, qui se résumaient exclusivement aux armes et à la chasse.

 

Les yeux du guérisseur s’écarquillèrent en apercevant le corps d’Isenza, ne sachant pas si son don suffirait à la sauver. Sans un mot, il se hâta d’invoquer la force du Pi, priant la déesse Lhamo pour que l’esprit de la mourante soit encore assez alerte pour répondre à ses injonctions mentales. Guérir était bien plus ardu que de faire souffrir, car l’esprit du blessé était souvent trop affaibli pour imprégner son corps du moindre effet. Le Dongārien savait que cette plaie-là était sérieuse. Jamais il ne parviendrait à l’effacer complètement, si tant est qu’il puisse sauver l’elfe.

Le Chef des Clans se précipita dans la chambre.

Que s’est-il passé ? vociféra-t-il en découvrant sa femme.

Nous étions en train d’interroger Krighorn, et il l’a attaquée…

Quoi ? le coupa-t-il brusquement. Où est ce fils de chiure que je le réduise en poussière ?

Ce ne sera plus nécessaire.

Un long silence s’installa dans la pièce, la tension était palpable. Thidrik semblait empreint d’autant de colère que d’inquiétude. Et plus il réfléchissait à la situation, plus sa rage s’intensifiait. Il finit par l’évacuer en projetant violemment une poterie contre le sol, brisant le silence pesant par son fracas.

Par Havohr, pourquoi donc étiez-vous en train de l’interroger ?

Je… C’est elle qui me l’a demandé.

Et c’est à ma femme que tu rends allégeance ? Est-ce elle ton Chef ? Je l’avais déjà sondé ! fulmina-t-il.

Ce n’est pas ça, je n’ai pas eu le choix…

Enfermez-le, ordonna-t-il en s’adressant aux autres gardes. Et tâchez de retrouver la gemme de Krighorn. Que personne ne mentionne sa mort.

Il n’avait encore aucune idée de la façon dont il allait gérer cette situation, mais le fait que Krighorn soit un Héritier, et que son décès n’eût laissé aucune trace, était déjà un ennui de moins. Il n’aurait pas à en dissimuler le corps, le temps de trouver une solution. Qu’est-ce qu’Isenza avait bien pu croire ? S’il ne l’avait ni tué ni libéré, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas encore décidé de la meilleure manière de régler cette épineuse affaire, sans se mettre à dos la moitié des clans. Et celle-ci était assurément la pire.

 

Quand les gardes disparurent de la pièce, il se tourna à nouveau vers son épouse. Grâce au travail du guérisseur, sa gorge ne saignait plus, laissant cependant une cicatrice particulièrement visible. La blessée n’avait toujours pas repris connaissance.

– Qu’as-tu encore fait, femme ?! s’exclama-t-il en samra, comme chaque fois qu’il s’adressait à elle.

Siégeant au Conseil impérial, Thidrik maîtrisait parfaitement la langue de l’Empire, malgré sa voix gutturale. Mais s’il faisait l’effort de parler cette langue sur ses propres terres, c’était uniquement par amour pour elle. Bien que ses sentiments n’eussent jamais trouvé de réciprocité.

– M’exècres-tu au point de vouloir détruire mon peuple ? ajouta-t-il en glissant ses doigts à travers sa douce chevelure de jais.

Le refus que sa femme lui témoignait depuis leur alliance l’avait toujours excité. Plus elle le repoussait, plus il la désirait ardemment. Encore à ce jour, après la pagaille qu’elle venait de semer, il ne pouvait réellement la détester. Ou tout du moins, ce n’était pas une rancœur froide qu’il ressentait à son égard, mais une haine bouillonnante d’envie, de passion et de jalousie. Il se serait d’ailleurs bien jeté sur elle avec la voracité d’un loup en rut, mais son tourment, plus que le sang qui maculait les draps, réussit à réfréner sa vigueur.

Isenza était la seule chose qu’il ne pouvait posséder sur son territoire, alors même qu’elle était sa femme. Il pouvait certes la prendre à son gré, la soumettre à ses ordres, bien qu’elle parvînt parfois à s’en dérober, mais il savait que jamais il ne conquerrait son cœur, jamais elle n’éprouverait la moindre tendresse, la moindre admiration, ni même le moindre respect à son égard. Débordé par ce mélange de colère, d’envie et d’orgueil, il n’avait qu’une volonté, lui faire payer sa trahison autant que l’indifférence qu’elle lui portait. Même meurtrie, encore inconsciente, il voulait la prendre comme si la contraindre encore une fois aurait quelque chance de faire ployer ses sentiments.

 

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CrazyFeathers
Posté le 23/06/2024
Salut !

Alors je ne sais pas si c'est Isenza est le personnage principal mais l'idée d'une mère cherchant sa fille par tous les moyens est intéressante ! On a dû mal encore à comprendre cette affaire Pi et de pouvoir mais on se laisse porter par la surprise de voir Isenza pourtant en position de force être blessé. J'ai apprécié aussi l'incursion dans l'esprit du prisonnier et de celui de son mari qui donne à voir un peu la mentalité de son pays d'adoption.
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