Chapitre 1 - La distribution des étoiles

Par joamika

La salle du Cérémonial était une immense pièce très large située au centre du château. Le plafond était remarquable : particulièrement haut, il était vallonné de nombreuses voûtes qui tombaient au sol par de longs piliers ornés. Bien que les pierres à l'extérieur du bastion étaient ocres, celles qui habillaient l'intérieur de cette salle luisaient d'un étrange reflet bleuâtre provenant de la tapisserie : le plafond était peint d'un bleu cobalt qui lui donnait une dimension infinie. De part et d'autres de la peinture vespérale figuraient des étoiles et le dessin de leur constellation, et celles-ci brillaient comme si elles étaient réelles. Malgré la lumière qu'elles dégageaient, la pièce devait demeurer sombre car des lampes à huile fixées aux piliers avaient été allumées. Elles éclairaient la foule d'un éclat ivoire qui donnait au lieu des allures mystiques. 

Quand la procession – guidée par le petit alchimiste à la barbe grise qui les avait accueilli à l'entrée – arriva vers le fond de la salle, ce dernier leur demanda d'ôter leurs capuchons. Noelani distingua enfin ses compagnons ; leurs cheveux blonds, blancs, noirs ou bruns, leurs regards impatients et leurs sourires nerveux. Elle passa une main dans sa chevelure de feu pour se donner une certaine contenance, mais elle devait avouer qu'elle était elle-même toujours très anxieuse, et ce même si le fait d'avoir vu une vouivre de si près quelques minutes auparavant aurait dû rendre le plus trouillard d'Avalgard impassible devant un si faible danger. En soi, Noelani n'avait pas peur – pas comme elle s'était sentie en observant le dragon étrange tout à l'heure – elle avait simplement le trac.

Le Cérémonial était l'un des événements les plus importants de la vie d'un Avalgardien. Il marquait le début des études approfondies, l'évolution avant l'âge adulte, la rencontre des personnes qui partageraient le reste de notre vie et, bien-sûr, c'était par cette célébration que l'on recevait son étoile. L'être céleste qui nous protégerait des éventuels dangers, nous conseillerait lors des moments de doute, nous visiterait en rêve pour nous révéler notre destinée. De quel astre allait-elle hériter ? A quoi ressemblerait sa constellation ? Quel serait son nom ? Qu'allait-il lui enseigner ? Serait-elle d'énergie féminine ou masculine ? Tant de questions se bousculaient dans la tête de Noelani, et elle ne doutait pas que ce fusse également le cas de ses faux jumeaux.

Elle n'eut cependant pas le loisir de continuer à descendre la spirale de ses pensées car une femme pâle tel un fantôme fit irruption dans la pièce comme par magie. Tout le monde retint son souffle en la reconnaissant : il s'agissait de Radrel Magenta, la directrice de l'école dont la renommée était internationale, que l'on vienne de Saulimar ou d'un autre pays. Les directeurs d'écoles des autres contrées pouvaient avoir une réputation bien moins brillante ; certains étaient tellement vieux qu'ils étaient incapables d'accueillir les élèves pour le Cérémonial. 

C'était une jolie femme, élancée, aux cheveux blancs très courts et aux yeux émeraude. Ses pommettes, comme ses épaules, étaient saillantes. Elle portait une robe pourpre fascinante : elle débutait par un col composé de diamants très fins, comme une cotte de mailles scintillante, qui tombait au niveau de la poitrine en un tissu mi-rouge mi-violet aérien. Elle ressemblait à une nymphe.

Elle saisit un bâton savamment décoré de pierres précieuses et de perles, lui fit faire un large mouvement qui semblait dessiner un cercle invisible, et une immense boule de cristal jaillit du sol, claire et transparente comme de l'eau de roche. Noelani poussa une exclamation émue devant ce spectacle magnifique, comme une poignée de ses camarades, tout aussi surpris et curieux.

— Bonjour à tous, prononça alors Mme Magenta d'une voix si fantastique que des sirènes en auraient été jalouses, je suis Radrel Magenta, directrice de Wanwerra, l'Ecole des Arcanes, depuis cinquante-cinq ans. Vous avez tout à l'heure fait la connaissance du professeur Baeldin Redram, qui enseigne la dracologie.

Le petit vieillard, qui se tenait à la gauche de la directrice, bomba fièrement le torse.

— Bienvenue dans votre nouveau cycle d'études. Vous resterez ici jusqu'à vos vingt ans, âge auquel vous pourrez convoiter les postes les plus avancés d'Avalgard et accomplir votre destin. Et vous ne connaîtrez votre destin...

— Seulement après avoir reçu votre étoile gardienne, compléta une autre femme, d'allure plus humaine, qui arrivait derrière l'amas que formaient les futurs élèves d'un pas vif.

Radrel Magenta hocha poliment la tête et fit une place à la nouvelle venue devant la boule de cristal.

— Je vous présente Disra Leporis, professeure d'astrologie.

Cette dernière semblait pleine d'énergie. L'œil alerte, ses cheveux noirs en bataille, elle semblait être capable de repérer le moindre mouvement que les gens faisaient et de remonter à la nage toute la Tistalis pour atteindre le Lochsy en une nuit. Son air sauvage et bouillonnant ne lui ôtait cependant pas une autorité certaine, qui se lisait dans sa petite bouche crispée et la couleur d'encre de ses yeux, presque aussi sombres que sa chevelure.

— Bonjour, les enfants. C'est moi qui m'occupe du Cérémonial. Je suppose que vous savez comment le rite fonctionne ?

Un grand silence accueillit sa question. Personne ne semblait le savoir – pas même Noelani – et, s'ils y en avaient qui en avait un tant soit peu connaissance, ils devaient être trop impressionnés par les professeurs, la salle ou la boule de cristal et restèrent muets. Disra Leporis esquissa un rictus amusé.

— Je m'en doutais. Eh bien, chacun d'entre vous va passer devant cette boule de cristal. Je dessinerai le symbole du Cérémonial sur sa surface, et elle fera apparaître le nom de votre étoile en langue ancienne et sa constellation. Merci de garder le silence pendant l'opération, la boule de cristal a besoin de calme pour se concentrer.

La professeure frappa deux fois le dessus de la boule, comme si elle toquait à une porte, et celle-ci s'illumina légèrement.

— Malise Abrayon, commença-t-elle à appeler après avoir sorti un parchemin de la poche de sa veste.

Cette dernière s'avança prudemment près de la boule, Mme Leporis dessina le symbole sur le verre avec ses doigts, et des lettres incompréhensibles s'affichèrent vaguement, comme si elles étaient écrites sur un papier placé sous l'eau. Les contours d'une femme tenant une lyre dans ses bras s'esquissa juste en-dessous. Malise attendait le verdict de la professeure, qui clama :

— Félicitations, mademoiselle Abrayon. Votre protectrice est Vega, l'étoile la plus brillante de la constellation de la Lyre.

Malise sauta de joie et tout le monde, impressionné, l'applaudit avec ferveur. L'instant était magique : chaque élève découvrait en même temps que les autres son astre et celui des autres, et une curiosité frénétique s'était emparée de tous les faux jumeaux. Noelani elle-même ne ressentait plus le trac, elle était simplement ravie d'être ici, admirative devant chaque nouvelle étoile se révélant à ses compagnons et surexcitée à l'idée de rencontrer la sienne.

Quand Mme Leporis appela « Noelani Midelia », elle sentit son cœur battre à tout rompre. La joyeuse humeur de ses camarades ne s'était pas dissipée, et de larges sourires emplis de félicité l'encouragèrent quand elle traversa la foule pour rejoindre la boule de cristal. La professeure d'astrologie fit les mêmes gestes que précédemment devant le regard aimable de Mme Magenta et celui plus sérieux de M. Redram, et le verre s'éclaira. Noelani vit les lettres illisibles se dévoiler, accompagnées par l'image d'une bête majestueuse portant deux cornes avec fierté : un taureau. Tout sourire, impatiente de connaître le nom de son gardien, elle releva les yeux vers l'astrologue et sa joie fana immédiatement.

Mme Leporis avait l'air soucieux et décontenancé, comme s'il venait de se produire quelque chose qui n'était pas supposé arriver. Elle cligna plusieurs fois des yeux, l'air perturbé, tandis que Noelani entendait derrière elle des chuchotements s'élever, produits de l'incompréhension générale. Ses mains se mirent à trembler.

— C'est... C'est impossible, murmura Disra, et une exclamation de surprise se fit entendre chez les faux jumeaux de Noelani dans son dos.

— Que se passe-t-il, professeure ? demanda courageusement Noelani, qui tentait de se raisonner.

Il ne pouvait pas y avoir de problème, cela faisait des millénaires que le Cérémonial se tenait et jamais il n'y avait eu de soucis. Il était donc impossible que cela fut son cas ; il devait simplement s'agir d'une erreur, ou au contraire, son astre était tellement merveilleux que c'en était peut-être surprenant et avait pris la professeure au dépourvu.

Pourtant, cette dernière ne répondit pas, elle était comme figée, et ses yeux toujours sur le qui-vive semblaient voir des choses invisibles à l'œil nu.

— Disra ? questionna Mme Magenta avec prudence.

Elle finit par reprendre ses esprits.

— Ce n'est rien, je crois que j'ai fait une erreur dans le symbole, s'excusa-t-elle nerveusement.

Noelani, qui avait retenu son souffle jusqu'alors, inhala enfin. C'était exactement ce qu'elle avait imaginé, et elle n'en voulait pas à la professeure : une erreur pouvait toujours arriver, surtout après des années, et elle ne savait rien de la vie de Leporis : qui sait si elle n'était pas fatiguée ou déconcentrée pour une quelconque raison – préparer l'arrivée de nouveaux élèves pouvait se révéler être une tâche éreintante. Elle se força à sourire.

Mme Leporis dessina le symbole de nouveau, l'intérieur de la boule de cristal se brouilla, et exactement les mêmes inscriptions apparurent sur celle-ci. Noelani laissa échapper de ses lèvres un petit cri de surprise, et la professeure recula en titubant, l'air plus chamboulé que jamais. Mme Magenta et M. Redram s'étaient approchés pour lire eux aussi l'image sur la boule avec une inquiétude non-dissimulée. De nouveaux murmures bruissèrent parmi les futurs étudiants. Puis, Disra articula lentement, comme si elle prenait conscience de la portée de ses mots au fur et à mesure qu'elle les prononçait :

— Noelani Midelia. Ton étoile est Alcyone, de la constellation du Taureau.

A l'entente de ces paroles, les genoux de Noelani fléchirent et elle chuta inévitablement au sol, soudainement plongée dans le noir. Elle pensa que c'était l'effet du stress, les nerfs qui se relâchaient après ce coup de pression subite. Puis elle essaya de rouvrir les yeux, en vain. Elle battit des paupières de plus belle, mais rien n'y faisait : elle était toujours immergée dans une obscurité profonde et oppressante.

Elle sentit une main délicate se poser avec bienveillance sur son épaule et devina qu'il s'agissait de Mme Magenta.

— Est-ce que vous pouvez m'aider à ouvrir les yeux ? lui demanda-t-elle dans un demi-sanglot effrayé. Je n'arrive pas à ouvrir les yeux.

Elle comprit que la directrice avait passé ses deux mains en coupe sur son menton, comme pour tenir son visage vers elle.

— Noelani... souffla-t-elle.

Alors Noelani, en proie à une peur galopante, passa brusquement ses mains sur ses yeux et distingua au toucher qu'ils étaient déjà ouverts. 

C'est à ce moment-là qu'elle réalisa qu'elle était devenue aveugle. 

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