Chapitre 1 : La Panthère Noire

ROYAUME DES OSPALES

À l’insu du plus grand nombre et de la reine sanguinaire, sous les pieds des hommes et des femmes ordinaires sommeillait une révolution grondante, prête à exploser et tout détruire.

Cela se passait dans les sous-sols humides et étouffants des tavernes ou des auberges. Au plus profond de la terre, loin du calme factice des rues de la capitale surveillée et de la froideur terrifiante du palais des Ospales, là vivaient et évoluaient les Panthères.

Elle avait un grand respect pour le roi Christian, mais sa décision de l'envoyer enquêter sur les origines du meurtre de la reine Katherine et le mouvement de rébellion en Ospales avait été une piètre stratégie. Elle n'était point rodée en matière d'espionnage, ce qu'elle n'avait pas manqué de lui signaler. Son talent résidait dans ses seuls pinceaux, qui lui permettaient de rafraîchir les toiles du Palais des Lumières, et cela était bien suffisant – ou en tout cas le pensait-elle. Mais son apparence de « jeune fille humble du petit peuple » jouerait en sa faveur et lui permettrait de s'infiltrer sans trop de difficultés. Ses capacités de raisonnement et ses réflexes aiguisés devraient quant à eux lui éviter de s'empêtrer dans une situation trop dangereuse. Et puis, elle était la seule en qui il avait assez confiance pour réaliser une mission de cette envergure, lui avait assuré le roi.

Parce qu'elle avait juré allégeance à la reine Katherine, qui avait ensuite abdiqué en faveur de Christian, elle avait obéi à ce dernier, maudissant une nouvelle fois sa loyauté aveugle dont elle semblait incapable de se défaire. Même après toutes ces années, elle s’avérait incapable de revendiquer son indépendance. Mais peut-être pouvait-elle être libre sans être indépendante ? Peut-être sa loyauté n'était-elle pas un fardeau assez lourd pour faire de l'ombre à sa liberté…

Gina s’engagea dans les escaliers couverts de moisissure et empestant l’alcool vieilli, et se trouva vite engloutie par une foule mouvante et étouffante. Dans un grognement inaudible au milieu de la cacophonie, elle se faufila entre les corps suintants et se laisser tomber à une petite table vide dans un coin.
Mais à peine assise, un homme emmitouflé dans une cape blanche vint s’asseoir à ses côtés, et malgré ses multiples oeillades enragées, il ne fit pas mine de bouger.

Puis, elle apparut.

Debout sur une table, une petite silhouette recouverte de velours noir, exact opposé de l’homme courbé assis à ses côtés. Elle paraissait usée, abîmée par le temps, recourbée sur ses souvenirs.

Puis le discours commença.

Les mots sortirent de sa bouche comme de la lave, et l’inconnue parut soudain rajeunir. Sa voix était déformée par l’émotion. Goût acide de haine, épicé de passion, salé de regrets.

Gina écouta bouche bée la leader annoncer que des actions offensives devaient être menées dans les plus brefs délais. Avec le départ imminent de la princesse, la reine Diane ne serait jamais aussi distraite et préoccupée qu'elle pouvait l'être en cet instant. Le temps de mettre en branle la grande machine de la résistance était enfin venu.

Ses mains aux poings serrés, tremblaient de rage. Lorsqu’elle évoqua sa prédécesseure, l’ancienne Panthère Noire, son ton vibra au fond de sa gorge et elle leva le poing vers le ciel, sa manche retombant et découvrant une peau plus blanche que la pureté.

Gina ne put retenir un hoquet de surprise.

Enfin, la tension s’apaisa, un voile de mélancolie semblait s’être et le discours prit fin lorsque la Panthère annonça, sa gorge pleine de cailloux douloureux, qu’elle était forcée de quitter le pays pour sauver sa peau. Dans un éclatement de hurlements de rage, de dévotion et de désespoir, la foule l’acclama. Elle s’inclina, humble et reconnaissante.
Et la Panthère Noire sauta au sol et se fondit dans la masse.
Gina écarquilla les yeux, cherchant désespérément la silhouette noire dans la marée d’hommes et de femmes hypnotisés. Elle s’apprêtait à se lever mais une serveuse porteuse d’un plateau rempli de chopes lui barra la route.
D’un geste rageur, elle agita la main pour faire fuir la jeune qui siffla d’agacement.
Lorsque sa vue fut de nouveau dégagée, la capuche de velours noir avait disparu, et Gina se laissa tomber au fond de son siège en bois miteux en soupirant.

— Oh, bonjour mademoiselle. Je crois ne vous avoir jamais vue ici auparavant. Est-ce votre première fois ?

Elle se figea, comme embrassée par la glace, et tourna la tête avec une lenteur agonisante.

Elle était là.

La petite femme aux bras laiteux et à la tête avalée dans sa capuche de velours. De son visage, elle ne voyait qu’un sourire, et il était chaud, doux, sincère comme sa voix. Il n’était pas le reflet du mensonge d’une traîtresse, d’une meurtrière qui oeuvrait à faire chuter la dynastie qu’elle servait.

Soudain, elle fut saisie d’un sursaut, électrique et brûlant. Le souffle coupé, elle baissa les yeux sur la main qui entourait désormais la sienne.
Et la voix berçante murmura non loin de son oreille.

— Mademoiselle ? Tout va bien ? Je vous offre un verre ?

La bouche sèche, ouverte dans une tentative désespérée de protestation, elle laissa une interrogation noyer son esprit. La curiosité de la femme en noir, enrobée de douceur et de sincérité, lui rappelait une autre voix du passé qui l'avait un jour sauvée de l'obscurité. La caresse de sa peau sur la sienne lui rappelait cette main tendue il y a quelques années, salvatrice et purement désintéressée.
Et un seul nom ne quitta plus son esprit.

Katherine.

La Panthère Noire était en tout point comme la reine Katherine, conclut-elle avec effroi. Son combat pour la justice, pour l'égalité… elle entretenait les mêmes idéaux que l'ancienne souveraine d’Indeya. La seule différence demeurait que cette femme n'avait tout simplement pas les mêmes moyens pour les atteindre. Par conséquent, elle avait été contrainte de rejoindre la résistance et en avait pris la tête. Et tout comme la reine défunte, malgré les épreuves, malgré les défaites, elle avait su garder la tête haute et le cœur ouvert.

Il semblerait que malgré sa peur chronique des attaches, elle n'avait pu s'empêcher de tisser un nouveau lien, à son plus grand désespoir. Un lien fugace, mais puissant. Un lien aussi éphémère qu'électrique.

La pression se resserra légèrement sur ses doigts, et elle n’y lut aucune menace ou insistance, uniquement une inquiétude sincère, nue.

À cet instant précis, cette main qui enlaçait la sienne et ce courant électrique qui traversait son bras criblé de cicatrices – la rendant bien misérable à côté du corps généreux de la Panthère –, lui confirmèrent qu'elle ne pouvait pas rester un instant de plus. Elle avait accepté d'accorder son respect à la reine Katherine, elle avait accepté d'offrir sa confiance au roi Christian, mais elle n'accepterait pas de se lier à cette inconnue de velours noir. Elle n'accepterait pas d'enchaîner son destin, déjà parsemé d'allégeances indélébiles, à celui d'une résistante menacée de mort qui vivait à plusieurs milliers de lieues. Elle lui avait parlé une fois, mais elle ne la reverrait plus jamais. Le roi Christian avait décidé que sa mission se terminait le lendemain à l'aube, et elle remerciait tous les dieux en lesquels elle n'avait jamais crus de l'avoir ainsi sauvée d'une nouvelle attache.

Dans un mouvement brutal, elle se leva et quitta la salle en courant, écrasée entre les corps titubants, le cœur battant la chamade. Ce ne fut qu'une fois arrivée dans les ténèbres silencieuses de la rue au-dessus qu'elle put enfin respirer. Elle ne put attendre une minute de plus à l'entrée de la cave, par peur de commencer à espérer que la femme en noir la poursuive.
C'était mieux ainsi. Demain elle arriverait à Irradya, aiderait à préparer le mariage de la princesse, et surveillerait de près la réunion historique de la Table des Sept. Et elle oublierait la sensation de cette main fraîche sur sa peau brûlante.

Après s’être dissimulée dans l’ombre d’un mur de pierre pour laisser passer une groupe de gardes, elle arriva enfin sur la large place centrale de la capitale, plongée dans les ténèbres et le silence du couvre-feu. Elle leva les yeux vers les étoiles.

Elle espéra secrètement que la future reine d'Indeya eût en elle au moins la moitié du courage de la Panthère Noire.

Alors les femmes pourraient enfin vaincre à la Table des Sept, et le monde pourrait changer.

***

ROYAUME D’INDEYA, FORÊT DES ESPOYRS

La prochaine Table des Sept aurait lieu dans moins de trois mois, et le Royaume d’Indeya attendait avec impatience l’arrivée de sa future reine. Le roi actuel, Christian de Rochevelle, était le premier souverain à ne pas descendre de la Dynastie Maudite. Souverain juste et bon, catapulté sur le trône après la mort subite de sa prédécesseure.

Jade des Ospales ne pouvait empêcher sa curiosité de s'enflammer pour ce personnage énigmatique qu'était ce roi inconnu, provenant d'une famille ni noble, ni notable. Peut-être provenait-il du Cloître des Penseurs ? Ou bien du Cloître des Dévoués ?

Sans doute était-il critiqué et méprisé par son gouvernement, et elle, princesse héritière, fille d'un roi et d’une reine issus tous deux de la Dynastie, servirait à asseoir sa légitimité. Sans doute était-il ignorant des coutumes et usages diplomatiques en vigueur dans le Continent, et elle devrait les lui apprendre. Sans doute était-il relativement mûr, pour avoir été l'ami et le confident de feue la reine Katherine, et elle serait là pour rendre sa jeunesse et sa fougue à ce royaume vieillissant.

Sans doute était-ce là l’ambition qui avait guidée sa mère lorsqu’elle avait décidé de la marier à Christian d’Indeya.

Elle poussa un petit grognement imperceptible en s'emmitouflant un peu plus dans son épaisse cape. Elle jeta un coup d'œil au feu de camp qui se mourrait à ses pieds. Elle avait remarqué qu’à chaque heure ronde, les gardes qui encerclaient sa tente se relevaient, et pendant quelques minutes précédant la relève, ils s’éloignaient à la lisière du camp pour discuter. Cela lui offrait quelques minutes de répit, fugitives et interdites.

L’air glacial de la nuit lui mordait les mains et le visage, mais le besoin de paix et de solitude avait été plus puissant. La nuit l'avait accueillie avec son tapis de cendres et son mur d'étoiles, si bien qu'elle ne regrettait pas d'avoir quitté la luxueuse tente qui avait été montée pour elle. Les braises vacillantes du feu à l'agonie lui rappelèrent le destin étriqué qui se déroulait devant elle.

Jade savait que ce mariage diplomatique, loin de son pays natal et sur les lieux du meurtre de sa tante, avait pour unique but de briser sa volonté. Il lui avait été imposé sans qu'elle n'ait même le droit d'en discuter. Sa mère avait sans nul doute un dessein secret, dissimulé derrière ce simple mariage arrangé. Mais ce soir-là, Jade n'avait plus la force de tenter de percer les mystères de Diane des Ospales.

Pendant que sa mère torturait et exécutait dans l'ombre, elle, fille de ce roi légitime qui n'osait plus lever les yeux, règnerait la tête haute en Indeya, à des milliers de kilomètres du palais où elle était née des entrailles d'un monstre.

Les mains blafardes de la princesse saisirent l'étoffe qui lui servait de couverture improvisée pour la remonter contre son cou. Elle savait que lorsque la capuche recouvrait son visage, elle ne devenait plus qu’une ombre de plus valsant dans les ténèbres. Ses doigts resserrèrent inconsciemment leur prise. Sa douceur, sa chaleur…

Sa couverture de discrétion, sa cape de liberté.

Le contact permit aux souvenirs prisonniers du vêtement de remonter le long de son bras jusqu’à complètement envahir ses pensées. Mais étrangement, ce ne furent pas ses réminiscences qui lui coupèrent le souffle à cet instant. Ce fut une voix venue de nulle part qui trancha l'air avec violence.

— On peut savoir ce que vous faites dehors en pleine nuit ?

La voix était grave, éraillée et empreinte d'un fort accent sylve aux intonations gutturales. Son propriétaire venait sans nul doute de l'Est.

— Oh, rien d'intéressant, s'empressa-t-elle de répondre en essayant de distinguer une forme dans l'obscurité. Je souhaitais simplement profiter de la nuit avant de me retirer.

Des bruits de pas lourds et de feuilles craquelées déchirèrent les ténèbres. Bientôt, une haute silhouette se dessina face à elle, de l'autre côté du feu mourant. Le pantalon de cuir marron et la large chemise de lin tachée donnait à cette femme sans âge un air d'aventurière en chasse. Ses cheveux courts et crépus échouaient à cacher les yeux gris qui étincelaient, comme un miroir des flammes endormies. Ce corps élancé semblait porter une femme jeune et téméraire, mais sa posture désinvolte dégageait une lassitude qui paraissait millénaire.

D'un pas rapide et courroucé, l'inconnue contourna le feu pour se rapprocher d'elle.

Le haut de sa bouche sombre et fine était habillée d'une minuscule cicatrice, qui s'ouvrit comme une plaie béante lorsque ses lèvres se tordirent dans une grimace dédaigneuse.

— Vous avez rien à faire ici. La nuit, vous devez rester dans votre tente.

Jade eut un léger mouvement de recul qu'elle ne parvint pas à contrôler.

— Puis-je savoir qui vous êtes pour me donner ainsi des ordres ? Nous n'avons pas été présentées, il me semble…

— Ça a pas d'importance, la coupa l'inconnue, sa moue devenant hostile. Pour votre sécurité vous ne devriez pas être dehors en pleine nuit. C'est tout.

La princesse des Ospales laissa échapper un petit rire amusé.

— Êtes-vous chargée de ma sécurité, ma dame ?

Les yeux orage se rétrécirent encore, comme prêts à déverser la foudre sur elle.

— Ce sera Mademoiselle pour vous.

— Très bien, Mademoiselle, concéda Jade dans un sourire. Souhaitez-vous vous asseoir avec moi ?

Elle désigna d'un geste le tronc de bois qui avait été couché sur le sol pour servir de banc. La femme fixa longuement la main tendue de Jade, puis elle détourna la tête dans un grognement bestial.

— Non.

— Très bien, Mademoiselle. C'est bien dommage.

L'inconnue braqua à nouveau son regard aiguisé sur la princesse, à temps pour la voir hausser les épaules d'un air navré. Puis, les lèvres de Jade se tordirent dans un rictus provocateur.

— Vous ne devriez pas vous montrer aussi antipathique envers moi, glissa-t-elle d'un ton faussement neutre. Après tout, je serai bientôt votre reine.

Cette fois-ci, ce fut comme si la princesse venait de déclarer la guerre. La femme aux cheveux en bataille la dévora de ses yeux perçants pendant de longues minutes, sa bouche déformée par cette éternelle grimace acide. Les mots qui en sortirent étaient aussi brûlants que le fer chauffé à blanc, et ils laissèrent une marque indélébile dans l'esprit de Jade.

— Vous ne serez jamais ma reine.

Interdite, la princesse des Ospales se trouva figée pendant un long moment, et lorsqu'elle voulut riposter, il était trop tard. La silhouette noire et blanche s'était évanouie, disparaissant entre deux tentes et entre les arbres touffus qui valsaient au rythme du vent.

Jade se replongea alors dans la contemplation des braises, qui lui paraissaient à cet instant aussi fragiles et languissantes qu'elle. Et pourtant, les flammes continuaient de persister, d'exister, d'éclairer.

Tandis qu'elle se décidait à se lever pour rejoindre enfin sa couche, la princesse leva la tête vers le ciel et sourit à la lune.

Une ennemie, aussi impitoyable fût-elle, n'était pas invincible.

Seule, emmitouflée dans une cape de nuit imprégnée de souvenirs, Jade des Ospales voyait enfin un avenir se profiler à l'horizon.

Pour la première fois depuis des siècles, les chaises de la Table des Sept supporteraient cinq femmes. Et en tant que nouvelle reine d’Indeya, pour faire honneur à sa tante qui l'avait précédée, elle changerait la Loi.

Peu importait les obstacles et les revers. Cette fois-ci, elle vaincrait. Et entre le feu et les étoiles, elle se fit une promesse.

La mort succombera, et la liberté triomphera.