La taverne s’appelait La belle descente. Un nom qui sentait la bière éventée, les ivrognes loquaces et les bagarres inutiles. Exactement le genre d’endroit qu’elle détestait mais ce soir, elle n’avait pas le choix. C’était là que son client lui avait donné rendez-vous.
La pluie martelait le toit comme un tambour de guerre, et l’odeur de boue mouillée s’infiltrait jusque dans les poutres noircies. Une bourrasque souleva sa cape détrempée quand elle poussa la porte de l’établissement. Un feu maigre luttait dans l’âtre, jetant des ombres maladroites sur les visages. Personne ne leva les yeux quand elle entra. Elle était pourtant difficile à ignorer : manteau de cuir noir, grande silhouette aux épaules raides, des bottes crottées jusqu’aux genoux et un marteau attaché dans le dos, bien visible. Son regard balaya la salle tel un prédateur : froid et précis.
Elle s’installa dans un coin sombre, dos au mur, face à la pièce. Vieille habitude. Toujours voir les entrées. Toujours prévoir une sortie.
Le tavernier s’approcha lentement, son ventre rebondissant à chacun de ses pas. Il jeta à peine un regard à son marteau, habitué à voir toutes sortes d’extravagants entrer dans son établissement. Il demanda ce qu’elle voulait. Elle répondit :
— Rien. J’attends quelqu’un.
Et le regard qu’elle lui lança suffit à le convaincre de ne pas poser de questions.
Elle s’installa bien au fond de sa chaise, croisa les bras et reprit son inspection. Le bruit ambiant reprit, mêlé de murmures et de craquements de chaises. Le genre d’endroit où les secrets s’échangent entre deux gorgées de mauvais vin et où les gens font semblant de ne pas voir ce qui mérite d’être vu.
Elle, elle voyait tout.
Elle s'autorisa un bref coup d’œil vers la porte. Toujours personne. Elle songea à partir. Elle aurait pu. Elle le faisait parfois. Mais pas ce soir. Ce soir, elle avait besoin d’or. Et, à vrai dire, d’un peu d’action.
La porte s’ouvrit une nouvelle fois. Une silhouette mince, encapuchonnée, hésita sur le pas de la porte. Elle leva un sourcil.
Enfin.
Le jeune homme enleva sa capuche et se dirigea vers le comptoir. Elle prit le temps de le jauger un instant. Sa cape était de belle facture et ses bottes en cuir n’étaient pas souillées, il avait dû faire le trajet à cheval. Il y aurait de l’or à la clé. Elle se permit un sourire cupide avant de lui faire signe.
Le client s’installa en face d’elle, la regarda mais détourna rapidement les yeux quand son regard se posa sur son visage. Sa vieille cicatrice qui lui barrait la moitié du visage faisait souvent cet effet et elle adorait ça. Rien de tel qu’un client mal à l’aise et qui avait peur d’elle, cela lui laissait plus de chances de négocier son prix.
Après quelques instants d’hésitation, il osa enfin demander :
— Vous êtes bien Varn, la tueuse de monstres ?
— Est-ce que tu vois quelqu’un d’autre dans cette foutue taverne qui aurait les capacités de tuer un monstre ?
Troublé par sa réponse, le client rougit et resta coi.
— On va se regarder dans le blanc des yeux toute la journée, ou tu comptes m’expliquer pourquoi je suis là ? Tavernier, lança-t-elle en se tournant vers le comptoir. Apporte une chope de bière à mon ami, ça lui déliera peut-être la langue.
Le tavernier avança en trainant les pieds et apporta une chope de bière remplie à ras bord. Le jeune noble le remercia et prit une gorgée. Il baissa les yeux sur la table, comme s’il pesait ses mots. Puis, enfin, il souffla d’un ton sec, presque inaudible :
— Ma fiancée a été enlevée. Il y a trois jours.
Varn le fixa, sans réagir, attendant la suite.
— Nous avions rendez-vous dans la forêt pour… Enfin je veux dire que nous n’avions pas le droit de nous fréquenter avant notre mariage mais j’avais écrit une lettre à Adélie, je veux dire ma fiancée, et elle a voulu me voir. Donc nous avions convenu d’un rendez-vous secret dans la forêt pas très loin de mon domaine…
Varn bailla ostensiblement. Elle n’avait aucune patience pour les lamentations. Ce genre de nobles dramatiques n’étaient pas rares et ils pensaient que de l’or et des promesses suffisaient à résoudre tous les problèmes du monde. Bon sang, il allait falloir qu’elle l’écoute jusqu’au bout. Elle avait besoin de cette prime, et les monstres ne se tuaient pas à crédit. Elle sortit de ses pensées et reprit le cours de l’histoire de son client :
— Une bête. Une créature… grande comme un ours, mais noire comme la nuit. Elle a pris Adélie dans la forêt. J’ai couru, mais mes jambes… Je ne pouvais pas bouger. Elle a crié. Et puis plus rien. J’ai offert une récompense… une somme considérable pour sa vie.
Il leva les yeux, visiblement nerveux, son regard fuyant.
— Vous la retrouverez, n’est-ce pas ? Vous savez comment faire.
Varn écarta sa chope du bout des doigts et se pencha en avant, croisant les bras sur la table poisseuse.
— D’accord, soupira-t-elle. Dis-moi exactement où c’est arrivé. Et ne me dis pas "dans la forêt", je ne suis pas devineresse. Il y avait un sentier, une clairière, un foutu caillou avec une forme de crapaud, n’importe quoi ?
Le jeune homme hocha la tête avec empressement.
— Il y a un vieux sanctuaire en ruine. Juste avant la rivière qui coupe la forêt en deux. Nous devions nous retrouver là. C’est là qu’elle… qu’elle a été prise.
Varn fit claquer sa langue, agacée.
— Génial. Un sanctuaire abandonné au milieu d’une forêt infestée. Ça pue le mal ancien à plein nez. Tu n’as pas pensé qu’il y avait peut-être une bonne raison pour laquelle personne ne s’y rendait plus ?
Il resta muet. Elle se leva lentement, accrochant son marteau dans son dos.
— J’irai jeter un œil. Mais si c’est juste une histoire de jeune fille en fuite qui en avait marre de ton parfum de noble, tu payeras double.
Le noble blêmit mais acquiesça.
— Je vous promets que ce n’est pas ça. J’ai vu… ses yeux. La créature. Ils brillaient comme des braises mortes.
Varn s’arrêta net. Un frisson lui remonta l’échine malgré elle. Elle détestait ces détails. Ceux qui sonnaient juste. Trop juste.
Elle grommela dans sa barbe et se dirigea vers la sortie.
— Prépare ta bourse, petit seigneur. Si ta fiancée est encore en vie, je la ramènerai. Si elle ne l’est pas… je t’apporterai une preuve.
Elle poussa la porte de la taverne du pied, et un souffle d’air glacé lui fouetta le visage. Le ciel s’assombrissait déjà. Bien sûr qu’il ferait nuit. Toujours la foutue nuit, quand il s’agissait de monstres.