— Je suis désolée, monsieur Wentworth…
— « Je suis désolée… » Vous vous fichez de moi, oui !
— Ce sont les ordres, monsieur. Il nous faut davantage d’éléments pour ouvrir un dossier.
« Un dossier ». Voilà ce que représentait sa famille ! La secrétaire était inflexible. Son air sévère n’impressionnait pourtant pas Lafayette. Il traquait des non-humains trois fois plus épaisses que ce petit bout de femme. Ses sourcils impeccables, froncés derrière ses grosses lunettes, n’intimidaient pas le Chasseur, en aucune manière !
Lafe la fusilla du regard en retour, alors que ses dents malmenaient nerveusement l’un de ses labrets, celui de gauche. Conscient que les grands pontes se trouvaient probablement dans le coin, il préféra repousser cette conversation à plus tard. Perdre sa licence et son travail ne ferait pas avancer l’affaire.
La mâchoire crispée, il n’adressa pas un mot de plus au personnel présent et quitta le bureau de l’Administration des Chasseurs d’État à grandes enjambées. « Pas assez d’éléments concluant pour ouvrir une enquête ». Une semaine que toute une famille de Chasseurs ne donne plus signe de vie, et il leur faut des « preuves » pour commencer une « enquête » ? Un comble ! Comment était-il supposé trouver des « preuves » sans investiguer, en premier lieu ?
Les joues rougies, il se dirigea vers son véhicule. Lafayette passa une main dans ses boucles blondes désordonnées :
— Merde !
Il n’avait pas réussi à poser un pied sur le domaine de son oncle Richard. Les pièges de l’entrée principale avaient été réactivés et la grille demeurait close, même après le scan rétinien qui aurait dû déverrouiller le portail en reconnaissant les iris de Lafayette. Il avait donc misé sur l’appui de l’employeur de sa famille pour lancer des investigations en urgence.
Je pensais que ce serait évident, que je n’aurais pas besoin de prouver qu’ils avaient bien disparu dans des circonstances étranges… Je pensais qu’au moins, ils me donneraient le jeu de clés qu’Oncle Richard leur avait laissé…
Sans ce maudit trousseau, Lafe n’entrerait pas. Ou plutôt, il devrait pénétrer par effraction, et interférer avec une potentielle scène de crime. Sans enquête officielle, pas de clés, sans clés, pas de preuves pour ouvrir une enquête. Une histoire sans fin. Il piétinait et chaque jour qui s’écoulait réduisait ses chances de les retrouver en vie.
J’ai l’impression de devoir courir un sprint avec quinze tonnes sur le dos, et que cette satanée secrétaire me nargue avec un sablier dans une main et son foutu mandat pas signé dans l’autre !
Lafayette se cala au fond de son siège, et laissa son crâne reposer sur l’appuie-tête en fermant les yeux. Il tempéra au mieux la frustration et le sentiment d’injustice dans sa poitrine. Cette femme n’y pouvait rien. Elle suivait des ordres et n’avait pas le pouvoir de faire bouger ses supérieurs. Il le savait bien.
Lafe tenta d’apaiser les battements frénétiques de son cœur en s’imposant une respiration plus calme. Ses yeux vairons se posèrent sur l’écran de son téléphone, balancé sur le siège passager, qui venait de s’allumer. Sa sœur avait envoyé : « ça va, là-bas ? ».
Comment je vais leur annoncer ça ? Linette…
Il n’y avait pas qu’oncle Richard et sa famille. Leur père avait également disparu, ce jour-là. Leur guide, leur mentor, leur modèle. Lafayette avait la sensation de ne plus rien maîtriser, de tout perdre… Et on lui crachait au visage que le dernier message qu’il lui avait adressé ne pouvait pas suffire pour constituer un dossier !
« Un dossier ».
Ce mot résonnait encore dans son crâne. Pour l’Administration, ils n’étaient que des pions, des matricules… des « dossiers ».
Lafe posa son front sur le volant, fatigué, vide. Pourtant, s’arrêter et prendre du repos n’était pas une option. Sa famille attendait, quelque part. Il refusait de croire qu’ils n’étaient plus.
Il saisit son téléphone et ferma les yeux, la gorge nouée. La voix de son père, à travers le haut-parleur, récitait une énième fois son dernier message :
« Fiston, je ne sais pas si on se reverra un jour. Woodhouse est attaqué, les sécurités sont tombées. Je n’ai encore aucune idée de ce à quoi on va devoir faire face. Les enfants de Richard sont introuvables, Isaac n’est pas revenu, ça ne lui ressemble pas… »
Le bruit d’une explosion retentit au loin, et lui tordit le ventre, comme à chaque écoute. S’en suivit un long silence… puis, la voix d’Harold Wentworth s’éleva à nouveau :
« J’espère que tu auras ce message à temps. Je t’aime, mon fils. »
Son poing tapait mollement sur le volant. Son souffle se fit plus irrégulier alors qu’il luttait contre la nausée. Un hoquet étranglé lui échappa. Le regret pesait lourd sur sa conscience.
Ce jour-là, Lafayette était sur la piste de vampires consommant du frais. Une mission délicate. Il n’avait pas eu le message dans l’immédiat. Ou plutôt… il savait qu’il l’avait reçu, et avait fait le choix de l’écouter plus tard.
Si seulement j’avais pris le temps… Est-ce que tout aurait été différent ?
Quand il avait appelé l’Administration pour demander de l’aide, son supérieur hiérarchique avait répondu qu’avec la pénurie de personnel, il ne disposait pas des moyens humains pour envoyer une équipe sur place. Lafe avait donc traversé le pays pour s’y rendre, seul. À son arrivée, les pièges réactivés auxquels il avait été confronté avaient compliqué la tâche. D’où sa nouvelle tentative, pour obtenir ne serait-ce que le jeu de clé, et éviter l’effraction.
À croire que quelqu’un fait pression au-dessus pour étouffer l’affaire !
Son poing s’abattit sur le volant avec plus de fermeté, cette fois. Le klaxon fit sursauter une passante qui lui asséna un regard empli de reproches. Lafe ignora cette dernière et se frappa doucement les joues. Les Wentworth ne pouvaient pas être tous morts, il était encore trop tôt pour se morfondre.
Pourquoi des non-humains auraient-ils eu besoin d’exploser une partie du bâtiment ? La manière de procéder ne collait pas, c’était… un peu trop humain.
Pas de corps, pas de mort. Allez, Lafe !
Lafayette se redressa sur son siège. L’Administration voulait des preuves ? Il allait leur en trouver ! À quoi aurait servi sa spécialisation d’enquêteur, dans le cas contraire ? La vérité devait éclater. Il retrouverait les siens.
Lafe inséra sa carte et le moteur du 4x4 rutilant ronronna tandis qu’il quittait le parking de son employeur, le regard rivé sur l’asphalte encore humide de la précédente averse.
***
— Qu’ont-ils dit ? Ils vont ouvrir l’enquête ?
Le cœur du jeune homme se serra, frappé par la tristesse dans les yeux de sa mère. Il secoua la tête ; Caitlyn baissa le nez, les poings crispés et le corps raide. Elle prit une inspiration et ferma les paupières, résignée. Lafayette, lui, sentit le poids de ses émotions peser sur son estomac, lui comprimer la poitrine… Il luttait, cependant, contre le flot de pessimisme qui faisait poindre la migraine. Lafe n’avait rien avalé depuis son café matinal. Incapable d’ingérer quoi que ce soit, rongé par le stress.
Devoir tout expliquer à sa mère et à sa sœur n’allait pas améliorer son état :
— Je suis désolé Maman… ils ne veulent rien entendre.
— Qu’est-ce qu’il leur faut, bon sang ? Un cadavre ? Si les Wentworth ne sont plus là, qui les protégera des créatures surnaturelles !
Lafayette l’enlaça, comme pour contenir ses émotions qui débordaient et s’écrasaient contre les siennes. Sa voix éraillée d’avoir trop pleuré résonnait contre les murs bleu-pastel du vestibule de leur maison bourgeoise, située en plein cœur de Londres.
Alertée par le bruit, Linette quitta sa chambre à l’étage et descendit les escaliers, le pas lourd. La jeune sœur de Lafe, âgée de tout juste quinze ans, l’interrogea d’un signe de tête. Son frère évita ses yeux en serrant leur mère contre lui… elle comprit. Sa poigne sur la rampe de bois sombre s’affermit, le regard rivé sur le tapis de l’entrée et la bouche tordue pour contenir ses émotions… Elle n’y croyait plus.
Linette se joignit à l’étreinte de son aîné pour chercher un peu de réconfort auprès d’eux.
— Ils exigent un début de piste concrète, avant de lancer une enquête officielle. Faute de quoi, ils seront considérés comme… des déserteurs.
Une insulte. Ce mot qu’ils avaient employé pour qualifier les siens sonnait comme une insulte. Un affront à l’honneur de sa famille, et à la quantité de missions menées à bien par les siens. Richard Wentworth était un Chasseur appliqué, le Superviseur du corps armé qu’il représentait. Le terme, lourd en sens et en accusations, mettait Lafayette hors de lui.
Il en allait de même pour sa sœur :
— C’est vraiment des putains de branquignols ! Des déserteurs ? Papa et Oncle Richard ? N’importe quoi !
Outrée, Linette prit une intonation criarde. Elle savait aussi bien que son frère à quel point l’hypothèse ne tenait pas la route. Les Chasseurs d’État ne désertaient jamais. Seuls ceux de la brigade surnaturelle abandonnaient leur poste après avoir été confrontés à la violence des affrontements ou… à l’état des cadavres parfois retrouvés.
Les Chasseurs, entraînés de père en fils, avaient leur fierté. Un vestige de la noblesse anglaise. Harold avait choisi de former ses enfants sans distinction de genre et, à cause de cette décision, passait pour un excentrique. La profession était perçue, encore aujourd’hui, comme un héritage masculin.
Contrairement à la branche principale des Wentworth, menée par Richard, son frère Harold laissait ses proches maîtres de leur avenir : si Caitlyn priorisait sa carrière de femme d’affaires, Linette avait embrassé la voie de son père avec une rigueur militaire, à l’instar de Lafayette. Harold reconnaissait les qualités de sa fille et ne voyait pas l’intérêt de l’en empêcher.
— Ils ont quoi dans la caboche, les crétins de l’Administration ?
Lafayette se racla la gorge et lança à sa sœur un regard sévère. Rien ne pouvait garantir que l’Administration des Chasseurs d’État, ou ceux derrière la disparition des siens, ne les avaient pas mis sur écoute. De ce fait, il préférait éviter que sa famille tienne de tels propos. L’A.C.E. disposait d’un champ d’action dont les limites demeuraient… floues.
— Linette…
Le visage de sa sœur se ferma. Elle avait conscience des désaccords qu’avait Lafe avec leur employeur, et peinait à comprendre cette manie qu’il avait de la reprendre lorsqu’elle exprimait à voix haute ce que chacun pensait tout bas.
Lafe inspira, chercha ses mots, puis annonça :
— Je vais retourner sur place, et leur trouver les preuves dont ils ont besoin.
— Lafe, tu sais que sans le jeu de clés pour pouvoir désactiver la sécurité…
— Je ne peux pas rester à ne rien faire, Maman. Je connais cette maison, je pourrais éviter les pièges. S’ils sont encore actifs… Le portail n’a même pas bougé d’un pouce, la dernière fois.
— Maman, laisse-le partir, je t’en supplie… Lafe va trouver, tu verras !
Caitlyn se mordit la lèvre inférieure. La peur de perdre un de ses enfants rivalisait avec le besoin viscéral de comprendre ce qui était arrivé à son mari et à sa famille.
Lafayette culpabilisait d’alimenter ses inquiétudes, pourtant, il devait savoir. Il refusait d’en rester là, d’attendre que quelqu’un d’autre prenne les choses en main. Personne ne bougeait. Personne… sauf lui.
Ses yeux plantés avec détermination dans ceux de Caitlyn la firent fléchir. Elle expira longuement puis lui donna son approbation, d’un signe de tête.
Lafayette la serra une dernière fois dans ses bras tout en embrassant sa tempe. Linette lui frappa mollement l’épaule de son poing fermé et ils partagèrent un regard complice.
— Je t’aide à préparer ce dont tu as besoin ?
— Merci sœurette, je veux bien. Plus vite parti, plus vite je peux me mettre au travail.
Et du travail, il en aurait… surtout si l’Administration cherchait à couvrir les traces du coupable. Lafayette se dirigea vers le garage, accolé à l’atelier, en se frottant la barbe.
Une boîte d’écouvillons à la main, face à une étagère où étaient exposés des armes, Lafe rassemblait du matériel, quand le doute lui sauta à la gorge :
Et si la Couronne tente de se débarrasser de nous ? Pour quelle raison ? Ou dans quel but ?
Lafayette se mordilla l’ongle du pouce en vérifiant le contenu de son sac à dos.
Thomas Blair a rejoint la Chambre des Lords…
Sous couvert de favoriser la mixité au sein des décisions gouvernementales, le maître-vampire, chef du clan Blair, y avait obtenu un siège. Selon les familles de Chasseurs, une hérésie. Quand bien même ils n’avaient aucun reproche à formuler à l’égard des vampires londoniens, ils ne faisaient pas confiance à cette sangsue capable de se déplacer à la lumière du jour.
Est-ce qu’il cherche à nous éliminer pour avoir le champ libre ?
La piste ne pouvait pas être écartée…
C’est quand même un peu gros pour moi tout seul.
Surtout si l’Administration avait été corrompue par l’influence que pouvait avoir Thomas Blair, auprès du gouvernement.
Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Je dois d’abord voir sur place ce qu’il en est.
Enquêter, il en avait l’habitude, il savait à quel point il était crucial de garder un certain recul durant la phase d’investigation. Difficile à faire lorsque les personnes disparues font partie du cercle familial, auquel vous tenez…
— Je t’ai mis le drone dans le coffre, il est chargé.
Linette, arrivée sans bruit derrière lui, le fit sursauter. Lafayette manqua de se cogner la tête sur le coin d’une étagère et laissa tomber son sac à dos sur le sol.
Sa sœur lui offrit un demi-sourire, le sac qu’elle venait de ramasser dans la main. Lafe le récupéra et glissa une mèche de cheveux blonds derrière l’oreille de Linette.
— T’es parfaite, sœurette.
— Je veux venir avec toi, Lafe.
Lafayette se ferma instantanément, les sourcils froncés, les lèvres pincées et les bras croisés sur la poitrine. Le « Non » était sans appel. Linette, déçue et entêtée, tenta la négociation :
— Je m’entraîne dur, tu sais ! Moi aussi je veux aider à les retrouver…
— Linette, je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est passé, là-bas. Hors de question que tu viennes.
— Et tu crois pas qu’y aller tout seul c’est pas dangereux, peut-être ?
— Reste avec maman. Je t’en prie… Elle n’a jamais été entraînée à la Chasse, ne connaît pas bien nos ennemis… Il faut qu’il y ait quelqu’un pour la protéger. Tu n’as peut-être pas encore ta licence, mais tu sais manier les armes et…
Linette leva doucement la main, paume au niveau du visage de son frère, pour l’interrompre. Elle secoua la tête et n’insista pas : en entendre davantage ranimerait son amertume. Ses dents malmenaient l’intérieur de sa joue pour passer sa frustration. Lafayette lui pondait une excuse plus ou moins convenable, pour la laisser derrière, en sécurité.
— OK. J’aurais tenté. Mais si tu ne rentres pas, je te jure que je te retrouve pour te buter une deuxième fois.
Lafayette souffla, pour la forme. Faussement exaspéré et pas impressionné pour deux sous, il se demanda si autant de ressemblances entre eux étaient une bonne chose. Caitlyn avait le mérite d’être parvenue à éduquer ses deux enfants, aussi entêté l’un que l’autre, et prompts à formuler leurs désaccords. Toutefois, cette force de caractère leur permettait de tenir le coup, en ces temps difficiles.
Pas de corps, pas de mort.
Lafe boucla ses préparatifs. Il quitterait son foyer dès le lendemain, après un dernier repas partagé en famille. Incertain de ce que l’avenir leur réservait, Lafayette souhaitait s’imprégner de la présence de ses proches… une parenthèse, entre l’angoisse et les découvertes terribles qui l’attendaient.
Quel danger pouvait avoir mis hors d’état de nuire les plus talentueux Chasseurs du pays ? Qui avait pu poser le pied dans le domaine surprotégé du chef de famille ? L’idée semblait contre nature : personne n’avait osé s’attaquer de manière directe aux Chasseurs d’État. Après toutes ces affaires résolues ? Après tous ces affrontements violents auxquels ils avaient survécu ?
Je les retrouverai. Coûte que coûte. Papa… attends-moi.
j’aime beaucoup ce début d’enquête. Le ton ironique est plaisant à lire, un peu à la Nestor Burma dans la subjectivité du narrateur, avec ce décalage entre ce qu’il pense et ce qu’il dit…
On sent que tu as travaillé ton univers vampire et loup garou, les informations arrivent progressivement dans le monologue intérieur. Tu rends aussi les personnages émouvants par des petites touches de détails qui sonnent vrai, comme dans la scène entre la mère et le fils.
J’ai bien aimé aussi la relation entre le frère et la sœur, une potentielle bonne équipe, j’attends de voir comment cette égale de Lafe entrera en jeu dans cette enquête qui s’annonce complexe.
L’exposition de l’intrigue est très riche en tous cas, on a déjà plein d’éléments pour comprendre les enjeux.
(au passage, petite correction :
- et prompt[s] à formuler leurs désaccords.)
Merci beaucoup pour ta lecture et ton retour sur ce chapitre 1 ! Je suis ravie de voir qu'il te plaît ♥
Tous les personnages exposés n'auront pas forcément un rôle à jouer au sein du tome 1, mais tous apporteront leur pierre à l'édifice ! La famille de Lafe est très soudée et je suis ravie que leur relation t'ai touchée.
Merci beaucoup ♥