— Pourriez-vous remettre une buche dans la cheminée ? suggéra Isaure d’un ton qui avait tout d’un ordre.
— Non.
La jeune femme se leva, Tibère la vit saisir un gros morceau de bois et le jeter dans le foyer qui crépitait déjà. Elle se rassit près de la couche de Louise, visiblement agacée.
— Que craignez-vous ?
Son intonation sèche et son regard perçant le mirent mal à l’aise. Il réalisa qu’il devait faire attention à son attitude. Agir de manière trop réservée et méfiante le ferait passer pour ce qu’il était vraiment : un individu en fuite et recherché. De plus, la femme qu’il avait en face de lui était d’une stature impressionnante qui avoir l’air de savoir manier le pistolet. Plus grande que lui et large d’épaules, elle pouvait faire rougir n’importe quel charpentier.
— Il… Il y a des hommes qui fouillent les granges et les ateliers, la nuit. Depuis quelques semaines… Tout le monde en cause dans les villages.
Isaure le fixa quelques instants et sembla penser à quelque chose, elle répondit :
— Oui, j’en ai entendu parler durant notre passage à Tours. Un petit groupe de malandrins s’infiltre dans les fermes et les hameaux reculés, certains disent les avoir aperçus sur les routes, à l’aube. Mais n’ayez crainte, nous avons avec nous plusieurs pistolets et deux fusils, et je sais parfaitement bien m’en servir.
Le jeune homme fut soulagé de voir qu’elle avait gobé son explication. Ce n’était pas un mensonge, après tout… Les gaillards de Ravignant écumaient la campagne depuis sa fuite.
Isaure lissa une de ses mèches de cheveux entre ses deux doits et ajouta fièrement :
— Ce serait plutôt nos assaillants qui devraient nous craindre, si l’idée leur venait de nous détrousser !
— Et bien, répliqua sans le vouloir Tibère d’un ton acide, grâce à vous, je suis certain que les Anglais n’auraient pas non plus l’envie de nous encercler !
— Vous êtes bien caustique, pour une personne qui sans doute, n’a jamais vu la guerre.
Il haussa les épaules pour toute réponse. Les guerres de Napoléon étaient sans fin.
Pour échapper à Ravignant, il avait songé à s’enrôler… mais s’il l’avait fait, ça en aurait été fini de sa maison à Vaufoynard et de son héritage. Son oncle aurait eu encore plus de facilité à se débarrasser de lui sur le front.
L’infirmière le regardait à présent d’un air sévère. Il ne pouvait pas lui en vouloir. Pourtant, il ne put s’empêcher de se questionner. Comment aurait-il réagi, si quelqu’un l’avait toisé de cette manière, quelques mois plus tôt ? Sans doute fort mal.
Il n’avait jamais été fier même s’il avait conscience du poids de l’héritage des Petremand de Frosnier sur ses épaules. Cependant, il se sentit frustré. Il la fixa un instant droit dans les yeux et il ne put s’empêcher d’avoir un pincement au cœur. La moue qui se présentait sur son visage mettait en valeur ses lèvres pleines et parfaitement dessinées. Dans la lueur plus vivace de la cheminée, il voyait le contour de ses traits : un teint doré par le soleil, des yeux de velours noirs, grands et en amandes, une chevelure sombre et ondulée. Elle possédait des pommettes rondes et une mâchoire de caractère ; sans aucun doute, elle avait dû assister à plus de champs de bataille que lui n’en verrait dans toute sa vie. S’il l’avait rencontré à Vaufoynard, peut-être il aurait été fasciné par sa force et son charme, à la fois si brut et féminin. Une beauté rare et intéressante, inconnue des salons à la mode. Là-bas, les silhouettes délicates et les visages poupins étaient les plus prisés.
Tibère tourna la tête et marmonna quelque chose entre ses dents.
Louise dormait profondément, la bouche légèrement entrouverte. Enfin étendu, son corps pouvait commencer à prendre du repos.
— Ses vêtements sont collés de sueur, notre journée a été longue. Je vais m’occuper d’elle, pourriez-vous faire chauffer de l’eau en attendant ? Dans ma trousse, il me reste un sachet d’anti douleurs.
— Pourriez-vous le faire vous-même ? répondit Tibère, je n’aime point fouiller dans les affaires des dames.
Isaure ricana.
— Qu’avez-vous peur de trouver ?
Touché par sa moquerie, il se leva finalement et ouvrit une des sacoches désignées. Effectivement, il dénicha à l’intérieur toute sorte de matériel médical. Des compresses, des bandages, poudres et autres médicaments, quelques ouvrages… Il eut enfin la preuve que c’était des infirmières qui avaient trouvé refuge chez lui.
— Vous êtes un garçon bien étrange…, observa-t-elle en le regardant mettre de l’eau à chauffer dans le vieux chaudron, au-dessus du foyer.
Il frissonna.
— Pourquoi cela ?
Elle ne répondit rien. Elle avait suffisamment côtoyé des soldats pour savoir que certains n’auraient pas attendu sa permission pour fureter dans ses affaires. Ce garçon semblait plus innocent et naïf qu’un adolescent de ferme.
Face à son silence, Tibère ne put s’empêcher de s’offusquer :
— C’est parce que j’ai fait preuve de réserve à fouiller dans vos bagages ? Et bien, vous devez manquer d’hommes bien éduqués, dans votre entourage !
Les sourcils d’Isaure s’arquèrent de surprise :
— Vous êtes d’une insolence !
Elle éclata pourtant de rire. Il put voir toutes ses dents blanches et sentit les murs trembler face à la force de son hilarité. Une nouvelle fois, il prit conscience de sa grande taille. Son dos s’appuyait sur tout un pan de la masure qu’il leur servait d’abris.
Il ne put s’empêcher de sourire aussi.
— J’ai beaucoup de défauts, mais je ne possède pas l’hypocrisie comme trait de caractère. Je dis souvent tout haut ce que je pense.
— Il faut être courageux, pour assumer ses pensées, surtout lorsqu’elles sont clamées à voix haute !
Tibère ferma la bouche, était-il vraiment brave ?
— Je ne peux pas dire que cela ne m’a jamais causé du tort… Certaines fois, j’aurais sans doute mieux fait de réfléchir avant de parler.
— Racontez-moi.
Tibère croisa le regard curieux de cette infirmière aux épaules de charpentier. Il hésita un instant et commença :
— J’ai… dû quitté ma place. C’était dans une demeure confortable et de bonne réputation, à l’origine. Je regrette chaque jour cet endroit, mais…, il chercha ses mots, prenant soin de retirer l’idée qu’il puisse être un criminel. Sur mon honneur, je ne suis coupable de rien, je vous l’assure. Mais si je racontais ce que j’ai vécu, vous aurez du mal à me croire. C’est que la fille de la maison n’a pas été correcte avec moi, voyez-vous… Et le maître encore moins.
Les oreilles de Tibère rougirent violemment et il fixa une toile d’araignée suspendue au plafond.
— On a essayé de me forcer. Et lorsque j’ai parlé, on a voulu me faire taire. C’est honteux, pour un homme, n’est-ce pas ? J’ignore encore ce qu’il s’est produit, mes souvenirs son confus.
Il se rappela du corps nu d’Amélie contre le sien, et de la forte agitation qu’il avait ressenti à ce moment-là. Il passa une main dans ses cheveux ébouriffés afin de se donner une contenance.
Isaure écouta attentivement les mots du jeune homme en face d’elle et ne fut pas surprise par son histoire. Avec ses grands yeux couleur caramel et sa peau de porcelaine, il n’était guère inattendu qu’une maîtresse de maison pose ses serres sur lui ! Elle l’imagina quelques instants, dans son uniforme de valet, avec un col de dentelle et un pantalon de soie. Il était mince et aussi délicat qu’une statue de Michel Ange. Son regard de biche et ses manières de garçon d’église avaient dû réveiller plus d’un désir.
— J’ignore si cela peut vous rassurer, mais j’ai entendu des histoires plus étranges au camp de Bruges.
Ce qui était vrai. Elle avait pu voir les pires aspects de l’Homme en soignant de près les blessés. Elle-même avait dû faire preuve de dissuasion face à de vilaines mains baladeuses.
— Je suis certaine que tout ira mieux pour vous. Il vous suffit de trouver une bonne place ailleurs et d’économiser convenablement pour vous installer quelque part. Vous rencontrerez une jolie et gentille fille pour vous accompagner dans la vie par la suite. Si vous mettez de côté votre mauvais caractère.
— L’eau est chaude, répliqua Tibère d’un ton sec. Je vais vous laisser vous occuper de votre amie.
— Attendez, pouvez-vous seulement m’éclairer le temps que je délace sa robe ? Ne soyez pas gêné, il n’y aura rien à apercevoir d’indécent.
La bouche pincée, le fugitif accepta de lever la chandelle au-dessus de Louise.
Cette dernière continuait à dormir, mais des perles de sueurs gouttaient de ses tempes et glissaient dans les plis de sa nuque.
— Il aurait mieux fallu aller voir un médecin ! observa-t-il.
— Vous croyez ? demanda Isaure avec sarcasme.
— Pourquoi n’êtes-vous pas restée à Tours ?
— Car Louise est aussi têtue qu’une bourrique ! Elle me suivrait jusqu’en enfer, elle l’a déjà fait, d’ailleurs…
— Va-t-elle mourir ?
L’infirmière déglutit et répondit d’un ton plus doux :
— Non, je ne pense pas… Il lui faut juste des soins et du repos. Elle a vécu pire, pour être honnête. Son mal se situe surtout dans son cœur et dans sa tête. Je vais faire son médicament, bougez un peu.
Tibère put voir avec à quel point les gestes de la jeune femme étaient sûrs et expérimentés. En quelques secondes, elle termina de préparer la potion.
— Je n’avais jamais encore entendu parler d’infirmières…, annonça-t-il.
— C’est bien naturel, nous sommes les premières et certainement les seules du pays ! Je suis partie me former à l’hôpital de la Garde impériale, à Paris. Il se situe près du Champ de Mars, on l’appelle aujourd’hui le Gros Caillou. C’était il y a plusieurs années… Nous étions les assistantes des médecins et des infirmiers.
L’Empereur voulant des médecins capables d’agir rapidement près de ses lignes de front, nous avons été déployées sur plusieurs camps.
Avec beaucoup de douceur, Isaure fit boire à Louise sa décoction. Elle continua :
— Il est vrai que je ne me suis point présentée ! Je suis Isaure d’Haubersart et voici Louise de Corneilhan, assistantes du chirurgien Percy et du pharmacien de troisième classe Aubry.
Elle lui attribua en prime un sourire chaleureux. Tibère articula :
— Térence Dignard, mentit-il.
— Merci de nous accorder l’hospitalité, Monsieur Dignard.
— Ce n’est rien, ce n’est pas comme si…
— Ne vous inquiétez pas, mon garçon, je suis certaine que tout ira bien pour vous. Nous trouverons de quoi vous récompenser.
— Je ne suis pas votre garçon ! s’offusqua Tibère devant sa condescendance.
Seigneur, pourquoi le traitait-elle ainsi ?
— Pourriez-vous… faire silence ? quémanda faiblement la voix de Louise. Je ne m’entends plus ronfler.
— Louise, comment vous sentez vous ?
— Suffisamment bien pour subir vos joutes verbales sans broncher, mais j’atteins ma limite. J’ai soif.
Rapidement, on lui porta de l’eau. Elle vida d’un trait la tasse ébréchée.
— Quel joli garçon…, murmura la jeune femme, les yeux embrumés par la fièvre. Si seulement je pouvais me sentir mieux, j’aurais aimé me chamailler avec vous, moi aussi !
— Je vais m’occuper d’elle, annonça Isaure d’Haubersart d’une voix douce. Laissez la chandelle ici.
Tibère se leva et essaya de s’articuler entre les meubles branlants et les jupes bouffantes des dames. Il quitta la maison et sortit sous les arbres.
L’air vif l’éveilla un peu. À l’intérieur, le feu de cheminée crépitait gaiment. Sans nul doute, la fumée devait s’élever loin dans le ciel et les fenêtres éclairées devaient être largement visibles, même derrière les rideaux fermés.
Combien de temps s’écoulerait, avant que les hommes de Ravignard ne le repèrent ?
Non, pensa-t-il en reprenant son sang froid. Il me reste encore quelques mois avant que tout cela ne se termine. J’attendrais mes vingt-cinq ans et je pourrais revenir sur mes terres, le chasser de Vaufoynard. Il me faut juste trouver une gentille et discrète épouse d’ici là. Marié, il ne pourra plus m’atteindre.
Mais qui voudrait l’épouser, lui qui avait sali la vertu d’Amélie ?
Est-ce que la rumeur s’était répandue dans toute la Touraine ? Ou bien Ravignard avait-il tu l’incident ?
Impossible… les domestiques avaient bien dû finir par parler. Ils étaient si nombreux, ce jour-là !
Bientôt, tout le monde saura que l’héritier des Petremand de Frosnier est un lâche et un profiteur.
Le mieux aurait été pour lui d’épouser une femme ayant de l’influence, aussi grande que celle de son oncle. Mais à présent, qui voudrait de lui, avec une telle réputation ?
Véritablement, Ravignard avait bien calculé son coup.
En soupirant, Tibère réalisa qu’il n’avait pas d’autres choix que de quitter la maison abandonnée. Cela faisait déjà de longues semaines qu’il y résidait. Ses poursuivants fouillaient les routes du nord depuis le début de sa fuite, mais ils descendaient de plus en plus vers le sud. Il devait prendre de l’avance.
Désemparé, il se frotta les yeux d’un revers de main. De la vapeur s’échappa de sa bouche et s’enfuit dans l’air, entre les branches des arbres.
— Vous êtes aussi adorable qu’un sujet du peintre Raphaël… ou qu’un jeune berger antique, taquina Louise en le voyant entrer dans la chaumière branlante. Je suis certaine que vous auriez pu inspirer Homère dans son Illyade.
— Et vous aurez pu lui inspirer Méduse…, rétorqua Tibère d’un ton morne.
Louise était certes ravissante, avec ses cheveux de blés murs et ses yeux rieurs. Mais il était insensible aux filles trop promptes à plaisanter ainsi. Cela lui rappelait Amélie.
La malade se tourna vers Isaure :
— Vraiment, il est d’un charme délicieux.
— Vous trouvez tous les garçons charmants, ma chère… Surtout depuis notre départ de Calais.
— Mais ils m’adorent tant en retour !
Isaure leva les yeux au ciel.
— Votre amie sera-t-elle en état de reprendre la route demain ? questionna Tibère qui s’impatientait de les voir disparaître.
— Bien sûr !
— Absolument pas.
Les deux jeunes femmes avaient répondu en même temps.
Isaure adressa un regard courroucé à la blonde aux pupilles encore remplis de fièvre. Cette dernière baissa finalement la tête en soupirant.
L’infirmière continua :
— Je partirai à l’aube. Vous veillerez sur elle en jusqu’à mon retour de Couzières, nous sommes attendues chez les Serocourt. Madame Honorine est sa protectrice.
— Vous parlez du château de Couzières, non loin de Montbazon ?
Tibère tenta de cacher sa stupeur.
— Oui, vous connaissez ?
— Oui… Oui, bien sûr.
Il était difficile en Touraine d’ignorer l’excellente réputation de la famille des Serocourt. Bien qu’il eut vécu loin du monde, le château de Couzières était connu jusqu’à sa demeure. Il y a plusieurs années, son oncle avait tenté de nouer une relation amicale avec la propriétaire, afin d’accroître les finances des Petremand de Frosnier. Il ne savait pas cependant si des rencontres avaient eu lieu et quelle était la teneur de leurs rapports.
— Il est vrai que ce sont des personnalités régionales…, songea Isaure à voix haute. Et bien, qu’avez-vous à garder la bouche ouverte ?
Tibère réalisa que les deux jeunes femmes qu’il avait en face de lui étaient certainement des héritières de renoms. Son cœur s’affola, il devait à tout prix se montrer agréable et retirer toute suspicion à son égard.
— Rien, marmonna-t-il avec confusion, je m’imagine juste le plaisir que cela doit être de travailler pour une famille ayant l’estime de toute la Touraine.
— Elle va encore au-delà, Honorine de Serocourt est également connue dans les salons de Paris. Elle n’est retournée à Couzières que pour la saison. Même si ses séjours à la campagne sont de plus en plus longs à cause de son âge.
Ah, si seulement il pouvait avoir la protection d’une telle famille ! songea Tibère. Quel imbécile il avait été de faire confiance à Ravignant. Il aurait dû consulter d’autres personnes avant de lui laisser les rênes de Vaufoynard, au lendemain de ses vingt et un ans ! Mais comment aurait-il pu, finalement ? Élevé en pensionnat, il ne connaissait aucun notable de la région ayant la même influence que son oncle, aucune lignée ne lui avait été présentée. Et maintenant qu’il était accusé d’avoir volé la vertu d’Amélie, impossible de s’adresser à ses voisins prestigieux. Il était à leurs yeux un inconnu et sa réputation était ruinée !
Son expression amère n’échappa pas à Isaure :
— Vous semblez bien morose, tout à coup.
— Je ne suis qu’un… naïf.
— Le naïf le plus mignon qu’il m’a été donné de voir. Un candide si…
— Silence, Louise, exigea Isaure.
— Mais comment me taire, lorsque je découvre son air si tristement mélancolique ?
— Bien, je vais sortir et m’occuper de nos montures. Ma chère, profitez-en pour dormir enfin et prendre des forces. Honorine va nous passer un soufflet que nous ne sommes pas près d’oublier.... et que nous méritons totalement. Vous la première.
La malade eut un petit rire et réclama de nouveau à boire. Tibère lui donna la tasse en émail ébréchée. Les doits délicats se saisirent de la hanse en tremblants.
— Restez ici sans bouger, ordonna l’infirmière avant de quitter la maison.
Le jeune homme fronça du nez, il détestait son air autoritaire.
De quoi avait-elle peur ? Qu’il s’échappe par la fenêtre ?
La malade lui adressa un sourire et lui rendit la tasse. Elle se rallongea et ferma les yeux. Tibère fixa les flammes valser dans l’âtre, la chaleur envahissait son corps. Cela faisait des nuits entières qu’il n’osait pas allumer la cheminée, par crainte d’être repéré. Quel bonheur, d’avoir les orteils au chaud ! La respiration de Louise se fit régulière et profonde. Il ne put s’empêcher de l’observer d’un coin de l’œil.
Si la vie n’avait pas dressé Ravignant sur son chemin, peut-être aurait-il été fiancé avec une jeune fille de qualité. Aussi jolie qu’intéressante, rieuse qu’intelligente. Amélie était plus vulgaire et arrogante qu’une oie. Depuis sa rencontre avec sa cousine, il avait toujours pris soin de l’éviter. Comme ses longues balades à cheval lui manquaient ! Et ses livres également… Et puis son canapé, près de la fenêtre. Il y avait les repas et les bains d’eau chaude…
Fixant le visage endormi de la malade, il se perdit quelques instants en rêveries.
— Armand…, appela soudain Louise dans son sommeil fiévreux. Armand…
Tibère se mit à rougir et détourna la tête, remontant ses genoux pour y poser son menton. La jeune femme semblait déjà avoir un promis qui occupait ses songes.
Pour gagner son héritage, il devait sacrifier son mariage. Il y avait réfléchi. Il ne pouvait pas trouver une fille trop regardante sur sa réputation, bientôt souillée par les dires de son oncle. Et des demoiselles de ce genre ne couraient pas les rues, surtout en Touraine.
Aurait-il mieux fait de partir à Paris ? Il soupira. Non, c’était les premières routes que ses poursuivants avaient espionnées. Il ne pouvait également pas compter sur ses anciens camarades du pensionnat… Ravignant surveillait sans doute son courrier depuis des lustres, il connaissait tout de ses amis et avait suffisamment d’argent pour soudoyer quelques-uns de leurs serviteurs.
Au travers de la fenêtre, Tibère aperçut la grande silhouette d’Isaure passer. C’était sans aucun doute une jeune personne honnête et de principe, habituée à fréquenter des hommes honorables et courageux.
Comment aurait-elle réagit, s’il avait sincère et lui avait donné son identité ? Avec beaucoup de méfiance, certainement. Il songea à ses yeux noirs et ses airs farouches. Une femme de sa trempe ne se serait pas laissé facilement embobiner.
Tibère sentit quelque chose glisser contre sa joue et un parfum fleuri inonda ses sens. Une odeur chaude, suave et dorée. Surpris, il ouvrit les paupières et se découvrit blotti contre Isaure d’Haubersart. Une mèche de ses cheveux sombres était tombée contre son visage, il pouvait voir distinctement le grain de sa peau, lisse et délicat.
Il s’écarta brusquement et la secoua au passage.
— Seigneur, cessez de bouger ainsi, vous allez…, elle eut un frisson subit.
Tibère se rendit compte qu’il avait effleuré le sommet de sa poitrine en retirant son bras. Le sang lui monta à la figure. Les prunelles noires de la jeune femme se mirent à luire d’une lueur qu’il eut du mal à saisir. Elle se redressa, les joues légèrement rosées.
— Pourquoi vous êtes-vous collée à moi ? demanda-t-il en calmant les battements de son cœur.
Elle se leva tant bien que mal et l’effleura malgré elle encore une fois.
— À cause du froid et par manque de place. Nous remplissons cette pièce à nous trois et j’avais besoin d’être proche de Louise.
— Je dors seul ici depuis longtemps, je ne crains pas la nuit !
En disant ces mots, il réalisa qu’il mentait. Pour la première fois depuis son départ de Vaufoynard, il avait sommeillé paisiblement, sans frissons glacés pour agiter son corps. Il s’agaça :
— Je n’ai pas besoin de la vigilance d’une infirmière !
Elle gloussa :
— Vous êtes un garçon qui traine ses savates, sans but ni ambition…
Tibère s’étrangla, un garçon ? Quel âge lui donnait-elle ? Il était sans doute né avant ces deux pimbêches qui se moquaient de lui depuis la veille.
Furieux, il ravala sa salive.
Derrière les rideaux troués et crasseux, les premiers rayons du jour peinaient à percer. Mais il y avait suffisamment de lumière pour que Tibère découvre mieux les détails d’Isaure. Un grain de beauté sur la joue gauche, une cicatrice légère sur le nez, des reflets chocolat dans ses cheveux épais et puis, des éclats d’émeraudes, dans ses yeux sombres…
Elle était séduisante et cela affola ses sens de nouveau. Il repensa à son bras qui avait osé effleurer ses seins.
— Je suis peut-être sans le sou et sans travail, mais il me reste mon honneur.
Elle eut un sourire :
— Et votre honneur vous a-t-il aidé à demeurer chaud, cette nuit ?
Sa voix était devenue caressante, l’espace d’un instant. Le coin de sa lèvre, relevé par sa plaisanterie, anima en lui une réaction étrange, effrayante. À la fois bouillante et douloureuse, faisant rater un battement de son cœur. Que ressentirait-il, si elle s’approchait encore, avec le même regard, la même expression trouble ?
— Effectivement, non. Mais je ne suis pas quelqu’un qui… profite des occasions.
La jeune femme eut un instant de recul. Son visage reprit tout son sérieux.
— Vous avez raison, pardonnez-moi. J’avais oublié ce que vous m’avez raconté hier et comment vos anciens maîtres vous ont traité. N’allez pas imaginer de moi que je suis une enjôleuse.
— Oui, vous êtes… une infirmière, conclut-il d’une voix mal assurée.
Il ne put réfréner un frisson en pensant au corps d’Amélie contre le sien. Bon sang, que s’était-il passé durant son sommeil ? Était-il vraiment seulement endormi ? Il avait réagi avec tant de facilité au contact d’Isaure…
Il devint alors blanc comme un linge. Voyant cela, la jeune femme s’écarta :
— Je ne vais pas plus vous mettre mal à l’aise. Je vais prendre la route. Serez-vous là à mon retour ?
— Et bien…
Tibère pensa à ses poursuivants, il ne devait pas perdre de temps.
— J’aimerais repartir avant midi, si cela est possible. Mais je n’abandonnerai pas votre amie à son sort. Ce serait mal.
— Entendu, Monsieur Dignard.
Tibère mit une seconde à réaliser que c’était le faux nom qu’il avait donné. Il sourit dans une grimace et la vit s’apprêter en quelques gestes. Elle déroula sa magnifique chevelure pour mieux la replacer à l’aide de quelques épingles.
Elle lui fit un dernier au revoir par un hochement de tête et ils échangèrent un bref regard qui sembla durer une éternité. La porte se referma sur elle en claquant sous la force de son bras. Des oiseaux s’envolèrent à son arrivée.
Il entendit l’infirmière s’adresser aux chevaux puis des branches s’agiter. Le martèlement des sabots se fit sentir jusque dans le plancher, il s’éloignèrent en quelques secondes.
D’un coup, tout lui sembla vide. Il s’assit par terre, fixant les braises dans l’âtre de la cheminée. Elle finissait lentement de s’éteindre. L’odeur suave du parfum d’Isaure flottait encore dans l’air. Il en était sûr, cette nuit, il aurait froid.
Subitement, il réalisa qu’elle avait pris les deux montures avec elle. Avait-elle eu peur qu’il subtilise l’une d’entre elles en son absence, pour s’enfuir au loin ?
Il serra les dents. Que pouvait-il lui faire, ce qu’elle pouvait penser de lui ? Voleur, menteur, fugitif…
Dans peu de temps, tout cela n’aurait plus d’importance.
Le souffle de Louise le fit sursauter, la malade continuait à appeler dans sa fièvre :
— Armand… Où es-tu ? Armand…
Je reviens pour ce second chapitre.
Alors avant de commencer mon retour, j'ai lu la note que tu avais ajouté sur ton premier chapitre. Je ne suis pas grande fan des romances spicy, mais je vais quand même me prêter au jeu pour une fois (puis ça ne fait pas de mal de sortir des habitudes de temps à autres).
Je bute sur une chose en revanche ! Les codes inversés, la femme qui domine. À la lecture du premier chapitre, ça ne m'a pas sauté aux yeux. Du fait que le père d'Amélie fasse pression au jeune homme pour épouser celle qu'il aurait déflorée, c'était assez traditionnel. Dans le passé, voire jusqu'à aujourd'hui ma foi, il a toujours été mieux accepté socialement que l'homme s'adonne à ces pratiques et que la honte de faire la chose hors mariage soit attribuée plutôt à la femme. Si on inverse, ça veut dire qu'Amélie ne souffrirait pas beaucoup que sa réputation soit entachée.
Bon, je vois aussi que ta note précise que tu cherches plutôt la légèreté dans ton roman, pas de soucis, mais je me permets de te donner mon avis tout de même, après, tu en fais ce que tu en veux :)
Pour le second chapitre, voici mes remarques au fil de la lecture :
"la femme qu’il avait en face de lui était d’une stature impressionnante qui avoir l’air de savoir manier le pistolet" -> la phrase n'est pas tout à fait gramaticalement juste. "d’une stature impressionnante ET avait l’air de savoir manier", ou "et qui" à la limite.
"elle pouvait faire rougir n’importe quel charpentier." -> là quand tu dis "elle pouvait" c'est comme s'il le savait. Comme on est du point de vu de Tibère, il le devine plus qu'il ne le sait, donc je crois qu'il faudrait laissé de l'incertitude "elle aurait sans doute pu faire rougir..." ou "elle aurait sûrement fait rougir"... Quelque chose qui soit moins direct.
J'ai un peu de mal, d'ailleurs, à être certaine de quel point de vue tu veux présenter l'histoire. J'aurais dit, au début, le point de vue interne de Tibère, mais comme après il y avait celui d'Isaure, et qu'une tournure comme celle que j'ai cité juste avant me semble plutôt omnisciente, je n'arrive pas à me décider.
"il chercha ses mots, prenant soin de retirer l’idée qu’il puisse être un criminel. Sur mon honneur, je ne suis coupable de rien, je vous l’assure." -> le fait de dire qu'il est non-coupable attire l'attention sur un éventuel crime, donc l'idée se contredit un peu je pense.
"Tibère put voir avec à quel point les gestes" -> à reformuler, il y a un mot de trop je crois :)
"Nous étions les assistantes des médecins et des infirmiers.
L’Empereur voulant des médecins capables d’agir rapidement près de ses lignes de front, nous avons été déployées sur plusieurs camps" -> Sur la forme : un saut de ligne pas nécessaire s'est glissé ici !
Sur le fond : je rejoins ma remarque au chapitre précédent : j'étais surprise que les femmes soient sur le front. Avec l'idée d'inversion des genres traditionnels de l'époque où se situe ton roman, je comprends mieux, mais du coup, dans ce passage, tu as l'air d'indiquer que leur position est une rareté ("Je n’avais jamais encore entendu parler d’infirmières") ! Et qu'elles travaillaient sous les ordres d'hommes. Donc les choses ne sont pas tellement "inversées". Cela correspondrait plutôt, à mes yeux, à un début d'émancipation féminine arrivée plus tôt, une sorte d'uchronie finalement (ce qui n'est pas mal non plus!).
"Tibère articula :
— Térence Dignard, mentit-il." -> c'est un peu lourd de doubler l'incise je trouve.
"J’attendrais mes vingt-cinq ans et je pourrais revenir sur mes terres, le chasser de Vaufoynard. Il me faut juste trouver une gentille et discrète épouse d’ici là. Marié, il ne pourra plus m’atteindre." -> je ne suis pas la logique là : il me semblait qu'au chapitre précédent, tu avais indiqué qu'il avait besoin de l'approbation de son tuteur pour se marier ?
Et puis, s'il accède à sa fortune (ou non-fortune) et devient indépendant à ses vingt-cinq ans, alors pourquoi aurait-il besoin de trouver une femme d'ici là ?
"Et vous aurez pu lui inspirer Méduse…" -> auriez*
"sur elle en jusqu’à mon retour" -> le "en" est de trop.
"Non, c’était les premières routes que ses poursuivants avaient espionnées." -> mais comment le sait-il ? Il semble n'avoir aucun allié. A-t-il d'abord essayé de fuir de ce côté ?
"s’il avait sincère" -> s'il avait été* sincère
"— À cause du froid et par manque de place. Nous remplissons cette pièce à nous trois et j’avais besoin d’être proche de Louise.
— Je dors seul ici depuis longtemps, je ne crains pas la nuit !"
-> je n'ai pas trop compris ces deux répliques. Le fait qu'elle ait besoin d'être proche de Louise, je ne comprends pas en quoi ça justifie le fait qu'elle se soit collée à Tibère, et la réplique de Tibère derrière n'est pas du tout liée à ce qu'Isaure vient de lui dire.
"— Et bien…" -> pour l'interjection, on écrit plutôt "eh bien"
Voilà pour ce chapitre ! Mes remarques sont juste là pour donner mon avis et ma perception, mais tu es parfaitement libre d'en prendre compte ou non ! :=
À bientôt, et passe bonne soirée/journée :)
Merci de tes retours, cela me fait très plaisir !
Concernant le fait que c'est "la femme qui domine", je pense que je vais éclaircir ce point : il n'y a aucune uchronie, il s'agit juste de la relation entre Isaure et Tibère, et du fait que ce roman est inspiré des récits à l'eau de rose très stéréotypé où l'on retrouve constamment un homme grand, fort, ténébreux sûr de lui, exigeant et un poil dominateur... face à une jeune femme plus jeune, souvent naïve ou oisive, avec un caractère rebelle, parfois capricieux. Cela ne va pas plus loin (mise à part dans leurs relations intimes). Il n'y a donc aucune refonte à ce sujet. C'est juste une différence dans le caractère des personnages (si tu lisais beaucoup de romance historique cul cul et spicy, je peux t'assurer que juste raconter l'histoire où c'est la fille qui fait 15 cm de plus que le garçon est déjà une ENORME originalité)
Pour le sujet des infirmières : tu verras un peu plus tard dans l'ouvrage certaines explications mais sinon...
Concernant les faits historiques : les médecins et infirmiers militaires sont apparus en Europe durant les guerres napoléoniennes. Ils opéraient et soignaient les blessés directement sur le front, la vision inconsciente du médecin et des infirmiers qui soignent dans un hôpital ou loin des lignes vient surtout de la seconde guerre mondiale. A cette époque, les soldats sont parfois "évacués" des combats mais c'est juste à quelques mètres des balles qu'ils étaient opérés. Certains médecins étaient également armés pour justement se défendre en cas d'attaque ennemie (vu qu'ils étaient à coté), c'est pourquoi encore aujourd'hui, certains médecins sont également militaires / officiers et que ces derniers sont aussi bien en capacité de tuer que de soigner, contrairement aux civils. (Oui, je suis fille de famille de militaire, mariée à un militaire bref). La seule liberté que j'ai prise est que les infirmières en 1810 n'existaient qu'en Angleterre mais pas en France.
Pour l'âge de Tibère, aussi pour 1810, il faut distinguer l'âge de la majorité et l'âge du mariage. Ce sont deux éléments totalement différents aussi à cette époque, où les hommes même majeurs devaient effectivement avoir l'autorisation de parent/tuteur avant de se marier (afin de justement, éviter aux jeunes têtes brûlées de se marier tout seul sur un coup de tête étant donné leurs statuts). C'est bien 25 pour le mariage pour les hommes à cette époque.
Même si j'ai précisé que c'était un roman léger, je tiens à te rassurer, il est prévu que je cite mes sources historiques et que je fasse une préface pour préciser ces points lors de l'édition de l'ouvrage :) (je parlerai également de la vie de certains personnages ayant réellement existés et des lieux que l'on peut retrouver/visiter facilement).
Je ne m'en formalise pas du tout ici car je publie mes premiers jets, je souhaite surtout avoir des avis sur l'ensemble car d'habitude, je ne suis pas moi-même une grande autrice de roman d'amour, c'est pour moi une première :)
Merci de tes retours, cela me fait très plaisir !
Concernant le fait que c'est "la femme qui domine", je pense que je vais éclaircir ce point : il n'y a aucune uchronie, il s'agit juste de la relation entre Isaure et Tibère, et du fait que ce roman est inspiré des récits à l'eau de rose très stéréotypé où l'on retrouve constamment un homme grand, fort, ténébreux sûr de lui, exigeant et un poil dominateur... face à une jeune femme plus jeune, souvent naïve ou oisive, avec un caractère rebelle, parfois capricieux. Cela ne va pas plus loin (mise à part dans leurs relations intimes). Il n'y a donc aucune refonte à ce sujet. C'est juste une différence dans le caractère des personnages (si tu lisais beaucoup de romance historique cul cul et spicy, je peux t'assurer que juste raconter l'histoire où c'est la fille qui fait 15 cm de plus que le garçon est déjà une ENORME originalité)
Pour le sujet des infirmières : tu verras un peu plus tard dans l'ouvrage certaines explications mais sinon...
Concernant les faits historiques : les médecins et infirmiers militaires sont apparus en Europe durant les guerres napoléoniennes. Ils opéraient et soignaient les blessés directement sur le front, la vision inconsciente du médecin et des infirmiers qui soignent dans un hôpital ou loin des lignes vient surtout de la seconde guerre mondiale. A cette époque, les soldats sont parfois "évacués" des combats mais c'est juste à quelques mètres des balles qu'ils étaient opérés. Certains médecins étaient également armés pour justement se défendre en cas d'attaque ennemie (vu qu'ils étaient à coté), c'est pourquoi encore aujourd'hui, certains médecins sont également militaires / officiers et que ces derniers sont aussi bien en capacité de tuer que de soigner, contrairement aux civils. (Oui, je suis fille de famille de militaire, mariée à un militaire bref). La seule liberté que j'ai prise est que les infirmières en 1810 n'existaient qu'en Angleterre mais pas en France.
Pour l'âge de Tibère, aussi pour 1810, il faut distinguer l'âge de la majorité et l'âge du mariage. Ce sont deux éléments totalement différents aussi à cette époque, où les hommes même majeurs devaient effectivement avoir l'autorisation de parent/tuteur avant de se marier (afin de justement, éviter aux jeunes têtes brûlées de se marier tout seul sur un coup de tête étant donné leurs statuts). C'est bien 25 pour le mariage pour les hommes à cette époque.
Même si j'ai précisé que c'était un roman léger, je tiens à te rassurer, il est prévu que je cite mes sources historiques et que je fasse une préface pour préciser ces points lors de l'édition de l'ouvrage :) (je parlerai également de la vie de certains personnages ayant réellement existés et des lieux que l'on peut retrouver/visiter facilement).
Je ne m'en formalise pas du tout ici car je publie mes premiers jets, je souhaite surtout avoir des avis sur l'ensemble car d'habitude, je ne suis pas moi-même une grande autrice de roman d'amour, c'est pour moi une première :)
Je te remercie pour toutes ces clarifications !