Varn avançait lentement sur la route. Elle n’avait pas envie de se presser, elle devait d’abord réfléchir à quelle sorte de monstre elle allait devoir se frotter et quel serait son plan d’attaque. Elle récapitula les indices qu’elle possédait : une jeune fille enlevée la nuit, dans une forêt ancienne… Et si les yeux du petit seigneur disaient vrai… alors elle savait. Ce n’était pas une simple créature. C’était elle. La Mère-Nuit.
Une créature ancienne, presque oubliée. Elle ne chasse pas. Elle attire. Par des visions, des rêves, des souvenirs doux comme le velours. Elle tisse des fils invisibles dans l’esprit de ses proies, les guidant jusqu’à son antre. Là, elle les enveloppe dans des cocons de soie sombre et leur offre ce qu’ils désirent le plus : une illusion parfaite. Un monde construit à partir de leurs souvenirs, de leurs peurs et de leurs espoirs.
Les rares survivants parlent d’un sommeil sans fin, d’une douceur toxique, de voix qui chantent dans l’obscurité…Mais personne ne revient indemne. Et parfois, ceux qui s’éveillent ne sont plus vraiment humains.
Elle l’avait entendue nommer une fois, quand elle était enfant. Un murmure dans l’obscurité d’un campement, entre deux cris de bêtes. Une histoire qu’on raconte aux gosses pour les faire taire… ou pour les préparer au pire. Elle sentit une pointe glaciale au creux du ventre. Rien qu’un instant. Un soupçon de peur, qu’elle balaya aussitôt d’un juron.
Elle arriva aux abords de la forêt. La nuit était presque d’encre, la lune ne projetait qu’un halo pâle qui éclairait faiblement le sentier. Elle progressait lentement, sur le qui-vive. Pas un bruit n’émanait des bois, pas même le ululement d’une chouette. Evidemment les monstres adoraient faire dans le mélodrame. Elle continuait d’avancer quand elle entendit un bruissement de feuilles sur sa droite. Elle se retourna, marteau au poing. Elle vit une ombre passée rapidement devant elle. Ce n’était qu’un renard qui courait se réfugier dans un buisson, effrayé par sa rencontre importune avec la chasseuse de monstres. Varn relâcha son souffle et secoua ses épaules. Ce n’est quand même pas un renard qui allait lui faire perdre ses nerfs. A ce rythme-là, elle allait bientôt hurler en voyant une brindille. Quand elle se tourna vers le sentier pour reprendre sa route, une silhouette se tenait là. Une toute petite silhouette que Varn aurait reconnue entre mille.
— Enfin te voilà Varn ! Ca fait des heures que je te cherche ! Tu t’es bien cachée cette fois-ci.
Même sa voix était identique. Varn retint ses larmes et essaya de garder son sang-froid devant la réplique exacte de sa petite sœur, Leana.
— Allez viens avec moi, j’ai quelque chose à te montrer.
La silhouette se tenait là, si semblable à Leana… Un instant, Varn eut le souffle court, la gorge nouée. La petite main qu’elle avait cherché à saisir dans la nuit, avant que… Avant qu’elle ne disparaisse sous les griffes du monstre, et que Varn n’ait rien pu faire, si ce n’est hurler et courir. Le silence de la forêt, le cri d’agonie. La douleur frappait avec la même violence qu’il y a des années. Mais ce n’était pas Leana. Ce n’était pas elle. Ça ne pouvait pas l’être.
— Bien essayé monstre ! Mais ce genre de manipulation ne fonctionne pas avec moi.
Varn se ressaisit et continua sa route d’un pas décidé en traversant l’image de sa sœur qui s’évapora. Elle détestait les monstres qui manipulent l’esprit. Ils étaient toujours les plus retords et adoraient se délecter de ses regrets et de sa culpabilité. Mais manque de chance pour la Mère-Nuit, Varn était depuis longtemps insensible à ce genre de tours de passe-passe. Mais la bête ne se laissa pas abattre si facilement. Elle changea de visage encore et encore, chaque apparition étant plus insistante, plus intrusive que la précédente. “Tu n’as pas pu la sauver”, souffla la voix de son mentor. Varn se ferma, se concentrant sur chaque pas qu’elle faisait, sur ce qui était réel. Tout portait à croire qu’elle marchait dans la bonne direction.
Ses pas la menèrent vers le vieux sanctuaire. Les pierres anciennes du sanctuaire se dressaient devant elle, comme des spectres figés dans le temps. L’air était lourd, oppressant, une sorte de présence invisible rôdait autour d’elle, se faisant sentir à chaque respiration. C’était là, elle en était sûre. Le repaire du monstre.
Elle inspira un bon coup et descendit dans l’obscurité du sanctuaire. Une brise glacée soufflait, sifflant à travers les fissures, apportant avec elle des murmures incompréhensibles. Chaque pas de Varn résonnait lourdement dans le silence oppressant, comme si le sol lui-même voulait l’avertir. Ce n’était pas un endroit oublié, mais un refuge pour l’horreur. Elle arriva dans une salle circulaire éclairée faiblement par la lumière de la lune qui entrait par le trou béant du plafond. La scène qu’elle découvrit ne l’étonna guère. Des cocons éventrés gisaient sur le sol, des pauvres âmes que la Mère-Nuit avait dû dévorer il y a peu de temps. Devant elle, un seul cocon était encore debout, accroché à des centaines de fils qui formaient une immense toile. Elle pouvait voir le visage de la victime à travers le cocon, une jeune fille. Sûrement la fiancée du jeune noble. Son visage était paisible, elle semblait dormir d’un doux sommeil sans rêves. Elle avait l’air encore vivante.