— Cessez de vous dérober, lâche ! Prenez vos responsabilités et épousez ma fille dès aujourd’hui !
Le visage de Monsieur Joseph Ravignant était rouge et gonflé d’émotions. Ses yeux bouffis par des années de bombances luisaient d’une colère véritable. Cependant, un rictus goguenard agitait un coin de sa lèvre molle.
Tibère secoua la tête à la négative, écœuré par la vision de son oncle.
— La mort plutôt que d’épouser Amélie ! s’écria-t-il en croisant les bras, rassemblant tout son courage. Une jument boiteuse vaut mieux qu’elle !
— Vous n’êtes qu’un pleutre ! crachota Ravignant pour réponse.
Tibère observa la stature solide du gros homme : il dépassait l’embrasure de la porte de sa chambrée et une seule de ses mains faisait la taille d’une poêle à frire.
Monsieur Ravignant s’avança, menaçant. Le jeune Tibère frissonna.
— Qui pensez-vous être, petite larve ! Vous devriez être heureux que je vous concède ma fille, après ce que vous lui avez fait ! Je le répète, prenez vos responsabilités !
— Votre fille n’est qu’une oie stupide ! Et vous…
La voix de Tibère vacilla, il avala sa salive avant de continuer :
— Et vous, vous êtes un escroc et un criminel !
Les joues pendantes de Monsieur Ravignant tremblèrent, secouées par un souffle brûlant :
— Comment osez-vous m’insulter, après tout ce que j’ai fait pour vous ! Espèce d’ingrat ! Vous n’êtes rien, sans moi ! L’héritier des Petremand de Frosnier ? Fi ! Un orphelin, oublié de sa famille, désargenté et sans éducation ! Un vil faquin, voilà ce que vous êtes devenu, malgré tous mes efforts ! Vous m’avez fait la disgrâce de trousser ma fille, il vous faut payer votre faute ! Amélie ne souffrira point de votre légèreté ! Épousez là, j’ai fait venir le prêtre !
— L’héritage laissé par ma mère est pour vous une solide consolation, n’est-ce point ? Depuis toujours…, la voix de Tibère s’étranglait dans sa gorge, depuis toujours, vous n’avez de cesse de piller ce qui me revient de droit ! Vous souhaitez maintenant me forcer au mariage ! Jamais je n’ai touché un seul cheveu d’Amélie, et vous le savez fort bien !
Le nez de Tibère se mit à couler de larmes refoulées. Il s’essuya d’un revers de bras, le cœur soulagé d’avoir enfin dit ce qu’il pensait depuis des années. Cependant, la grimace de Ravignant lui fit ravaler ce moment de bravoure.
L’oncle s’approcha de lui et saisit entre ses doigts énormes, le col de sa chemise froissé. Il le secoua si fort qu’il en perdit la vue quelques instants.
— Je vais vous enfermer dans la cave, c’est là qu’est la place des rats dans votre genre ! Cela vous rafraichira les idées, en attendant l’arrivée du prêtre !
— Je… Je n’épouserai pas Amélie ! répéta encore Tibère, la mâchoire serrée. Je suis l’héritier de…
— Vous n’avez aucun droit, jusqu’à vos vingt-cinq ans, vous ne pouvez accepter un mariage sans mon autorisation ! C’est moi, votre plus proche parent !
— Vous n’êtes pas de ma famille !
— Silence !
Une gifle claqua dans l’air et Tibère s’effondra sur le parquet vermoulu de sa chambre.
Derrière eux, un petit cri horrifié s’éleva. Dans le lit de Tibère Petremand de Frosnier, la jeune Amélie, dans le plus simple appareil, se cachait les yeux.
Depuis le début, l’ensemble des domestiques de la maison de Vaufoynard assistaient à la scène, médusés. La vieille bonne avait été la première à tout entendre, puis avait suivi les autres employés, appelés par Monsieur Ravignant. Tous pouvaient témoigner de l’esclandre.
Déjà, le scandale et la honte parfumaient les couloirs. Le jeune maître Tibère, surpris au lit avec sa cousine ! Une cousine éloignée, certes, mais la fille de son tuteur ! Ces deux-là partageaient le même toit depuis dix années entières… C’était presque un inceste !
Jamais pourtant il ne lui avait manifesté le moindre intérêt, jusqu’à aujourd’hui.
Amélie se lamenta en exigeant que tout le monde se retire. Monsieur Ravignant héla la vieille bonne :
— Allons, vous voyez que ma fille est sous le choc !
La femme aux cheveux grisonnants sous son bonnet de coton s’approcha, embarrassée. Elle enjamba le maître, prostré sur le sol et couvrit les épaules de la demoiselle de son châle. Le visage de cette dernière était grimaçant et rouge de confusion.
— Père, que faire ? Il m’a forcé ! J’ignore ce que contenait ce vin de fraise, mais je vous assure, je n’en ai bu qu’un verre ! Comment puis-je sortir la tête haute de cette pièce ?
Le ton de Monsieur Ravignant se fit plein de sollicitude :
— Soyez sans crainte, ma fille. Ce couard de Tibère a abusé de vous, mais tout rentrera dans l’ordre ! Ce soir, vous vous appellerez Petremand de Frosnier !
Les domestiques se regardèrent, confus. La vieille bonne le vit formellement, aucune larme ne glissait entre les cils de la jeune Amélie. Mais elle préféra replier la tête dans ses épaules plutôt que d’oser dire quoi que ce soit.
— Je suis certain que n’importe quel médecin trouvera un somnifère dans l’un de ces verres ! ajouta Monsieur Ravignant à la cantonade.
— Certes, répliqua Tibère d’un ton acide. Celui que j’ai bu hier soir et qui m’a fait réveiller ainsi, avec votre bécasse de fille nue dans mon lit !
Un coup de pied bien placé réduit le jeune homme au silence.
Tibère, les yeux embrumés, fut soulevé par les aisselles par deux domestiques et amené dans l’une des caves de la maison.
Le jeune homme sentit l’odeur de poussière humide lui piquer les narines. On le déposa au sol et les deux valets refermèrent la lourde porte en chêne sur lui.
L’obscurité enveloppa la pièce. Après de longues minutes à rester allongé, Tibère se redressa.
Il ne put s’empêcher d’éternuer et le bruit résonna en écho dans le cellier de pierre.
Stupide imbécile ! pensa-t-il, comment ai-je pu accepter de boire ce maudit verre avec elle ! J’aurais dû prévoir qu’ils imagineraient cela !
Il remonta son pantalon et boutonna sa chemise jusqu’au col. Ils n’avaient pas hésité à le déshabiller dans son sommeil.
Et si véritablement… Elle avait abusé de moi ? songea-t-il avec épouvante. Je ne me souviens de rien, Seigneur Dieu !
Il repensa au visage d’Amélie, près du sien, quand il avait ouvert les yeux. Une vision d’horreur. Elle dormait paisiblement, avec un sourire satisfait sur les lèvres.
Et ce Ravignant de malheur ! Dilapider son héritage n’avait pas été suffisant ! L’argent, ce n’était pas ce qui lui manquait pourtant !
Ravignant était un cousin lointain de son père, dont il n’avait jamais entendu parler avant le décès de ses deux parents. L’homme s’était présenté comme son tuteur et l’avait envoyé en pensionnat à Paris dès son arrivée. Le garçon n’était revenu à Vaufoynard qu’en de rares occasions… Tibère termina ses classes et le temps lui fit réaliser qu’il n’avait nul talent particulier ni rêve de grandeur. Il aimait sa maison, la campagne et l’idée de résider ailleurs qu’en Touraine l’écœurait. Lors d’un séjour, Tibère lui confia qu’il rêvait de s’établir dans la région, comme ses parents avant lui. L’oncle perfide s’était exclamé :
— Je ne peux décemment pas vous rendre les affaires de votre famille en l’état ! Voyons, il y a tant à faire et sauf votre respect, cher neveu… vous êtes encore bien jeune et inexpérimenté. Laissez-moi vous montrer, avant de me retirer.
Tibère n’avait point répondu. Il se savait effectivement débutant et n’avait jamais rien appris sur la gestion de son patrimoine. Il avait entendu par ses fortunés camarades parisiens que c’était chose courante d’avoir quelqu’un pour s’occuper de cela.
Monsieur Ravignant était déjà si riche et connu de tous dans la région ! Il possédait l'une des plus importantes flottes commerçantes de France, Les Compagnies du Cap Vert, ses navires allaient jusqu'en Chine. Il lui avait fait confiance.
Deux années passèrent et il demeura oisif. Son oncle, sans cesse pris par le travail, n'avait que rarement l'occasion de lui présenter ses manières de régir ses biens. Tibère se contenta d'attendre et de profiter de son temps libre. Appréciant lire des nuits entières ou bien monter à cheval, il ne rencontrait pas grand monde dans les environs de Rochecorbon et ne cherchait point à s’intéresser aux affaires autour de lui. Après sa scolarité au pensionnat, il avait soif de solitude.
L’observant étudier des livres sans arrêt, Ravignant se fit à l’idée que Tibère allait repartir pour Paris pour entrer en faculté et il n'avait de cesse de le pousser dans cette voie. Il lui trouva même une place, dans l'un de ses comptoirs de commerce en Inde. Le jeune homme dut faire face à son insistance.
— Vous devez découvrir le vaste monde, l'univers ne se limite pas à notre campagne, aussi belle soit-elle ! Montez dans l'un de mes navires, celui que vous souhaitez. Il vous emmènera vivre des aventures plus admirables que celles de vos livres.
— Je préfèrerais apprendre comment administrer ma propriété, avant de gérer les affaires des autres..., avait-il répondu avec réticence.
— Certes, mais vous n'êtes pas encore prêt à cela.
Pourquoi son oncle repoussait-il sans cesse leurs leçons ? La raison ne voudrait-elle pas qu'il prenne d'abord ses responsabilités en tant que successeur, avant de courir le monde ?
L’instinct de Tibère lui dicta de demeurer dans la maison de ses parents et tout bascula le jour de ses vingt et un ans. Quand il eut fait part de son souhait de rester définitivement à Vaufoynard, le masque bienveillant de son tuteur éclata. Devenu majeur, Tibère lui demanda de se retirer et déclara qu’il pouvait maintenant gérer ses biens comme il l’entendait… Mais il se confronta à un mur.
Les foudres de Ravignant tombèrent sur lui et l'héritier des Petremand de Frosnier comprit que l’armateur ne lâcherait pas son domaine.
— Mon cher neveu, vous êtes à présent un homme et je vous donnerai les clefs de Vaufoynard en bonne et due forme… cependant, vous devez savoir que la fortune léguée par vos parents n’existe plus depuis longtemps. Il ne reste que des dettes, voyez-vous même ! Vous constaterez que les exploitations de cuivre et la mine d'or de vos parents ne produisent plus rien, et cela, depuis des années !
Avec consternation, Tibère découvrit les comptes de sa famille. Jamais il n'aurait songé que la situation fut si terrible.
— Je m’échine depuis tant d’années à restaurer ce qui vous revient de droit… vous ne pouvez pas, dans votre intérêt, me dire d’arrêter mes travaux ! Pour être honnête, c’est moi qui ai payé vos années d’école ainsi que le maintien de Vaufoynard. L’argent de vos parents ne pouvaient couvrir ces frais.
— Et bien…, avait hésité le jeune homme en plissant des yeux devant les lignes de chiffres alambiqués. Je comprends. Vous avez raison… Je ne peux décemment point exiger cela de vous. Pardonnez ma demande ingrate.
Un étau avait pressé son cœur et cette prise dura des années. Ses parents, dont il avait un souvenir si doux, l’avaient-ils véritablement laissé dans le dénuement ? Son père aurait-il fait l’affront de dépenser tout l’héritage des Petremand de Frosnier ?
Plus Tibère y pensa, plus il réalisa que cela était impossible. Il savait que son oncle s'était fortement enrichi ses dix dernières années grâce à de lourds investissements. Il avait acquis de nombreuses terres, tout en développant son commerce maritime… Il comprit en même temps que Ravignant avait profondément planté ses serres dans les affaires de sa famille, tant et si bien que sa fortune mêlée à la sienne devenait inextricable. Tibère était littéralement tenu par les bourses.
Comment prouver que son oncle le dépouillait ? Pourquoi voulait-il s'approprier ses biens, alors qu'il pouvait soutirer plus d'argent ailleurs ? Vaufoynard était une belle propriété, certes, mais il en existait des plus belles, des plus prestigieuse !
Tibère avait donc fouillé discrètement, pendant les déplacements de Ravignant et les sorties d'Amélie. Il avait découvert, cachés dans la bibliothèque, des documents qui avaient répondu à toutes ces interrogations... Il s’agissait de lettres, de livres de comptes et de nombreux actes de propriétés. Le jeune homme comprit alors que son tuteur avait investi la fortune des Petremand de Frosnier à son profit. Il n'avait pas eu le temps de les voler. Un domestique l'avait interrompu et sans aucun doute dénoncé. Peu de temps après, il se retrouvait drogué et acculé.
Comment prouver que son tuteur le dépouillait ? Il l'ignorait. Monsieur Ravignant était un homme puissant. Sa présence seule faisait trembler le plus solide des gaillards car son physique impressionnait autant que son statut social. Il était l'un des armateurs les plus connus de l'Empire de France et possédait de nombreux navires de commerces, voyageant de la Chine jusqu'aux Amériques en passant par l'Afrique et les Antilles.
Dans ces documents cachés, il avait pu lire que son oncle était un homme à l’influence redoutable et profondément malhonnête. La moitié des marins embarqués naviguaient sur des bâtiments vieillissants et en mauvais états. A cause de la guerre, le commerce maritime était devenu terriblement dangereux…
Seul dans cette cave obscure, Tibère ruminait sa peine et réfléchissait à sa situation. Il avait été soutiré de son argent, de son domaine et maintenant… on essayait de voler sa vertu, de ruiner sa réputation.
— C’est moi et le titre des Petremand de Frosnier qu’il veut posséder ! Eh bien, il n’aura rien de plus ! Amélie est aussi insupportable que lui. Qu’a-t-il hurlé, déjà ? Que je n’avais pas mon mot à dire jusqu’à mes vingt-cinq ans ? C’est ce qu’on verra !
Rassemblant tout son courage, Tibère arpenta les murs de la cave, cherchant à tâtons. Il connaissait la demeure de Vaufoynard comme sa poche. Dans un angle, non loin des jambons de pays abandonné à sécher, un soupirail laissait entrer des rayons de lumière.
En considérant la minuscule issue, Tibère fut pris d’un doute. Quand il était petit, il se glissait entre les barreaux sans soucis. Mais avec sa taille d’aujourd’hui…
Il s’approcha et cligna des paupières pour mieux mesurer. Un grain de poussière lui gratta l’œil, il chassa du bout du doigt la particule.
Dans peu de temps, le prêtre serait là et il n’aurait pas d’autres choix que d’épouser Amélie. Il perdrait tout à cet instant.
Un souffle rauque s’échappa de ses lèvres, il eut à peine besoin de sauter, ses mains saisirent les barres du soupirail.
***
— Quelle tête de mule vous pouvez être ! Vraiment, Louise, j’aurais mieux fait de vous laisser à Calais !
Une mèche de cheveux aveugla Isaure d’Haubersart, qui secoua la tête pour la dégager de son visage. Son regard sombre se posa sur son amie et elle ne put ignorer son visage tordu de douleur.
Un sentiment de culpabilité envahit son cœur, pourquoi avait-elle accepté sa demande ? Reprendre la route dans son état était pure folie !
— Si vous mourez, ma chère, je me fais le devoir de vous enterrer sur place !
— Fi ! grimaça la jolie blonde qui dodelinait de la tête au rythme des pas de sa monture. Je vais bien, ce n’est rien, comparé à ce que j’ai enduré au camp de Bruges !
— Sottises, vous aviez failli périr sur le front, vous avez eu de la chance que le médecin ait eu le temps de s’occuper de vous, à ce moment-là !
— Ce n’est qu’une légère fièvre…
— Seigneur ! Si vous ne trépassez pas en route, ce sera Honorine qui m’arrachera les yeux pour vous avoir permis de venir avec moi, et j’en mourrais à cause de vous !
Louise ricana faiblement :
— Je suis certaine que vous en survivrez…
La lumière rasante rappela aux deux jeunes femmes que le jour touchait à sa fin. À l’aube, elles avaient laissé la chaise de poste pour récupérer deux chevaux dans une auberge. Isaure comprit qu’à leur rythme, elles n’atteindraient pas Couzières avant la tombée de la nuit. Ce n’était pas la perspective de se retrouver seules au milieu des bois qu’elle craignait, elles avaient affronté pire, aux côtés des armées de Napoléon ! Plutôt l’état alarmant de Louise, qui se dégradait chaque heure un peu plus…
— Je n’ai rien d’approprié pour vous soigner… Nous devons trouver une solution.
— Un comble, pour une infirmière ! ironisa la malade.
— Vous avez utilisé toutes les poudres que j’avais… et les vôtres aussi.
Isaure accéléra la foulée de son cheval, elle savait où elles se situaient, c’est à dire au milieu de rien.
— Je ne pourrais point être entre de meilleures mains. Vous saurez quoi faire, si je perds connaissance.
Isaure hésita : fallait-il mieux attacher Louise à sa selle et persévérer tout droit, ou bien s’arrêter ?
— J’ai déjà traversé les eaux du Cher, je peux continuer.
— Comme je regrette que nous n’ayons pas pris la peine de rester à Tours une journée de plus !
Louise, pour toute réponse, vacilla. Isaure eut à peine le temps de tendre le bras pour la retenir. Au travers de son vêtement, elle toucha sa peau brulante.
— Seigneur, la fièvre vous ronge !
Que devaient-elles faire ? Demi-tour ? Elles avaient largement dépassé le dernier hameau, composé de quelques maisons. Le temps de s’y diriger, la nuit aurait fini de tomber.
La jeune femme sentit son cœur s’emballer. Elle ne put s’empêcher de penser à son père Jean Édouard, emporté d’un mal violent. Sa mort remontait à quelques mois à peine, dans un camp de Cordoue. Avait-il eu un médecin, pour prendre soin de lui et le prévenir de souffrir ? Elle en doutait fort.
Isaure redressa la tête et mit pied à terre. Louise marmonnait des mots inintelligibles.
— Ma chère, vous connaissez ces terres mieux que moi. Il y aurait-il un endroit pour nous réfugier ? Un abri de berger, quelque chose ?
— La chaumière abandonnée…, répondit vaguement son amie en indiquant une direction, avant de s'évanouir.
Elle parvint à la retenir et se décida à l’attacher à sa selle. Le soleil se couchait peu à peu et l’ombre des arbres s’étirait sur le chemin. Un vent froid s’engouffra dans leur manteau et souleva les tissus de laine. Isaure, qui en avait vu d’autres, ignora cette sensation désagréable et avança.
Le silence accompagnait leurs pas. Les chevaux, balançant la tête, secouaient quelques fois les oreilles pour chasser les mouches. Dans le noir, elle n’avait pas peur. Elle savait qu’ici, en Touraine, non loin des terres d’Honorine, elles ne risquaient rien. De plus, les armes et fusils rangés dans leur sacoche faisaient d’elles des opposants redoutables. Qu’étaient les bandits de grand chemin, face aux Anglais qu’elles avaient croisés sur le front ?
— Ma chère Louise, pria-t-elle tout haut. Je ne pourrais jamais regarder Honorine et Armand dans les yeux s’il devait vous arriver quelque chose… Même si dans le fond, ils savent à quel point vous pouvez être une tête de pioche.
Son amie lui répondit par des gémissements douloureux. L’entendait-elle ? Elle l'ignorait, mais cela n’augurait rien de bon.
La chaumière abandonnée…, maugréa-t-elle, ça pourrait être n’importe où !
Les deux camarades avancèrent deux heures encore et la nuit eut fini de faire son entrée. Dans l’obscurité cependant, Isaure aperçut entre des arbres le scintillement d’une lueur.
Elle s’arrêta pour mieux voir. Une habitation, enfin !
D’un geste sûr, elle tira les chevaux à sa suite et passa dans un étroit chemin, à peine visible entre les fougères. En approchant, le doute l’envahit, la lumière était vraiment minuscule !
Une bougie, peut-être ?
Subitement, la lueur disparut. Aurait-elle rêvé ?
Déterminée, Isaure continua, les sourcils froncés.
Elle arriva devant une vieille maison. Si sombre, étriquée et petite qu’elle aurait pu avancer sans la voir. Pas de toute, la flamme provenait d’ici.
Sans doute, on a éteint la chandelle quand on m’a entendu venir ! songea-t-elle en s’approchant, le pas décidé.
Elle laissa les deux chevaux derrière elle et Louise assoupis, et d’une main sûre, cogna à la porte tordue de la masure.
Son geste était sec et le bruit résonna dans les cloisons. Elle attendit, le souffle court. Rien.
Isaure frappa de nouveau, plus fort cette fois. La planche trembla sous la force de son poignet.
— Bonsoir ! appela-t-elle avec impatience. Je suis perdue et mon amie est blessée. Pourriez-vous nous donner l’asile pour la nuit ? Nous ne voulons rien de mal.
Et si vous souhaitez nous en faire, vous le paierez cher…, ajouta-t-elle en pensée, un pistolet coincé dans sa ceinture.
Elle entendit clairement un bruit feutré dans la minuscule maison. Sans aucun doute, il y avait quelqu’un.
— Nous ne causerons aucun tort, nous espérons juste un abri pour la nuit ! Nous sommes des infirmières de la Garde impériale, de l’hôpital du Gros Caillou situé à Paris. Nous devons nous rendre à Veigné !
Il faut…
— Nous n’avons rien à vous offrir !
Une voix fluette s’était élevée dans l’air, si frêle qu’Isaure eut un sourire.
— N’aie crainte, mon enfant ! Nous ne voulons rien de mal… Mon amie est blessée et nous avons besoin de soin.
— Partez !
La jeune Isaure sentit la colère lui piquer le nez. Elle jeta un regard vers Louise, qui demeurait inerte. Son sang ne fit qu’un tour.
D’un coup d’épaule, Isaure percuta la porte et arracha la serrure des montants vermoulus. Elle dû baisser sa tête pour ne pas cogner contre l’embrasure et posa sa main sur la crosse de son arme.
— Il s’agit d’une urgence ! s’écria-t-elle en entrant dans petite pièce.
Une buche de bois frôla son crâne et la jeune femme s’écarta d’un coup. Peu effrayée par cette tentative minable de l’assommer, elle avança et attrapa son assaillant par le bras.
Sa poigne se referma sur un poignet plus large qu’elle ne l’avait imaginé. Surprise, mais pas décontenancée, elle tira le violent résident vers elle. Sous l’impulsion, elle put voir son visage.
Ce qu’elle pensait être un enfant était en réalité un jeune homme. Cette fois-ci, Isaure sortit son arme. Immédiatement, l’inconnu s’immobilisa.
Qui était-il ? Un déserteur ? Un condamné en fuite ?
— Que faites-vous là ? interrogea la jeune femme, méfiante.
— Je vous retourne la question, répliqua-t-il d’un ton froid.
— Je vous l’ai annoncé dès mon arrivée. J’ai besoin d’aide et mon amie est blessée.
— Comment ?
— Je répète, je suis…
— Non, comment s'est-elle blessée ?
— Et bien…
Isaure chercha un instant ses mots. Elle ne voulait pas qu’il leur refuse le gite si elle indiquait que Louise était malade. Il prendrait peur, face à une possible contagion.
La méfiance s’afficha sur le visage du jeune homme.
— Cela ne vous concerne point. Vous n’avez rien à craindre ne nous, nous sommes des infirmières.
— Évidemment, des infirmières armées et qui défoncent les portes d’entrée telles des barbares du nord.
Isaure grinça des dents.
— Et vous, qui êtes-vous ? Il ne me semble pas, à votre allure, que vous soyez le propriétaire des lieux. Cette maison est connue pour être abandonnée par les gens du coin, et vous avez éteint votre bougie quand vous nous avez entendus venir.
Il passa sa main dans ses cheveux, visiblement agacé contre lui-même.
— Rallumez votre chandelle, s’il vous plait, demanda fermement Isaure, pointant un angle sombre de la masure du canon de son arme.
D’un geste rageur, les joues rouges, le jeune homme embrasa la bougie. Il fit de même avec ce qui semblait être une cheminée.
Les flammes dorées illuminèrent la pièce. Isaure put enfin distinguer son étrange interlocuteur. Il était maigrichon et ses cheveux châtain ébouriffés le rajeunissaient encore plus. Il portait une chemise délavée et un pantalon crasseux, ainsi qu’une vieille paire de bottes, visiblement trop larges pour lui. Elle renifla, il n’avait rien à voir avec les soldats qu’elle avait l’habitude de rencontrer. Aucun poil ne sortait de son menton, ses joues étaient aussi lisses et roses que le derrière d’un bébé. Il ressemblait à un jeune étudiant, ou bien au domestique d’une grande maison.
— Vous vous cachez, n’est-ce pas ? questionna l’infirmière d’un ton sec.
Son visage creusé devint pâle, mais ses yeux d’une couleur caramel se remplirent de défis.
— Je n’ai rien à me reprocher, rétorqua-t-il simplement.
Sa voix était si pleine de fierté qu’Isaure n’osa rien ajouter. Elle avait bien plus urgent à traiter.
— Je vais amener mon amie. Où est le lit ?
Il pointa du doigt un vieux matelas, posé à même le sol et garni de paille. Isaure ne put se retenir de froncer du nez.
— Je vous garantis qu’il n’y a aucun parasite dedans, informa le jeune homme d’un ton caustique.
— Nous avons vu pire, je vous l’assure.
Tibère ne put s’empêcher de hausser les épaules, mais l’angoisse lui tordit l’estomac : ces deux filles semblaient effectivement venir de loin et avaient dit être attendues quelque part.
À sa manière de parler, cette grande brune devait être une personne ayant reçu une certaine éducation. Elle n'était vraisemblablement pas à sa poursuite, bien que sa mine patibulaire et ses yeux sombres auraient pu la faire passer pour une sauvageonne des bas quartiers. Enfin, le supposait-il, car il n’avait jamais mis les pieds dans un pareil endroit. Il savait que son oncle avait payé des gens pour le retrouver. Si elle l’avait voulu, cette prétendue infirmière l’aurait occis sur le champ.
Il n’avait donc pas le choix, il lui fallait partager cette maudite cabane pour la nuit et dès le lendemain, il reprendrait la route. Ces deux filles parleraient de lui, c’était certain. Il avait appris au contact d’Amélie que les femmes ne savaient pas tenir leur langue. Il n’avait plus qu’à espérer que l’histoire de leur rencontre ne se répande pas plus vite que sa fuite.
— Venez, ordonna l'infirmière armée.
Tibère souffla du nez, agacé.
— Mon amie est au plus mal ! Souhaitez-vous sa mort ?
Les yeux sombres de la jeune femme se mirent à luire telles deux obsidiennes aux dessus des flammes. La mâchoire crispée par la colère, il remarqua cependant que sa peau était légèrement brunie par le soleil et qu’elle était jolie. Des mèches de cheveux noirs s’échappaient de sa coiffure serrée, secouées par leur voyage. Il vit qu’elle était grande et large d’épaules, d’une taille plus imposante que lui.
En guise de réponse, il prit le chemin de la sortie. En le suivant, elle dut de nouveau se baisser pour ne pas se cogner dans l’embrasure de la porte.
Dehors, l’ombre des chevaux se dessinait sous l’orée des arbres. Allongée contre une encolure, la silhouette de Louise était presque imperceptible. Ils s’approchèrent d’elle, Tibère plissa des paupières.
— Tenez ! ordonna Isaure.
Deux énormes sacoches et un balluchon de toile lui tombèrent dans les bras, il retint sa respiration et vacilla sous leur poids. Il ouvrit la bouche pour se plaindre et la referma subitement, médusé. Isaure venait de soulever son amie inconsciente à bout de bras et de tourner sur elle-même. Sans un seul signe d’effort, elle articula :
— Je vous prierai de mettre nos affaires à l’intérieur. Je me charge de l’installer.
Impressionné par la force physique de la jeune femme, Tibère avala sa salive et hocha la tête à l’affirmative.
C’est la première histoire que je lis sur cette plateforme.
J'espère qu'elle te plaira !
J'ai fait de mon mieux pour casser les clichés des romances historiques :)
Bonne lecture !
Je découvre à mon tour ton histoire :)
Le début est sympa, on arrive au milieu de situations tendues qui posent plein de questions.
Je te fais quelques remarques que j'ai notées au fil de ma lecture !
Première partie :
- "Une cousine éloignée, certes, mais la fille de son tuteur ! Ces deux-là partageaient le même toit depuis dix années entières… C’était presque un inceste."
-> dans les années 1800, c'était chose assez courante pourtant, non ? Du coup, cela me semble exagéré de parler d'inceste pour quelque chose d'aussi répandu et accepté de la société.
- "et amené" -> emmené, plutôt, comme on parle d'une personne
- Pour la partie où tu racontes l'histoire de Tibère avant ces événements, je crois qu'il vaudrait mieux utiliser le passé antérieur ou le plus-que-parfait.
Tu le fais au début du paragraphe mais tu passes ensuite sur le passé simple qui fait disparaître l'impression que les événements sont antérieurs. "Il l’avait envoyé en pensionnat à Paris dès son arrivée et n’était revenu à Vaufoynard qu’en de rares occasions… Tibère termina ses classes et il réalisa qu’il n’avait nul talent particulier ni rêve de grandeur."
-> Tibère avait terminé ses classes et réalisé qu'il n'avait nul talent (...) : je crois que c'est mieux de conserver le même temps.
Puis à nouveau à "Deux années passèrent" -> deux années avaient passé, parce que là on dirait qu'on reprend du moment où Tibère est enfermé dans la cave.
- "Tibère découvrit les comptes de sa famille." -> juste une remaque : si ce sont les vrais livres de comptes, alors les datations des dépenses lui indiqueront à quel moment la fortune a été dilapidée, non ? Mais ça peut aussi être un faux ceci dit !
- Question qui me vient suite au fait qu'on apprenne que Tibère n'a que des dettes : Pourquoi, s'il est ruiné, M. Ravignant voudrait-il que sa fille l'épouse ? Alors il y a le titre, mais titre sans fortune, est-ce que c'est réellement intéressant ? L'inverse me paraîtrait presque plus logique, qui lui, courtise la jeune fille pour acquérir la fortune du père.
Seconde partie :
- "Je vais bien, ce n’est rien, comparé à ce que j’ai enduré au camp de Bruges !" -> une femme à la guerre à cette époque ? Sur le front ? Je ne suis pas hyper calée en la matière, mais cela m'étonne ! Même si je note qu'elles sont infirmières, je n'aurais pas pensé qu'elles auraient pu se trouver sur le front.
"D’un geste rageur, les joues rouges, le jeune homme embrasa la bougie." -> j'aurais inversé et parlé de ses joues rouges après l'allumage de lumière, parce que je ne suis pas sûre que ce serait si bien vu dans la pénombre. Il a l'air d'être tard et si c'est la lumière de la lune qui éclaire les alentours, les couleurs doivent quand même se trouver estompées.
Troisième partie ?
"Tibère ne put s’empêcher de hausser les épaules" -> j'ai été surprise de la manière d'amener que c'était Tibère ! En réalité on s'en doute un peu, mais c'est assez inhabituel que ce soit la narration qui le mentionne, en plein milieu du passage. Et sur ce paragraphe, on reswitche du point de vue de la jeune femme au sien, mais sans "signalétique" . C'est un peu sec comme transition je pense.
Voilà pour ce premier chapitre ! Intéressant en tout cas, je suis curieuse de voir l'évolution. À bientôt !