Chapitre 1 - La reine maudite (1)

Notes de l’auteur : Je republie ici cette histoire, déjà publiée il y a longtemps sur PA puis supprimée. Je l'ai retravaillée et continuée — je suis près de la fin. Les chapitres étant assez longs, ils sont publiés en plusieurs parties. C'est le premier roman que j'écris.

« Et quelle vanité et quelle sotte inanité en nos désirs et souhaits, 

d’où naissent les créances et espérances encore plus vaines ! »

Pierre Charron, De la sagesse


     Un long cortège noir s’avançait dans la grève argentée. Des chevaux richement parés marchaient lentement dans le sable lourd, et l’on n’entendait que le bruit de leurs sabots, de leurs harnachements, et des armes de leurs cavaliers qui claquaient régulièrement contre leurs flancs. De ces cavaliers, pas un seul ne parlait. Ils avaient la tête fièrement relevée des conquérants qui marchent sur un pays récemment soumis, et leur expression réjouie, parfois narquoise, semblait incongrue dans le paysage qui s’offrait à eux ; un paysage d’hiver gris et empesé de brume, derrière laquelle apparaissaient de hautes falaises noires. Quittant la grève, les cavaliers s’enfoncèrent sur une route taillée dans ces falaises. Parfois on croyait y voir filer des silhouettes indescriptibles, qui s’évanouissaient dans le brouillard aussi vite qu’elles étaient apparues. Quelques cavaliers ne souriaient plus du tout et jetaient des regards inquiets vers ces hauteurs silencieuses, se surprenant eux-mêmes à frissonner dans la brume aveuglante. Ils entraient dans les Roquemaures, ces montagnes noires comme la suie et muettes comme la mort.

     On eût difficilement deviné la destination d’un cortège si noble dans un lieu aussi désolé, s’ils n’avaient porté le costume du deuil. Leurs sombres silhouettes se détachaient à peine sur la couleur des Roquemaures. Mais parmi ces cavaliers dont certains ne cachaient pas leur inquiétude et leur malaise, il y en avait de plus robustes qui méprisaient totalement la crainte que pouvaient inspirer ces montagnes embrumées, et riaient orgueilleusement en traitant les premiers de couards. Ils se tenaient droits et fiers sur leurs chevaux, car ils avaient une bonne raison d’être là. Le personnage le plus fier d’entre tous marchait en tête ; sa posture était la plus digne, son costume le plus beau et sa figure la plus dédaigneuse : Énide, reine de Combels, entrait en vainqueure dans le duché de Sertelle.

     Car il y avait bien un duché dans les Roquemaures, malgré la froideur de ce territoire inhospitalier ; et la duchesse Euthymée venait d’y mourir sans héritière directe. C’était une macabre aubaine de plus pour Énide, jeune souveraine dont la récente accession au trône n’était que le fruit de tristes péripéties dont elle avait tiré profit sans remords. Elle s’était imposée au pouvoir après que son cousin Mérovée, roi légitime avant elle, eut été rendu fou par la mort tragique de sa femme. Affaibli et inapte à gouverner, il avait été écarté sans montrer aucune résistance, tandis que celles et ceux qui avaient composé sa cour furent rapidement remplacés par des courtisans soigneusement choisis par Énide. Du gouvernement de Mérovée, il ne resta bientôt plus rien. Son officière royale s’exila dans le royaume voisin, de même que la plupart de ses conseillers. Les autres, flairant la possibilité de se faire une place enviable, trahirent leur ancien maître pour se rallier à Énide. Après le règne médiocre de son cousin, un garçon malingre et neurasthénique dont les quelques années au trône avaient été dominées par de basses intrigues et sa passion sans borne pour une épouse qui ne l’aimait pas, Énide entendait asseoir à nouveau la puissance de sa dynastie. Il lui fallait étendre son royaume, rivaliser avec les territoires voisins, et enfin les dominer ; pour cela, elle comptait sur la soumission totale des comtés et duchés dans le giron de Combels. Le duché de Sertelle ne serait que le premier d’une longue liste. C’est avec cette idée en tête que la souveraine entra dans la cité ducale.

     Blottie comme un nid d’aigle dans la roche, Sertelle dominait la grève d’un côté, mais s’arrêtait abruptement de l’autre, comme prise au piège par les falaises qui stoppaient toute possibilité de s’étendre. Absolument tous ses bâtiments partageaient la même couleur bistre, comme si toute la ville eut été taillée à même la falaise. Les chevaux du cortège haletaient tout en frappant bruyamment les pavés de leurs sabots. Énide se tenait toujours droite et altière, mais nul passant ne daignait admirer la souveraine : la ville semblait tout à fait vide.

     Enfin la reine vit se dessiner peu à peu la haute silhouette du temple de Sertelle, qui ressemblait à une cathédrale austère. La nuée qui l’enveloppait inspirait à Énide des créatures étranges, comme si des gargouilles immobiles se fussent assises dans les arc-boutants pour observer passer le cortège, telles des rapaces aux aguets. Les murs massifs étaient percés de baies fines aux vitraux entièrement blancs qui s’élevaient si haut qu’elles disparaissaient dans le brouillard. Le cheval d’Énide ralentit légèrement tandis qu’elle levait la tête, les yeux égarés parmi l’immensité de l’édifice et cherchant les petits spectres qu’elle croyait deviner au-dessus d’elle. Quand elle observa enfin la porte, il lui sembla qu’un véritable fantôme s’y était planté et l’observait sans un mouvement. Cette ombre immobile était une jeune femme, grande et maigre, le visage aussi blanc que ses cheveux étaient noirs, avec une robe droite qui descendait jusqu’à ses pieds ; et ses longs yeux obscurs fixaient le cortège.

     La sévérité de cette femme contrastait avec l’agitation des cavaliers, qui se chuchotaient leurs impressions quant au froid, à la brume ou à l’architecture de la ville. Seule Énide observait cet étrange spectre figé devant la porte ; l’une et l’autre se fixaient sans aucune expression. Que devait penser cette jeune femme, habillée plus sobrement qu’une nonne, face à cette reine au costume éblouissant de perles et au turban de soie mêlée d’or ? Énide eut un rictus. Elle était fière.

     Descendant de cheval, elle tendit sa main gantée à la femme en noir qui avançait vers elle d’une démarche calme et rigide, puis lança d’une voix perçante :

 

— Dame, je ne m'attendais pas à ce que vous soyez la première à me faire l'honneur d'un baise-main. Vous ne me semblez pas être Théroigne de l'Halta, que j'ai rencontrée quelques fois à Combels.

— Sa majesté a raison, répondit calmement la femme qui avait froidement embrassé la main d'Énide. Je suis sa fille. Je me nomme Saule de l'Halta.

— Vous êtes donc la nièce de feu la duchesse ?

— Oui, majesté.


     Le frère de la duchesse avait péri il y a plusieurs années déjà. Il avait laissée veuve Théroigne de l'Halta, chevaleresse parmi les plus estimées de la famille ducale. Saule ne pouvait directement prétendre au trône bien qu'elle fût la plus proche parente d'Euthymée, car le pouvoir se transmettait par la mère, selon la coutume de Sertelle. Il eut été possible d'invoquer l'absence d'héritière pour justifier d'une succession au profit de Saule, mais Énide espérait s'engouffrer dans la brèche avant que n'apparaisse une quelconque opposition. Elle considérait Saule avec surprise ; elle n'avait que quelques maigres souvenirs de cette fille qu'elle avait aperçue une seule fois à Combels, et découvrir une femme adulte, potentiellement apte à s'opposer à ses velléités de pouvoir, l'embarrassait. Elle garda cependant toute sa contenance, et aucune trace de son trouble ne parut sur sa mine hautaine. Elle prit de nouveau la parole, tandis que Saule la menait vers le temple :

 

— Sait-on enfin ce qui a causé la mort d'Euthymée ?

—Non, majesté. Elle a dépéri rapidement et ses médecins n'ont rien pu expliquer. Je l'ai vue moi-même s'affaiblir. Ce fut un mal fulgurant et incompréhensible pour une femme en bonne santé comme l'était la duchesse, et nos sujets sont très touchés par sa mort.

— Certes. Et votre mère ? N'est-elle pas présente ?

—Elle est souffrante. Elle a préféré se retirer seule pour faire son deuil.


     Les deux femmes, suivies du cortège, entraient désormais dans le temple. De très nombreux cierges, situés en tous points de l'édifice, animaient ses pierres nues de reflets dorés. Saule n'avait pas trompé Énide sur l'affection portée à Euthymée par son peuple ; une foule compacte occupait jusqu'au moindre recoin du temple. On voyait là des bourgeois et des paysans qui avaient tous le même visage grave et la tête découverte. Chacun regardait l'autel, tout au bout de la nef ; là reposait le corps d'Euthymée, les mains croisées sur le ventre, son sceptre posé sur le torse. La reine s’approcha, seule, pour s’agenouiller devant la morte. Lorsqu’elle se fut relevée, son regard s’arrêta un instant sur le visage de la duchesse. Il exprimait encore, dans ses traits crispés, la souffrance des derniers jours d’Euthymée. Énide fronça les sourcils et détourna la tête, la bouche crispée en une expression de dégoût. Cette vision la gênait. Elle alla prendre place sur un banc tout proche, laissé vacant pour les invités de haut rang.


     L'oraison funèbre fut prononcée par Saule, grave et majestueuse. On voyait quelques personnes essuyer sans honte des larmes à l'évocation de leur duchesse, dont la mort si brutale n'avait laissé à personne le temps de comprendre sa disparition. Quand l'oraison fut finie, un silence total régna dans l'édifice. L'assemblée commençait à se ranimer lentement, sans mot dire ; puis soudain, une voix forte, violente, déchira le silence :

 

— Sois maudite, Énide !


     Les cœurs battaient à tout rompre ; le cri s'était répercuté contre chaque mur et chaque pilier ; tout le monde cherchait du regard, mi-ahuri mi-terrifié, qui en était l'auteur. La voix reprit plus rageusement encore :

 

— Sois maudite, Énide !


     La reine tremblait d'effroi.

 

— Qui es-tu ? Montre-toi si tu oses me maudire !

— Lève la tête !


     Alors, tous les yeux écarquillés se tournèrent vers un seul point : dans le triforium du chœur, devant le vitrail que transperçait la lumière blafarde de l'hiver, une silhouette drapée de noir était postée. Énide s’était levée mais restait figée, incapable de prononcer une parole ; elle fixait la silhouette si intensément qu’elle ne voyait plus rien autour d’elle. Et ce spectre, si loin d’elle mais qui pourtant avait empli en un fragment de seconde toute l’immensité du temple, lui évoqua les gargouilles qu’elle croyait avoir vu postées au-dessus d’elle à peine quelques temps auparavant. Mais celle-ci n’était pas que le fruit de son imagination trompée par la brume ; elle la pointait du doigt et hurla de nouveau de sa voix profonde :

 

— Sois maudite, Énide, pour avoir tué Euthymée ! Son sang est sur tes mains, et tu mourras du même mal dont tu l'as fait périr !


     La foule était secouée d'un même tremblement face à ce spectre qui accusait la reine sans défaillir. Énide parvint à articuler :

 

— Montre-toi ! Montre-toi !

— Tu mourras, Énide, et tu ne régneras jamais sur Sertelle !


    Énide sentait son corps s'agiter de frissons et la chaleur enserrer sa tête. Elle ordonna, avant que sa voix ne se rompît tout à fait :

 

— Attrapez ce traître ! Attrapez ce traître !


     Mais avant qu'elle n'ait achevé sa phrase et que ses chevaliers n'aient eu le temps de faire un geste, on vit la silhouette lugubre s'élancer le long de l'édifice ; chacun la suivit du regard, le souffle coupé, jusqu'à la voir disparaître lorsqu'elle arriva à l'une des tours. Des gens effrayés se pressaient vers la sortie, que des gardes d'Énide maintenaient close.


     Des chevaliers s'étaient élancés à sa poursuite. On attendit de longues minutes, dans un tumulte nerveux ; les langues s'étaient déliées et tout le monde parlait plus fort que son voisin pour exprimer sa peur et sa stupéfaction. Énide, tétanisée, scrutait la porte par où s'était engouffré le fantôme ; Saule gardait le silence, les yeux baissés. Quand les chevaliers réapparurent, ils étaient seuls. Le spectre s'était bel et bien volatilisé. Ils n'avaient pu le trouver nulle part, ni dans les tours, ni dans les combles.


     Énide porta la main à son front brûlant, prise d’un vertige. Ses oreilles bourdonnaient. Devant elle, la foule paniquée piétinait et pleurait en frappant aux portes pour sortir, tandis que les gardes les tenaient toujours closes. Saule posa sa main sur l’épaule de la reine et lui cria, pour couvrir le bruit assourdissant :

 

— Majesté, laissez sortir la foule. Tout cela va mal finir.

— Comment, mal finir ? hurla la reine et dégageant la main de Saule. C’est la débâcle, la débâcle totale ! Je veux qu’on trouve ce traître !

— Laissez sortir la foule. Nous ne ferons rien de plus maintenant.


     Énide n’eut pas le temps d’ordonner l’ouverture des portes ; les gardes, roués par la foule, avaient fini par céder. La reine observait la marée humaine quitter le temple quand un vertige soudain l’obligea à s’asseoir ; elle se rendit bientôt compte que ses mains, ses jambes, et finalement tout son corps tremblaient frénétiquement. Des gardes qui n’étaient pas affairés à maîtriser la foule s’étaient dépêchés autour d’elle. Elle les renvoyait avec rage, honteuse de sa faiblesse. Elle parvint enfin à se lever pour faire face à Saule, qui l’observait avec son inexpressivité habituelle.

 

— Nous devons terminer les funérailles, majesté.

— Majesté n’a pas la tête à terminer les funérailles dans ces conditions. Je veux qu’on me mène immédiatement à mes appartements.


     Saule ne répondit que par un signe de tête. La reine fut guidée jusqu’au palais, escortée par une troupe de gardes et jetant des regards nerveux autour d’elle.

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