Chapitre 2 – Samrata

– Votre Altesse, le seigneur Drukda est arrivé.

L’Empereur Jurgen n’avait pas pris la peine de détacher ses yeux bridés de la carte qu’il étudiait avec intensité. Ce n’était qu’un humain… Aussi se contenta-t-il de lui répondre froidement, sans même le regarder :

– Fais-le venir à la salle de conseil, et appelle Chig Rohir.

Alors que l’esclave disparaissait sans un bruit, Jurgen continuait de contempler le parchemin. Absorbé par ses réflexions, il se massait soucieusement le front, frottant du bout de son index la petite gemme qui y était incrustée, comme s’il avait cherché à la faire briller davantage. Le petit quartz fumé était exactement de la couleur de ses yeux, ou plutôt, c’était eux qui en avaient pris la teinte, lorsqu’il était devenu Héritier.

Il se redressa et posa solennellement sa couronne sur ses cheveux grisonnants, autrefois aussi sombres que les ténèbres. Leur nuance qui s’éclaircissait d’année en année était le seul élément qui permettait de deviner son âge mûr. L’elfe de l’air, comme beaucoup de ses semblables, était doté d’une physionomie à l’épreuve du temps : son visage aux traits placides lui donnait même une apparence presque affable.

L’insigne était imposant, ses longues tiges dorées censées représenter toute la puissance de l’Empire, dépeignaient également très bien la pesanteur qu’avait celui-ci sur ses épaules. Aussi ne l’arborait-il pas toujours sur sa tête, mais seulement en la présence de visiteurs. Par chance, les portes étaient dimensionnées pour que sa couronne et sa suffisance puissent passer sans accroc.

Jurgen prit soin d’enrouler la carte et quelques autres parchemins, puis sortit de son cabinet, l’air contrarié. Il emprunta les couloirs de pierre et escaliers menant à la chambre de conseil. Sur son passage, chaque garde s’était prosterné devant lui avec une déférence immodérée, le regard baissé.

L’Empereur entra sans accorder la moindre attention à l’esclave qui lui tenait la porte. Les dénommés Drukda et Chig Rohir attendaient déjà dans la salle austère. Le mobilier était pourtant fastueux, bien que peu abondant : une large table sculptée dans de l’ébène d’Ifaestyr trônait en son centre, entourée de quelques chaises imposantes d’une teinte semblable. Seuls les portraits et les tentures dorées recouvrant certains murs égayaient le lieu. Sur chacune d’entre elles, une gigantesque abeille aux ailes à demi déployées était brodée.

L’Empereur les observa se lever et s’incliner respectueusement devant lui, avant même qu’il n’eût franchi le seuil de la porte. Lorsqu’ils se furent redressés, il plongea son regard perçant dans les yeux bridés de Drukda, si bridés qu’ils paraissaient impénétrables. C’était une des nombreuses particularités des Dongāriens, les elfes de l’air. Jurgen le dévisagea avec insistance, cherchant à déceler ses arrière-pensées. Cela ne lui demanda que peu d’efforts. La flamme qui y brillait et ses traits figés trahissaient une véhémence vindicative.

D’ailleurs, c’était certainement ce caractère sanguin qui l’avait incité à rester debout plutôt que de s’asseoir en imitant le chig, comme l’aurait voulu le protocole.

– Votre Altesse, avez-vous reçu mon message ?

Sa longue chevauchée n’avait aucunement calmé son empressement, pas plus qu’elle n’avait tempéré l’ire qui grondait dans sa voix. Il portait toujours sa robe de voyage aux pans couverts de boue, détonant avec les soieries aux couleurs chatoyantes qu’arboraient l’Empereur et le chig.

– Oui Drukda, assieds-toi.

Il hésita quelques instants, puis finit par s’exécuter. La colère déferlait encore en lui avec tant d’intensité qu’elle débordait de son être à chacune de ses expirations.

Chig Rohir l’observait avec un calme imperturbable qui ne semblait pas uniquement résulter de son âge avancé.

– Nous ne pouvons pas nous laisser insulter de la sorte ! Ils n’ont pas le droit d’agir ainsi, envoyons sur le champ nos meilleurs soldats et faisons-leur prendre conscience de leur trahison ! s’emporta Drukda en haussant vivement le ton.

Jurgen s’assit à son tour autour de la table. Une expression soucieuse avait assombri son visage, dénotant l’inquiétude que lui inspirait cette affaire. La question lui semblait aussi épineuse qu’un sapin, et en avait d’ailleurs la senteur.

– Qui a insulté qui ? l’interpella Chig Rohir. N’ayez pas l’arrogance de mêler vos problèmes à ceux de l’Empereur.

Il avait parlé froidement, chargeant l’atmosphère d’encore plus de tension.

– Bien sûr ! C’est mon fils, la première victime de cette trahison. Mais il ne s’agissait pas là d’une union ordinaire. Et vous ne pouvez pas ignorer les enjeux de cette alliance. Il n’est pas question d’un simple contentieux entre nos deux familles, c’est tout l’Empire qui est menacé !

Drukda ponctua son élocution d’un coup de poing ferme sur la table, faisant sursauter l’esclave au fond de la pièce.

– Pour qui vous prenez-vous ! N’oubliez pas que c’est à l’Empereur que vous vous adressez ! s’indigna Chig Rohir en se redressant de toute sa hauteur. Vous nous insultez déjà en vous présentant vêtu de ces fripes répugnantes, qui empestent la gueuserie à mille pas ! Cessez d’arborer cet air impérieux en la présence de Son Altesse ou c’est au cachot que vous finirez !

Un sourire presque imperceptible avait étiré les lèvres de Jurgen, visiblement amusé par la remarque du chig.

– Je me montre ainsi au Conseil car la situation est urgente. Et je suis étonné que rien n’ait encore été envisagé ! répondit Drukda en se levant brutalement. En faisant disparaître la fille de leur Chef, les Loeknohriens nous rient au nez. Ne voyez-vous donc pas qu’il s’agit-là d’un coup monté pour garder la gemme sur leurs terres ? Combien de temps continuerez-vous d…

Il s’interrompit d’un coup. Pourtant, ses lèvres n’avaient pas cessé de bouger. Son visage s’était crispé et son teint légèrement hâlé virait maintenant au rouge. Malgré tous ses efforts, l’air demeurait figé autour de lui, refusant de s’infiltrer en lui. Il releva son regard vers Chig Rohir, qui le dominait de plus d’une tête. Pensait-il réellement pouvoir le faire taire par sa seule maîtrise de leur élément ? Drukda explosa de rage.

Il fit alors quelques mouvements de ses bras, aussi vifs que précis. Un brusque coup de vent se créa entre lui et le chig, ébouriffant la longue barbe lisse et les cheveux opalins de ce dernier. Le chapeau carré qui couvrait sa tête, symbole de son appartenance à l’Oracle, s’était même retrouvé à terre.

– Il suffit !

La voix de Jurgen avait grondé, avec plus de force que le tonnerre. Il avait préféré intervenir avant que la colère de son conseiller ne fasse bouillir son sang-froid si légendaire.

– Je vous prie de m’excuser, se corrigea Drukda, s’inclinant en signe de soumission. Je me suis laissé emporter par mon indignation de voir ces barbares s’imaginer au-dessus de l’Empire.

– Vous croyez-vous dans une arène ? reprit Jurgen, récriminant autant Drukda que Chig Rohir.

Ce dernier avait ramassé son chapeau et s’était rassis, impassible.

– Cette histoire n’aura d’incidence sur l’Empire que si la fille réapparaît, reprit finalement Jurgen. Mais alors, le mariage avec ton fils pourrait quand même avoir lieu.

– Votre Altesse. Jamais je ne pourrais maintenir un tel arrangement, s’offensa Drukda. Seuls les Dieux seraient témoins de ce que ces barbares lui auraient fait… Jigme ne pourrait être marié à une misérable que je ne sais combien de fils de porchas auraient souillée ! Cela salirait son nom autant que ses draps.

– N’est-ce donc pas pour sa gemme que tu t’intéresses à cette vilaine ? Qu’il la prenne comme concubine…

– L’Héritier ne serait alors qu’un bâtard.

L’Empereur exhala son agacement à travers un long soupir.

– Certes, admit-il. Mais rien ne nous prouve que ce soit un fait des Loeknohriens. Thidrik n’a aucun avantage à ce que sa fille disparaisse. Et je ne doute pas qu’il ait déjà tout mis en œuvre pour la retrouver.

– Il n’a aucun intérêt à ce qu’elle réapparaisse, corrigea Drukda. Votre Altesse, vous seriez étonné d’apprendre ce que mon don m’a enseigné sur la perfidie de certains elfes en percevant leurs pensées.

En confiant cela, il avait effleuré du bout des doigts la petite gemme incrustée dans son front. Son fragment de pierre était peut-être le plus mystérieux des douze. Sa couleur était unique, indescriptible, tout comme celle de ses yeux. Drukda était l’Héritier des Gémeaux.

– As-tu vu quelque chose ? demanda finalement Jurgen en se tournant vers le chig.

Comprenant que l’Empereur étudiait enfin la situation avec sérieux, les yeux iridescents de Drukda, semblables à deux labradorites, étincelèrent d’une complaisance malicieuse. Il exultait intérieurement, débordant d’espérance.

Il ne cherchait plus d’arrangement. Ce qu’il voulait, c’était une guerre. Mais l’Empereur était-il prêt à dépoussiérer les épées de guerre oubliées depuis près de deux siècles ?

– Rien d'exploitable, répondit le chig. Mes précognitions sont troubles. Il se passe quelque chose, c'est certain, mais je ne saurais dire si c'est lié à la fille de Thidrik. Toute interprétation serait hasardeuse.

– Nous avons quelques elfes sur place à Loeknohr. Nous allons attendre leur rapport et préparer une armée en cas de besoin.

Jurgen s’interrompit pour dérouler l'un des parchemins qu'il avait amenés, le fixant avec une attention accrue.

– Si nous devions mener une offensive sur leurs terres, nous n'aurions aucune chance de les faire ployer, reprit-il. Nos forces sur place sont presque nulles et leur territoire est trop vaste et hostile. Ces sauvages errent encore à travers leur île à la recherche de gibier. Nous ne saurions même pas où attaquer.

Sa voix, son regard, son sourire, toute son attitude affichait un dégoût manifeste envers ce peuple qu'il considérait avec guère plus d'estime qu'il n’aurait accordée à des animaux, ou à des humains. Jurgen n'avait jamais vu en eux que des pillards sanguinaires qui n’aspiraient ni au progrès ni à la civilisation ou au confort que l'Empire pouvait leur apporter.

– Les Myselthiens sont plus proches, ils pourraient nous porter main forte, suggéra Drukda en se levant pour aller chercher de quoi se désaltérer le gosier.

Il sortit trois coupes en argent du buffet sur lequel se trouvait une jarre et, ignorant complètement la proposition d'aide de l'échanson, dont il volait assurément le rôle, il les remplit du précieux nectar à la couleur pourpre.

– Certes les Myselthiens participeraient à l’offensive, mais ils n'ont pas une meilleure connaissance que nous de Loeknohr, soupira l'Empereur.

Un long silence s'ensuivit. Toute offensive semblait vaine et le sentiment de colère que Drukda venait tout juste de parvenir à chasser montrait déjà de premiers signes de reconquête.

– Si nous n'avons pas un savoir assez grand de leur territoire, il faudrait les contraindre à en sortir. Mener l'attaque où nous avons le plus de chances d’être victorieux, annonça alors Chig Rohir. Sur notre continent. Mais je me dois de vous rappeler, Votre Altesse, qu'engager tous ces moyens coûtera très cher à l'Empire. Et tout cela ne repose pour le moment que sur des suppositions.

Drukda, qui venait de ramener les trois coupes, s'était rassis et semblait fixer le chig avec une expression hostile.

– Le coût de la préparation d'une guerre n'est rien, comparé à celui de la défaite, déclara-t-il d'un ton grave, soutenant son regard. Donnons-nous les moyens de vaincre.

– Nous pourrions réunir un Conseil militaire avec Athán, coupa l’Empereur. Il est prometteur, mais manque encore d'expérience pour gérer à lui seul une guerre en tant que Chef des Armées. Tu resterais avec lui et lui prodiguerais tes conseils. Quoiqu’il en soit, nous enverrons un espion parmi les Loeknohriens. Il faudra choisir un de nos officiers les plus talentueux, tout en sachant qu'il ne nous reviendra certainement pas.

– Je pense connaître un garçon dont le profil serait parfait, affirma Drukda en portant sa coupe à ses lèvres.

– Et qu'en serait-il d'Isenza ? s’enquit Chig Rohir.

Isenza n’était pas seulement l'épouse de Thidrik, le Chef des Clans de Loeknohr, mais également la nièce de Jurgen.

– Je ne doute pas de sa loyauté envers l'Empire, mais sa mission en s’unissant à Thidrik était de l'influencer pour civiliser un peu ces sauvages. Elle n’en semble manifestement pas à la hauteur. Famille ou pas, nous ne pouvons pas encourager l'incompétence.

Soudain, un grand fracas les fit tous trois sursauter. L'échanson, qui venait de goûter une gorgée du précieux breuvage, comme il était d'usage qu'il le fasse, s'était écroulé lourdement, emportant la jarre dans sa chute. Celle-ci s'était brisée en mille éclats, une traînée pourpre commençait à se répandre sur les dalles. Son corps convulsait dans tous les sens, comme s'il était en prise à une attaque mentale.

Le chig s’en approcha pour tenter d’en identifier la cause. Après de violents tremblements, l'esclave s'était enfin immobilisé dans une position agonisante. Son visage s'était éteint dans une expression de douleur lancinante. De fines bulles mousseuses continuaient de se former au coin de ses lèvres, jusqu'à déborder et s'épancher le long de sa joue.

– Je ne connais qu'un seul poison qui puisse avoir un effet aussi fulgurant, annonça-t-il en se relevant au-dessus du corps inanimé de l'échanson. Du kuoleblek. Quelques gouttes suffisent à tuer un elfe.

– Et d'où vient-il ? questionna Drukda en posant la coupe dont il n’avait fort heureusement pas goûté le contenu.

– On n'en trouve que dans les lacs de Loeknohr.

Un lourd silence s'installa dans la salle de conseil.

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CrazyFeathers
Posté le 23/06/2024
Salut !

Okay, le chapitre est pas facile à lire. C'est déjà la troisième fois qu'on change de setting et de personnage en trois chapitres, je pense que ça n'aide pas à bien s'accrocher. Beaucoup d'informations, de noms et de lieux obscures sont donnés très vite et ça reste assez confus. A la fin on arrive un peu à se raccrocher mais c'est pas évident.

Le pouvoir des gemmes reste encore très opaque finalement, ça serait sympa d'en donner un peu plus en terme d'informations dans les prochains chapitres.
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