Chapitre 1 - La reine maudite (2)

     Le palais ducal, au cœur de la ville, était parfaitement silencieux. Dans l'appartement aménagé à son attention, Énide attendait, pâle, entortillant nerveusement un mouchoir. Elle n'avait pas assisté à la fin des funérailles. Loin du palais, sur la côte, le corps de la duchesse, couvert de fleurs et d'herbes sèches, avait été déposé dans une simple barque en bois ; quand elle fut emportée suffisamment loin par les flots, on y avait tiré des flèches en feu afin de l'embraser complètement, sous les regards de la foule massée sur la plage et le long des falaises. Les flammes s'étaient d'abord élevées haut dans les cieux ; à présent que la brume s'était épaissie, enveloppant tout d'un manteau gris et impénétrable, on n'en percevait plus qu'un point rougeoyant dans l'immensité calme de la mer. La foule fascinée par cette splendeur, simple et sublime, commençait à se disperser lentement et sans bruit ; les têtes se retournaient encore pour voir une dernière fois le brasier disparaissant dans le lointain.

     Ce rituel funéraire propre à Sertelle était particulièrement long et Énide piétinait dans sa chambre depuis des heures, accompagnée seulement de sa plus fidèle courtisane, Ambreuil Héry. C'était une femme d'allure grande et robuste, svelte mais aux épaules larges ; tout le contraire, en somme, de la reine, qui était une petite personne peu imposante mais devant qui elle avait su s'incliner pour mieux s'élever dans la hiérarchie. Elle incarnait le type même des serviteurs trop flatteurs pour être honnêtes ; son dévouement pour les chefs l’intéressait moins que le prestige qu’elle pouvait en tirer, et peu lui importait qu'ils fussent bons tant qu'ils étaient puissants. Elle faisait peu de cas des états d’âme de la reine s’ils n’avaient pas d’incidence sur sa propre situation, et sa loyauté envers la souveraine apparaissait moins dans ses yeux arrogants que dans la superbe médaille en or qu’elle épinglait fièrement sur sa veste.

     Alors qu'Énide bouillonnait intérieurement en ressassant les paroles du mystérieux maudisseur, Ambreuil se tenait nonchalamment appuyée à la fenêtre, une main à la ceinture et l'autre sur le pommeau de son épée qui luisait autant que ses bottes. La chevaleresse avait eu le temps de bâiller une vingtaine de fois et de compter les pigeons blottis sur le toit, quand elle aperçut enfin un groupe, en contrebas, entrer dans la cour.

 

— De l'Halta arrive, majesté, dit-elle.

— La mère ?

— Non, la fille.

— Bah !


     Énide se leva, tordant toujours son mouchoir qui se déchirait presque. On lui avait trop parlé de Théroigne pour que son absence aux funérailles ne lui semblât suspecte, et il lui fallait en plus faire face à sa fille. Durant les longues heures d'attente qu'elle venait de passer entre les quatre murs de sa chambre, elle s'était remémoré sa première rencontre avec Saule, quelques années auparavant : le mariage du roi Mérovée avait été l'occasion de réunir tout ce que le continent comptait de sang noble, dont Euthymée et sa cour. Mais si Énide parvenait à se rappeler de Théroigne, une grande femme discrète aux cheveux déjà blancs qu'une amitié visible unissait à sa duchesse, le souvenir de Saule demeurait bien plus vague. Était-elle déjà si grande ? Quel âge pouvait-elle avoir à présent ? Énide ne se rappelait que d'une fille un peu sèche et austère, dont le visage même ne lui revenait pas. Désormais, elle faisait face à une femme.

     Debout au milieu de la chambre, la reine s’immobilisa pour réfléchir, esquissant un sourire crispé où se mêlait la méfiance et l’orgueil ; méfiance, car elle se croyait sujette d’une manigance certaine, et orgueil de se savoir assez importante pour qu’on veuille se débarrasser d’elle. Ce traître qui l’avait maudite était sans aucun doute de mèche avec Saule et sa mère, mystérieusement absente à un moment aussi important que les funérailles de sa duchesse et amie. Elle ne croyait pas à une coïncidence et les interrogations se pressaient dans sa tête. À quel point Saule connaissait-elle le pouvoir ? Quels liens avait-elle eu avec la duchesse ? Avait-elle été pressentie pour lui succéder ? Et, en fin de compte, celle qui lui brûlait le plus les lèvres : que savait-elle ?

     Obsédée par ses propres questions, Énide entendit à peine le chevalier venu la quérir. C'était Isarn Héry, cousin d'Ambreuil. Ils avaient à peu près la même allure ; mais Ambreuil gardait toujours une politesse excessive et fausse que trahissait l'orgueil gravé sur son visage, tandis qu'Isarn avait l'expression presque craintive d'un serviteur véritablement affable.

 

— Votre majesté est attendue à la grand'salle, dit Isarn d'une voix basse.

— Saule de l'Halta est déjà là-bas ?

— Oui, majesté.


     À l'évocation de Saule, Ambreuil ne put réprimer un sourire discret et méprisant. Elle avait deviné l'obsession de la reine pour cette femme, dont le calme magistral et la grandeur de l'allure, qui semblaient être un état permanent chez elle, exaspéraient la souveraine. Elles ne s'étaient pas revues depuis que le fantôme du temple lui avait jeté sa malédiction au visage − la réminiscence de la débâcle qui avait suivi suffisait d'ailleurs à plonger Énide dans une rage sans borne. Mais la reine était sûre de parvenir à faire avouer à Saule tout ce qu'elle cachait derrière son impassibilité.
     Un serviteur guida la reine, suivie d’Isarn et Ambreuil, dans les couloirs mornes du palais. En entrant dans la grand’salle, Énide soupira. La pièce était encore plus austère que tout ce qu'elle avait vu depuis son entrée dans Sertelle. D'épais murs de pierres, nus de tout ornement, supportaient un plafond en bois sombre ; aucune bougie ne venait éclairer l'atmosphère enténébrée par le jour finissant, dont la lumière mourante traversait faiblement quelques fenêtres à petits carreaux de verre trouble. Il n'y avait, pour tout meuble, que le trône ducal vide et des fauteuils disposés en cercle de part et d'autre, où s'étaient assises quelques personnes auxquelles Énide ne prêta pas la moindre attention ; son regard plongea dans les grandes pupilles noires de Saule, assise juste à côté du trône. La reine resta figée un court moment, jusqu'à ce que Saule ne la rappelle à la réalité.

 

— Sa majesté s'est-elle remise de sa faiblesse ?

— Oui, je vous remercie.


     Sa réponse trahissait pourtant l'état de la reine, que la faiblesse n'avait pas quittée depuis des heures ; il eût été plus exact de dire qu'elle était passée par toutes les variations de faiblesse, de la fureur exaspérée aux tremblements de l'angoisse. Elle sentit à nouveau, brusquement, la fièvre s'emparer d'elle, mais tenta de n'en faire rien paraître. Elle s'assit dans le fauteuil parfaitement en face de celui de Saule ; sans qu'elle n'y prenne garde, son dos s'était raidi, ses mains crispées, et ses doigts agrippaient les accoudoirs si fort qu'ils auraient pu les briser.

     Elle plongea ses yeux dans ceux de Saule comme si elle avait voulu sonder son âme, ainsi qu’elle le faisait souvent pour s’assurer qu’on la regarde, ou au contraire pour voir se baisser des yeux intimidés ; mais les prunelles noires de la jeune femme la mettaient étrangement mal à l’aise. Il lui avait semblé qu'elle parviendrait à la déstabiliser ; mais alors même que les deux femmes ne s’étaient encore rien dit d’important, la reine se sentait happée par ce regard de ténèbres, qui lui donnait le sentiment désagréable que Saule ne laisserait pas échapper la moindre miette de ce qu'elle voulait savoir. Le silence régnait dans la pièce ; la reine finit par le rompre, avec cette manière de parler offensive et sûre d’elle qu’elle adoptait chaque fois qu’elle voulait impressionner un subalterne :

 

— Vous savez déjà ce que je vais vous poser comme question, Saule de l'Halta. Et je sais que vous connaissez la réponse, quoique vous prétendrez, s'il vous venait l'idée de feindre l'ignorance. Qui m'a maudite ?


     Pas la moindre expression n'animait le visage de Saule. Calmement, sans même baisser ses grands yeux qui fixaient toujours la reine, elle répondit de sa voix sourde qui n'avait pas varié une seule fois depuis l'arrivée de la souveraine :

 

— Que sa majesté veuille bien me croire : je ne le sais pas.

— Vous mentez.

— Pourquoi le ferais-je ?


     Énide savait bien quel avantage avait Saule à dissimuler l'identité du félon auquel, elle en était persuadée, elle était liée. Mais son visage impassible, froid, parfaitement immobile et sans aucune expression, qui semblait prendre un plaisir caché à ne céder aucunement à ses tentatives d’intimidation, l’agaçait prodigieusement. Cet énervement couplé à la fièvre qui attaquait Énide par intervalles brusques la rendait particulièrement irritable.

 

— Si vous ne le savez pas, reprit Énide, votre mère le sait.

— Comment le saurait-elle, puisqu'elle n'était pas présente ?

— Il n'est pas nécessaire de voir pour savoir. Il est de mon droit de vouloir la questionner et cela se fera aujourd'hui.

— Impossible. Elle s'est retirée dans un monastère.


     Alors que Saule restait placide, la reine se mordait les lèvres. Emportée par sa nervosité fébrile, elle avait brûlé ses cartes beaucoup trop vite en attaquant d’emblée Saule sur l’absence de sa mère ; et alors qu’elle aurait dû l’amener à se dévoiler sans en avoir l’air, elle se prenait à son propre jeu. La souveraine ne pouvait trop évoquer les manigances dont elle se pensait la cible, au risque de dévoiler dès le départ ses aspirations au trône ducal, tout en étant sûre que Saule les avait évidemment devinées. Il lui semblait de plus en plus qu'elle se retrouvait coincée dans un jeu où chacune savait l'essentiel des pensées de l'autre tout en prenant garde à le taire. Il n'y aurait qu'une gagnante à cette stratégie du silence ; celle qui saurait garder son faux secret le plus longtemps pour parvenir à ses fins. Et elle ne doutait plus, maintenant, que cette statue de marbre saurait cacher son jeu aussi longtemps qu’elle le voudrait.

 

— Je me fiche qu’elle soit dans un monastère, rétorqua-t-elle. J'irai l'y trouver.

— On ne doit déranger les gens en deuil.

— Et l'on ne doit pas non plus se soustraire à ses devoirs vis-à-vis de sa reine. Votre mère est en tort sur ce point.

— Soit, je vous l'accorde. Mais je ne comprends pas ce que vous espérez tirer de Théroigne. Elle ne sait probablement rien de plus que moi.


     Énide se leva, les poings tremblant de colère. Ce calme magistral l’exaspérait d’autant plus que ses paroles à elle ne ressemblaient plus qu’à des gémissements qui atteignaient à peine Saule. Elle comprenait qu'elle ne tirerait rien ni de la mère, ni de la fille. Ce mutisme affiché l'irritait, et surtout l'idée de son incapacité à en venir à bout ; elle tentait de hausser le ton, en même temps que son visage pâlissait.

 

— Dites plutôt que vous en savez autant qu'elle. Je veux parler à Théroigne et je le ferai. Dites-moi dans quel monastère elle se cache.

— Je ne le peux, répondit simplement Saule.

— C'est un ordre.

— Ce n'est pas ma volonté qui m'empêche de répondre à sa majesté... je ne le peux, parce que je ne le sais.

— Comment, vous ne le savez pas ? Vous ne savez pas où est votre mère ? Vous voulez me faire croire qu'elle serait partie sans rien vous dire ?

— Eh bien, oui. Suis-je la gardienne de ma mère ?

— Alors je ferai fouiller tous les monastères de la ville jusqu'à la trouver.

— Vous n'en avez pas le droit.

— Je suis la reine ! C'est moi qui proclame quels sont les droits !


     Énide criait presque, mais plus elle élevait la voix et plus celle-ci s'éraillait et exprimait toute son impuissance. Elle se tourna violemment vers ses chevaliers.

 

— Fouillez les monastères ! Trouvez-moi Théroigne !

— Que votre majesté nous pardonne, mais nous ne pouvons pas.


     Le regard brûlant d'Énide se posa sur Isarn qui avait osé, timidement, répondre à sa reine. Toute l'assemblée scrutait le jeune homme avec stupeur, tant ses paroles, prononcées avec toute la douceur habituelle de sa voix, avaient anéanti la frénésie de la reine. Saule elle-même avait tourné la tête et observait le chevalier.

 

— Et pourquoi ne le pourriez-vous pas ? dit Énide entre ses dents, blanche comme une morte. Je vous l'ordonne.

— Votre majesté, c'est interdit. On ne peut fouiller les monastères.

— Vous répondez à votre reine ?


     Isarn ne dit rien et baissa ses yeux tremblants.

 

— Si vous ne voulez pas me servir, Isarn Héry, alors levez-vous et jetez votre arme.


     Le jeune homme releva la tête. Il regarda la reine avec crainte, puis Saule, toujours stoïque. Son expression ne disait rien, mais ses yeux étaient si profonds qu'Isarn s'y serait noyé. Il y devinait toute l'étendue de ce que Saule cachait sans doute, et tout l'éclat de son intelligence que dissimulait un visage aussi inébranlable qu'une statue d’albâtre. Le chevalier ferma les yeux, se leva lentement et jeta son épée aux pieds d'Énide.

     La reine garda ses yeux ardents rivés sur le renégat puis, sans une parole de plus pour lui, ordonna à ses serviteurs fidèles de l'emporter. Ils empoignèrent Isarn. Il eut encore le temps d'apercevoir Saule avant qu'Ambreuil, s'approchant à quelques centimètres de son visage, ne le fixe avec un sourire perfide.

 

— C'en est fini de toi, mon brave.

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Zadarinho
Posté le 22/10/2023
L'intrigue est très bien menée. Ce ne sont pas tant les descriptions que le déroulement de la narration, qui nous donne accès au caractère des personnages : on comprend l'impulsivité et la fébrilité d'Énide dans la confrontation qui se crée avec l'impassibilité de Saule, ou bien dans son impatience quant aux rites funéraires locaux . C'est très habile et les personnages gagnent en profondeur.

Par ailleurs, vous créez un véritable mystère avec le fantôme et la disparition de la mère de Saule : l'histoire part au "quart de tour", ce qui est très appréciable dans une récit fantasy/fantastique, ou souvent l'on se perd un peu en incipit dans les descriptions familiales et géographiques. Hâte de connaître la suite!

Quelques petites réserves cependant:

- Dans le premier chapitre vous écrivez : "Ils entraient dans les Roquemaures, ces montagnes noires comme la suie et muettes comme la mort". Je trouve le mot "mort" un peu redondant. L'idée de la mort est déjà évoquée dans la sonorité du nom du lieu.

- Ambreuil est ensuite décrite comme la plus "fidèle courtisane". L'expression me semble un peu oxymorique. D'autant plus que vous ajoutez ensuite "son dévouement pour les chefs l’intéressait moins que le prestige qu’elle pouvait en tirer". Peut-être faudrait-il remplacer le mot fidèle par "proche"?

- Dans la première partie du chapitre, il est dit qu'Enide rejoint, lors de la cérémonie, les places réservées aux personnes de rang. Etant donnée l'importance de la reine, il semble plus réaliste qu'une place particulière lui soit destinée et qu'elle y soit menée.
Theo Chevêche
Posté le 14/11/2023
Merci pour ce commentaire encourageant et les quelques remarques. Je vais essayer de poster la suite un peu plus souvent.
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